Module

Inégalités : enjeux économiques, sociaux et écologiques

  • Par Baptiste Poterszman, Florence Al Talabani, Olivier Truffinet, Simon Yaspo
  • Mis à jour le 15 octobre 2024

Introduction

La question des inégalités est complexe : étudier les inégalités signifie s’intéresser à la manière dont des biens ou des richesses sont distribués à différentes échelles (locale, nationale ou internationale). La notion d’inégalités est souvent associée à celle de pauvreté qui désigne, elle, une insuffisance financière, matérielle, etc.

L’apparition des inégalités – d’où viennent-elles, depuis quand existent-elles ? – est un débat toujours ouvert. Tandis que certains considèrent qu’elles sont inhérentes à la nature humaine, d’autres les ont étudiées sous l’angle de la construction sociale et politique.1 Si le débat n’est pas tranché, une hypothèse avancée est que la stratification économique de la société serait concomitante au début de la sédentarisation, il y a plus de 10 000 ans.

L’évolution des inégalités monétaires depuis la fin du XVIIIe siècle se caractérise, selon l’économiste Thomas Piketty, par un « mouvement historique vers l’égalité ».2 Cette perspective globale dissimule cependant des disparités importantes et certaines nouvelles tendances depuis les années 1980.

Par ailleurs, limiter les inégalités aux inégalités monétaires est très insuffisant : les inégalités sont multidimensionnelles (Voir Essentiel 1). Un exemple remarquable, et de plus en plus présent dans le débat public, est celui des inégalités environnementales. Le dérèglement climatique, et les crises écologiques de manière plus générale, ont mis en lumière différentes inégalités environnementales 3 :

  • les inégalités d’exposition aux crises écologiques, d’accès à l’environnement, et de capacité à s’adapter aux crises (Voir Essentiel 11),
  • les inégalités d’impacts (par exemple, les inégalités en termes de contribution aux pollutions – voir Essentiel 4 et Idée Reçue 5),
  • les inégalités induites par les politiques environnementales (voir Essentiel 9),
  • les inégalités en termes d’influence sur la mise en œuvre des politiques environnementales menées par un pays ou une région (voir Essentiel 9).

L’essentiel

Les inégalités ne sont pas qu’une question d’argent

La question des inégalités est, la plupart du temps, traitée dans le débat public sous l’angle des revenus et du patrimoine. Bien que l’aspect monétaire soit effectivement une dimension importante des inégalités , il en existe d’autres, parfois moins visibles (ou moins regardées).

Inégalités de droit

Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser aux inégalités statutaires, qui sont ou ont été retranscrites dans le droit de certains pays. Ce n’est qu’en décembre 1948 que l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies – constituée alors de 58 pays – adopte la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont le premier article stipule que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Prenons trois cas incontournables : les castes indiennes, les droits des femmes et les discriminations devant la loi basées sur la couleur de peau.

La société de castes indienne incarne l’exemple d’un corps social longtemps marqué par des inégalités statutaires et structurantes.4 Il a fallu attendre la Constitution indienne de 1950 pour que toute forme de discrimination portant sur la caste soit officiellement abolie. Près de 80 ans plus tard, l’Inde reste un des pays les plus inégalitaires au monde.5 Malgré des politiques de quotas, les personnes issues des castes défavorisées sont toujours largement sous-représentées dans certains domaines -intellectuels par exemple.6

De l’autre côté du globe, le droit de vote des femmes n’est arrivé qu’au XXe siècle dans la plupart des pays occidentaux (1920 pour les États-Unis, 1944 en France, 1971 en Suisse…). En France, il a fallu attendre 1965 pour que les femmes mariées puissent travailler ou ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari.7

Les inégalités devant la loi selon la couleur de peau sont un autre exemple majeur dans de nombreux pays, les personnes noires n’ayant, pendant longtemps, pas eu les mêmes droits que les personnes ayant la peau claire. Cela s’est très concrètement traduit par l’esclavage dans les pays colonisés pendant plusieurs siècles (de la fin du Moyen-Âge au XIXe siècle).8

Après l’abolition de l’esclavage, certains États ont promulgué d’autres lois perpétuant des inégalités statutaires entre personnes blanches et personnes noires. Cela a notamment été le cas aux États-Unis avec les lois Jim Crow entérinant, entre autres, la ségrégation raciale dans les lieux publics (le principe de ces lois étant résumé par la doctrine « separate but equal »).9 A la suite des mouvements pour les droits civiques dans les années 1950-1960, l’adoption du Civil Rights Act de 1964 et du Voting Rights Act de 1965 ont mis fin (officiellement – voir l’Idée Reçue 8) à la ségrégation et ont garanti l’égalité des droits civiques quels que soient la couleur de peau, l’origine, la religion ou le sexe.

Inégalités de fait

Notons ici, que ces inégalités de droit ont pour conséquence des inégalités monétaires, et que l’abolition des discriminations dans le droit ne se traduit pas instantanément par leur disparition effective. En particulier, et ce malgré des avancées significatives ces dernières décennies, des inégalités de fait entre femmes et hommes demeurent aujourd’hui encore partout dans le monde.

L’économiste Amartya Sen souligne que certaines inégalités en entraînent d’autres. Il affirme notamment le fait que le principe d’égalité ne doit pas se fonder uniquement sur les comparaisons interpersonnelles de moyens (patrimoine, revenus) mais sur la capacité des individus à transformer ces ressources en libertés.

En 1979, il introduit la notion de « capabilités » 10 : elles désignent les capacités d’un individu à convertir ses « ressources » (économiques, mais aussi cognitives, en termes d’éducation, de réseau etc. ) en opportunités et libertés réelles (substantive freedoms) lui permettant de mener la vie qu’il souhaite mener.11 Ses travaux ont été moteur d’une nouvelle approche des questions de pauvreté et d’inégalités, qui ne se fonde pas uniquement sur les questions de revenus mais s’intéresse davantage aux capabilités et à la privation de capabilités.12 Cette approche invite à souligner le fait que les sources d’inégalités peuvent s’additionner.13

Capital culturel, social ou encore économique – des héritages qui ne sont pas tous monétaires

Selon le sociologue Pierre Bourdieu, différentes formes de « capital » interagissent et contribuent à façonner les trajectoires sociales des individus (on utilisera le terme « capital » au sens bourdieusien dans la suite de cet encadré uniquement). Cette dynamique a tendance à perpétuer les inégalités sociales et monétaires de génération en génération – qui ne s’explique pas que par la transmission d’un patrimoine économique (héritage par exemple).

Pierre Bourdieu distingue quatre formes de capital : économique, culturel, symbolique et social.

Par exemple, le capital social, constitué des réseaux sociaux et des liens communautaires, est généralement transmis par le biais des relations familiales et professionnelles, favorisant ainsi l’accès à des opportunités économiques et sociales. Très concrètement, un jeune entrepreneur issu d’un milieu entrepreneurial et international aura tendance à avoir un réseau important (capital social) lui offrant ainsi des opportunités économiques de développement.

Un autre exemple connu est celui du capital culturel : dans leur ouvrage Les Héritiers (1964), Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron soulignent le rôle prépondérant du capital culturel transmis par les familles aux enfants dans leur capacité à mener des études valorisantes, les orientant vers des métiers rémunérateurs et stimulants. En pratique, cela peut se traduire par le fait que des parents issus de classes supérieures « connaissent mieux le système », savent déployer des stratégies pour que leurs enfants intègrent les universités les plus prestigieuses, ou encore initient leurs enfants à la « culture classique » dès leur plus jeune âge.

Une autre dimension cardinale des inégalités est le lien avec l’écologie ; la question de la transition écologique ne pouvant être traitée sans penser la question sociale (voir Essentiels 4, 9 et 10 notamment). Pour illustrer cela, citons ici la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier :

« L’entrecroisement des enjeux sociaux et écologiques génère en fait trois types d’inégalités : des inégalités d’exposition aux problèmes environnementaux, […] ; des inégalités d’émissions de gaz à effet de serre, car les modes de vie des plus riches sont plus émetteurs ; et enfin des inégalités d’effort, car une partie de la population – souvent la moins favorisée – va subir des coûts économiques plus importants du fait de mise en place de mesures liées à la transition écologique. »

Sophie Dubuisson-Quellier, CNRS – Sciences Po Paris, 2023

Enfin, il existe d’autres sources d’inégalités, fortement ressenties par celles et ceux qui en pâtissent, telles que l’accès aux services publics.14 La source de ces inégalités peut notamment être géographique : cela peut se produire à l’échelle mondiale – selon le pays de naissance, l’accès à la santé, ou à l’éducation peut être plus ou moins socialisés – et à l’échelle nationale – avec par exemple, en France, le cas des « déserts médicaux » principalement situés dans les régions rurales (ce qui constitue des inégalités d’accès aux soins). Pour illustrer cela, concluons en citant les propos d’Olivier Passet :

« Il faut d’abord être conscient que nos indicateurs monétaires ne donnent qu’une image très partielle des inégalités. Parmi les angles morts, il y a le fait que pour un même niveau de revenu monétaire, dans certains pays, les ménages ont accès à une ample gamme de services collectifs dont le coût est socialisé, en matière de santé et d’éducation de formation de service de l’emploi notamment, et dans d’autres pas. Ces services sont selon les pays de bonne qualité, d’accès homogène ou sont au contraire dégradés. C’est précisément sur ce terrain que se bâtit l’égalité des chances. Et il est clair que c’est une des dimensions décisives de la construction de la cohésion sociale. »

Olivier Passet, Xerfi, S’attaquer aux racines de la machine inégalitaire, 2019

Le niveau de vie moyen dans le monde n’a jamais été aussi élevé

Depuis le début du XVIIIe siècle, le revenu par habitant a considérablement augmenté à l’échelle mondiale, en grande partie grâce à la révolution industrielle.15

Cette dynamique est bien mise en lumière par les travaux d’Angus Maddison sur la croissance économique sur une très longue durée, qui montrent aussi des disparités entre régions du monde : alors qu’au XVe siècle les revenus par habitant dans les diverses régions du monde étaient comparables, le décollage industriel de l’Europe et des États-Unis au XIXe siècle a creusé un écart considérable entre l’Occident et le reste du monde.16

Évolution du PIB par habitant dans différentes régions du monde entre 1820 et 1998

inegalites_E2_PIB-habitant-1820-1998-Maddison

Source Angus Maddison, The World Economy, A Millennial Perspective, OECD, 2001.

Rappelons ici que cette croissance s’est faite au prix de la surexploitation des ressources naturelles, la pollution massive des sols, des eaux de surface et des océans, ainsi que de la déstabilisation des grands équilibres naturels, dont le climat (Voir notamment notre module Economie, ressources naturelles et pollutions).

En 1820, le PIB par habitant en Europe occidentale et aux États-Unis était deux fois supérieur à la moyenne asiatique. Cet écart s’est encore davantage creusé entre les années 1950 et 1970 (hors Japon) – dans le contexte de reconstruction d’après-guerre, de plan Marshall, de Guerre froide et de processus de décolonisation.

C’est finalement dans les années 1970 que les premiers pays asiatiques – la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour – rattrapent leur retard. Depuis lors, on assiste à une forte augmentation du PIB par habitant en Chine et, plus généralement, en Asie. Cette importante élévation du niveau de vie en Asie a conduit à une forte réduction du taux d’extrême pauvreté 17 au niveau mondial, qui est passé de 38% en 1990 à moins de 15% en 2019.18

Aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne concentre, à elle seule, 60% de la population mondiale en situation d’extrême pauvreté. Pour reprendre les mots du Rapport sur les objectifs de développement durable 2023 des Nations Unies :

Si les tendances actuelles persistent, on estime que 7% de la population mondiale – environ 575 millions de personnes – vivront encore dans l’extrême pauvreté d’ici à 2030, la plupart en Afrique subsaharienne. Cette projection représenterait une faible réduction de la pauvreté de moins de 30% depuis 2015.

The Sustainable Development Goals Report 2023: Special Edition, Nations unies, 2023

Les inégalités monétaires se sont fortement accrues dans les dernières décennies au sein des pays développés

Comme nous le détaillons dans la fiche sur les inégalités monétaires , différents indicateurs permettent de quantifier les inégalités de revenus et de patrimoine au sein d’un pays. Cependant, quel que soit l’indicateur utilisé, le même constat peut être dressé : au sein des pays développés, depuis le début des années 1980, le niveau des inégalités s’est accru. Par contre, sur cette même période, comme nous le verrons dans l’Idée Reçue 1, les inégalités entre pays ont eu tendance à diminuer.

Des inégalités croissantes depuis 40 ans

Pour le souligner, on peut s’intéresser au coefficient de Gini 19 – en augmentation 20 aux États-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni depuis les années 1980. Le constat est le même quand on considère la part des 1% des plus hauts revenus 21 dans le revenu national. Que ce soit aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, cette part a augmenté entre 1980 et 2020 – avec, notons-le, une stagnation dans certains pays depuis le début des années 2000, voire une légère résorption des inégalités à la suite de la crise financière de 2007-2008.22

Globalement, la part des hauts revenus a augmenté entre les années 1980 et les années 2020

Lecture : En 1980, en France, les 1% des ménages aux plus hauts revenus rassemblaient à eux seuls 8,3% des revenus nationaux.
Source : World Inequality Database

inegalites_E3-1_part-hauts-revenus

Ce creusement des inégalités a été beaucoup plus rapide et marqué dans certains pays, tels les États-Unis et le Royaume-Uni, que dans d’autres, comme la France ou l’Allemagne.

Ces différences s’expliquent principalement par des transferts sociaux et des politiques fiscales progressives sur les revenus et sur les successions plus importants en France, par exemple, qu’aux États-Unis (Voir l’Essentiel 6 sur la redistribution)

La courbe de l’éléphant

Pour mieux observer les récentes évolutions des inégalités monétaires au sein des pays développés, on peut également se référer au graphique de Lakner et Milanovic, plus connu sous le nom de « courbe de l’éléphant. »

Cette courbe montre la croissance annuelle des revenus des ménages entre 1988 et 2008, à l’échelle mondiale, selon leur niveau de revenus.

La courbe de l’éléphant de Lakner et Milanovic (1988 – 2008)

Lecture : les 1% des plus hauts revenus à l’échelle mondiale ont connu une croissance de leurs revenus de l’ordre de 4,8% par an entre 1988 et 2008.

inegalites_E3-2_croissance-centiles-revenus-1988-2008

Source Christoph Lakner, Branko Milanovic, Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession, The World Bank Economic Review, 2015.

La courbe de l’éléphant permet de mettre en évidence différents éléments en matière d’évolution des inégalités durant cette période :

  • une forte augmentation des revenus au milieu de la distribution mondiale (ce que Milanovic appelle « l’effet Chine »). La réduction des inégalités mondiales a ainsi longtemps, et notamment entre 1988 et 2008, reposé sur la croissance rapide de la Chine dont la population représentait, en nombre, une partie importante des 20% les plus pauvres à l’échelle mondiale,
  • l’accroissement des inégalités dans les pays développés durant cette période. En effet, on observe une croissance très modeste ou proche de zéro autour du 80e centile de la distribution – correspondant aux classes moyennes inférieures des pays les plus développés – ainsi qu’une forte augmentation parmi les 1% les plus riches de la planète.

L’impact de la crise financière de 2008

Comme le souligne Branko Milanovic, dans un article publié en 2024 23, la situation décrite par la courbe de l’éléphant n’est plus valable au moment de la crise financière de 2008, ce qui, pour reprendre ses mots, est « probablement [l’évolution] la plus importante depuis la révolution industrielle ».

Ainsi, entre 2008 et 2018, on observe une réduction significative de la croissance des revenus des 1% les plus riches, fortement impactés par la crise financière de 2008. Au contraire, durant cette même décennie, la plus forte croissance a concerné les plus pauvres à l’échelle mondiale.

Néanmoins, cette évolution n’implique pas de facto une réduction des inégalités à l’échelle mondiale. Dans la mesure où la Chine est désormais un pays à revenu intermédiaire (et donc que sa population n’est plus fortement présente dans les 20% les plus pauvres), la poursuite de sa croissance ne réduit plus les inégalités au niveau mondial. Cela risque, au contraire, de contribuer à creuser les inégalités mondiales, à mesure que l’écart de revenus entre la Chine et les pays africains les plus pauvres s’accroît.

La crise de 2008 a fait évoluer la courbe de l’éléphant

Lecture : les 1% des plus hauts revenus à l’échelle mondiale ont connu une croissance de leurs revenus de l’ordre 1,2% par an entre 2008 et 2018.

Note : Malgré la forme de la courbe qui atteste d’une croissance plus rapide des revenus les plus faibles entre 2008 et 2018, il faut tenir compte des ordres de grandeur : tandis qu’en 2008 les 10% des plus faibles revenus affichaient un revenu annuel de l’ordre de $400 PPP, les 1% des plus hauts revenus affichaient un revenu annuel de plus de $50 000 PPP. Malgré une croissance plus forte des faibles revenus sur cette période, les écarts de richesse demeurent très significatifs à l’échelle mondiale.

inegalites_E3-3_croissance-centiles-revenus-2008-2018

Source Branko Milanovic, The Three Eras of Global Inequality, 1820–2020, with the Focus on the Past Thirty Years, World Development, 2024. (télécharger le preprint ici)

Enfin, comme nous le signalons dans notre fiche Comment mesurer la pauvreté ? , les considérations monétaires ne sont pas suffisantes pour caractériser pleinement la pauvreté.

C’est pour cela qu’a été introduite la notion de « pauvreté multidimensionnelle » qui caractérise la pauvreté en tenant compte de l’accès à l’éducation, la santé, l’alimentation, etc.

Par exemple, en 2022 2,4 milliards de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire dans le monde (i.e., des personnes n’ayant pas accès à une alimentation saine, nutritive et en quantité suffisante tout au long de l’année) : parmi celles-ci, 750 millions souffrent de la faim.24

Libre-échange et libre circulation des capitaux n’ont pas profité à tous

L’augmentation récente des inégalités s’explique aussi par la promotion du libre-échange depuis les années 1980.25 Les quarante dernières années ont été marquées par une volonté de supprimer les droits de douane et les obstacles aux échanges entre pays ce qui, selon les économistes néoclassiques, devait in fine stimuler la croissance économique et bénéficier à tous.

Néanmoins, force est de constater que le libre-échange a contribué à creuser les inégalités de revenus au sein des pays riches, et à enrichir les plus aisés. C’est ce qu’a concédé en 2007 Paul Krugman, lauréat du « prix Nobel » d’économie 26 et promoteur du libre-échange dans les années 1980-90.

« Il n’est plus sûr d’affirmer que les effets du commerce sur la répartition des revenus dans les pays riches sont assez mineurs. Il y a désormais de bonnes raisons de dire qu’ils sont importants et qu’ils le deviennent de plus en plus. »

Paul Krugman, Tribune sur VoxEU, 2007

En particulier, la concurrence induite par l’importation de produits issus de pays à faible coût de main d’oeuvre (et faible normes environnementales) a poussé les bas salaires des pays développés à la baisse.

L’industrie automobile aux États-Unis donne une illustration concrète de ce phénomène, d’autant plus pertinente que cette industrie a un poids important dans l’économie. Depuis les années 1980, l’importation à bas prix de véhicules provenant d’Asie a fortement touché les emplois (ouvriers notamment) de ce secteur. Cela s’est traduit par une baisse du salaire horaire réel (c’est-à-dire en tenant compte de l’inflation) de plus de 20% entre 1980 et 2018.27

De plus, face à une main-d’œuvre peu chère et flexible 28, principalement en Asie, et à la montée du chômage en Occident, des politiques de flexibilisation du travail ont été mises en place en Europe et aux États-Unis notamment – avec le temps partiel, le développement d’agences d’intérim, etc.29 Comme le soulignait dès 1996 un rapport commandé par le Premier ministre français, de telles mesures – censées faire baisser le chômage et relancer l’activité économique – ont davantage contribué à aggraver les inégalités de revenus, n’incitant pas à la formation, et créant majoritairement des emplois précaires, temporaires, et peu rémunérateurs.30 Cette dynamique s’est amplifiée depuis les années 2010 avec l’ubérisation de certains métiers (livreurs, entre autres). Ces travailleurs sont en effet souvent en situation de précarité – à l’échelle de l’UE, 55% d’entre eux gagnaient moins que le salaire horaire minimum en vigueur dans leur pays en 2021.31

Enfin, la libéralisation des flux de capitaux et plus généralement la financiarisation de l’économie ont également contribué à l’accroissement des inégalités internes au sein des pays développés.

Cette libéralisation a, en effet, principalement profité aux individus aisés, en leur offrant un accès élargi à des sources de financement et de nouvelles possibilités d’investissement à l’étranger. De manière prévisible, ce sont surtout les plus fortunés qui peuvent tirer parti de ces opportunités – les classes moyennes et défavorisées n’ayant pas ou peu accès aux marchés internationaux. Ajoutons que les personnes travaillant dans l’industrie financière (banques, fonds d’investissements) ont plus particulièrement vu leurs rémunérations s’envoler ces dernières décennies – notamment via le système de bonus annuel – contribuant à creuser l’écart avec le reste de la population.32

Au cours des dernières années, les détenteurs de capital ont pu diversifier, sécuriser et accroître les revenus de leurs portefeuilles d’actifs notamment grâce à la libéralisation des flux de capitaux.33 Comme le souligne Olivier Passet, directeur des synthèses économiques chez Xerfi, cela a accentué l’accroissement des inégalités de patrimoine, par une envolée des prix des actifs financiers :

Les plus-values […] sont la source numéro 1 de concentration des effets de richesse depuis trois décennies. […] Il faut surtout s’interroger sur le métabolisme de la finance, dont la rentabilité est de plus en plus bâtie sur ces plus-values. Avec des acteurs de la gestion d’actifs de plus en plus concentrés, et influents, « too big to fail », et des banques centrales dont la mission première est de maintenir en apesanteur le prix des actifs, au risque de provoquer la grande culbute de la planète finance.

Olivier Passet, S’attaquer aux racines de la machine inégalitaire, Xerfi Canal, 2019

Inégalités de revenus et inégalités de pollution sont liées

Il n’y pas de corrélation entre revenus et tous les types de pollutions

À l’échelle mondiale, si les pays riches émettent davantage de gaz à effet de serre par habitant que les pays pauvres, ce n’est pas nécessairement le cas pour tous les types de pollutions.

Les émissions de CO2

Comme on peut le voir sur le graphique suivant, le niveau du PIB par habitant est fortement corrélé aux émissions de CO2 (hors déforestation).

Émissions de CO2 par habitant (résultant de la combustion des énergies fossiles) en fonction du PIB par habitant

Lecture : Aux États-Unis, en 2022, le PIB par habitant est de l’ordre de $60,000 et chaque habitant émet en moyenne 15 tonnes de CO2 par an.

inegalites_E4-1-1-co2-emission-countries

Source Source : CO₂ emissions per capita vs. GDP per capita, Our World in Data, 2024.

Cette corrélation est encore plus marquée si on regarde non pas les émissions de CO2 territoriales comme c’est le cas ci-avant mais sur l’empreinte carbone, qui mesure les émissions induites par la consommation.34

Les prélèvements de matières

Créé en 2007 par le PNUE, l’International Ressource Panel étudie les caractéristiques et l’impact de la manière dont les sociétés et les économies extraient, utilisent et éliminent les ressources naturelles : la biomasse (cultures, résidus de cultures, biomasse pâturée, bois et pêche), les énergies fossiles, les métaux et les minéraux non métalliques (sable, gravier, argile).

Comme l’explique le rapport Global Resources Outlook 2024, l’extraction de ressources naturelles puis leur usage et leur fin de vie s’accompagnent de multiples pollutions et dégradations environnementales. Les indicateurs en la matière constituent en cela de bonnes approximations de la pression globale exercée par les activités humaines sur l’environnement.

L’indicateur d’extraction domestique évalue les matières récoltées (agriculture, sylviculture et pêche) ou extraites (mines et carrières) sur le territoire d’un pays. L’indicateur d’empreinte matière mesure quant à lui toutes les ressources mobilisées au niveau mondial pour permettre la consommation d’un pays.

Les deux graphiques ci-après permettent de constater une corrélation entre les indicateurs matière et le PIB par habitant, même si elle est moins nette que pour les émissions de CO2.

Notons par ailleurs que la corrélation est plus marquée pour l’indicateur d’empreinte matière que pour celui d’extraction. Ceci est assez logique : les pays d’où sont extraites les ressources naturelles ne sont pas nécessairement ceux où elles sont consommées in fine (que ce soit de façon directe comme pour la nourriture, ou une fois transformées et incorporées dans des marchandises). Cela implique notamment que les personnes qui subissent les conséquences négatives liées à l’extraction de matière (en particulier quand des activités minières sont impliquées) ne sont pas toujours celles qui bénéficient des produits fabriqués à partir de ces matières.

Extraction et empreinte matière vs PIB par habitant en 2021 pour l’ensemble des pays du monde.

Lecture : La France a un PIB par habitant d’environ $40 000 en 2021, un indice d’extraction matière de 11 et un indice d’empreinte matière de 18. Plus l’indice d’extraction est élevé, plus le pays extrait des matières (agriculture, mines, etc.) sur son territoire. Plus l’indice d’empreinte matière est élevé, plus le pays mobilise des ressources au niveau mondial pour assurer sa propre consommation.

inegalites_E4-1_extraction-matiere-empreinte-matiere-PIB-habitant

Source Global Material flows Database pour l’empreinte matière par habitant et Our world in data pour le PIB par habitant

Exposition à des pollutions locales

Les pollutions plus locales (pollution de l’air, des sols, de l’eau, plastique, chimique, sonore etc.) sont généralement plus faibles dans les pays riches.

En effet, ces pays ont les moyens de contrôler les niveaux d’émissions, de faire appliquer des normes environnementales et de traiter les déchets. Leurs habitants ont aussi les moyens de payer plus cher des biens et services moins polluants. Par ailleurs, les pays riches sont souvent dans une situation économique qui leur permet de délocaliser la production polluante et le traitement des déchets dans des pays avec des normes moins contraignantes.

Exposition à la pollution de particule fine en fonction du PIB par habitant

inegalites_E4-1-3-air-pollution

Source Exposure to PM2.5 air pollution vs. GDP per capita, 2017, Our World in Data.

Au sein d’un même pays, les émissions de gaz à effet de serre sont en partie corrélées au revenu

À l’échelle d’un pays, les inégalités de revenus et de patrimoine ont évidemment un effet sur la répartition de la pollution entre les individus.

Quand on considère l’empreinte carbone des individus, c’est-à-dire les émissions induites par leurs consommations, 34 les inégalités d’émissions suivent approximativement les inégalités de revenus. Plus un individu perçoit un revenu élevé, plus il émet de CO2, et donc plus un pays est inégalitaire en termes de revenus, plus il l’est en termes d’émissions de gaz à effet de serre.

Il faut tout de même noter que les inégalités d’émissions de CO2 sont moins fortes que les inégalités de revenus. Tout d’abord, les ménages les plus aisés ont tendance à épargner une plus grande part de leur revenu, épargne qui par définition n’impacte pas les émissions liées à la consommation de ces ménages.36

En outre, les ménages les plus riches émettent proportionnellement moins de CO2 lorsqu’ils dépensent 1€, que les ménages les plus pauvres. Cela s’explique par deux effets : l’effet structure et l’effet qualité mis en évidence par Antonin Pottier, Emmanuel Combet, Jean-Michel Cayla, Simona de Lauretis et Franck Nadaud dans une étude publiée en 2020, à l’aide des données de l’INSEE.37

L’effet structure désigne le fait que la structure de consommation change en fonction du décile 38 de revenu d’un ménage. Les ménages les plus pauvres consacrent une plus grande part de leur revenu pour consommer des biens émetteurs de CO2 (chauffage du logement, transport etc.), tandis que les ménages les plus riches peuvent consacrer davantage de leurs revenus pour consommer des biens et services peu émetteurs (ainsi, la part des services dans la consommation augmente à mesure que le revenu des individus augmente).

L’effet qualité désigne quant à lui le fait que pour un même bien ou service, un ménage riche pourra consommer une version proportionnellement moins émettrice. Par exemple, la confection d’un sac de luxe à 4000€ n’émet pas 100 fois plus de CO2 qu’un sac à 40€, mais peut-être « simplement » 10 fois plus, voire autant. Ainsi, l’intensité carbone de la consommation des classes aisées est plus faible que celle des classes populaires.

Antonin Pottier et ses collègues soulignent que « la méthode standard de calcul des empreintes carbone des ménages néglige […] l’effet qualité. Il est possible que l’effet qualité joue à la baisse et que la méthode conduise ainsi à surestimer les émissions des classes les plus aisées. »

Les plus pauvres ne choisissent évidemment pas cette situation, mais subissent simplement le fait de devoir consommer d’abord du gaz pour se chauffer ou du carburant pour se déplacer, sans pouvoir acheter des produits intenses en travail humain comme des produits de luxe par exemple.

Par ailleurs, il faut souligner qu’au-delà des inégalités de revenus, la situation géographique influe aussi sur les émissions de gaz à effet de serre (GES). L’Insee explique ainsi que les émissions générées par les déplacements en voiture des particuliers « varient nettement selon les départements : elles sont basses dans les départements très urbanisés (0,4 tCO2e par adulte en moyenne en 2019 à Paris, 0,7 dans la petite couronne parisienne, 1,0 dans le Rhône), mais dépassent 1,5 tCO2e par adulte dans 15 départements, majoritairement à dominante rurale ».39

Inégalités d’empreinte carbone en France en 2011 par ménage : la vision moyenne par décile de niveau de vie, segmentée selon les postes de consommation.

Lecture : les 10% des ménages aux plus hauts revenus ont, en France, en 2011, une empreinte carbone de l’ordre de 33 tonnes de CO2 équivalent. Le carburant correspond à leur premier poste d’émissions de CO2 par habitant (environ 10 tCO2e).

inegalites_E4-2_inegalites-pottier

Source Antonin Pottier, et al., Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France, Revue de l’OFCE, 2020.

Alors qu’il existe un rapport de 8,8 entre le niveau de vie 40 des ménages du dernier décile 38 de revenu et celui du premier décile en France en 2011 ce rapport n’est que de 2,2 pour le niveau d’émission de gaz à effet de serre. Les inégalités d’émissions de CO2 (en termes de consommation) sont donc plus « écrasées » que les inégalités de revenus. Ce constat ne doit cependant pas occulter le fait que les émissions des plus riches sont plus élevées dans l’absolu, alors même qu’ils ont davantage de marge de manœuvre financière pour les réduire.

De plus, il faut garder en tête qu’il ne s’agit ici que des inégalités d’empreinte carbone liée à la consommation. En effet, comme nous l’avons expliqué dans la fiche Compter les émissions de GES , il existe différentes façons d’attribuer les émissions de gaz à effet de serre, qui reflètent des choix politiques. Il est par exemple possible d’attribuer les émissions de GES aux actionnaires des entreprises dont les activités directes et indirectes sont source d’émissions.

Dans ce cas, les inégalités d’émissions de GES suivraient globalement les inégalités de patrimoine financier (qui sont bien plus prononcées que les inégalités de revenus). Oxfam met, par exemple, en avant le fait que le patrimoine financier des 63 milliardaires français serait responsable de l’émission d’autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population française.42 Si la méthodologie peut être débattue, il n’en reste pas moins que cette attribution des émissions selon le patrimoine financier a un sens, étant donné que les (gros) actionnaires ont un réel pouvoir d’influencer la transition des entreprises dont ils détiennent les actions et qu’ils ont a priori le choix de placer leur épargne dans d’autres entreprises plus vertueuses.

La concentration des richesses est due à des choix économiques et politiques

L’accroissement des inégalités au sein de des pays développés depuis les années 1980 – documenté dans l’Essentiel 3 – est parfois présenté comme la conséquence d’évolutions économiques inéluctables, telles la mondialisation déplaçant une partie de l’activité économique vers les pays émergents, ou le développement du numérique créant une « fracture numérique » au détriment des moins éduqués… Si ces phénomènes sont bien réels, il est trompeur de les abstraire de leur environnement politique. Comme nous le détaillons dans cet Essentiel avec l’exemple de la fiscalité, ce sont des décisions politiques concrètes, sur lesquelles il est possible de revenir, qui ont mené à la situation actuelle.

Le rôle des réformes néolibérales des années 1980 dans la hausse des inégalités

Les années 1970/80 sont marquées par un tournant dans les politiques publiques de nombreux États. Les thèses néolibérales d’économistes comme Milton Friedman ou Friedrich Hayek 43 gagnent en popularité chez les décideurs de droite comme de gauche : il s’agit de favoriser l’économie de marché, de lever toutes les contraintes à la libre concurrence et aux échanges, d’assurer la stabilité des prix, et de cantonner l’État dans un rôle de gardien de l’ordre social et du bon fonctionnement des marchés.

Cette évolution idéologique inspire des réformes dans de nombreux domaines, portées par des dirigeants conservateurs tels Margaret Thatcher au Royaume Uni ou Ronald Reagan aux États-Unis, mais aussi par des sociaux-démocrates tels Jacques Delors 44 en France.

Ces réformes, dont voici quelques exemples, ont eu bien souvent pour conséquence une hausse des inégalités.

La course au moins-disant fiscal alimente les inégalités

Les trois dernières décennies ont été marquées par une concurrence fiscale délétère alimentée par les discours néolibéraux voyant dans la fiscalité une source d’inefficience économique. Une tendance exacerbée par le développement de l’évasion fiscale internationale et des paradis fiscaux (dont certains au cœur de l’Union européenne – Pays-Bas, Luxembourg, Irlande – ou aux États-Unis) exerçant une pression à la baisse sur les États.

Les théories économiques anti-fiscalité

Différentes « théories économiques » ont en commun de justifier les baisses d’impôts (en particulier ceux pesant sur les acteurs économiques les plus riches) par le fait que cela bénéficierait à l’ensemble de l’économie et de la société.

  • Les taxes et impôts causent des distorsions économiques

Pour les économistes néolibéraux, le marché concurrentiel permet, grâce à la rencontre de l’offre et de la demande, de fixer les prix et d’établir ainsi la valeur des biens et services, en vue d’atteindre une situation d’équilibre, un « optimum social » théorique46. Les taxes et impôts introduisent des « distorsions » dans les prix, qui ne reflètent plus uniquement les coûts de production. Ils apportent donc des incitations « artificielles » (en faveur du capital ou du travail, en faveur de certains produits plutôt que d’autres) qui réduisent l’activité économique (éloignent de l’optimum).

En savoir plus dans notre fiche sur la politique de l’offre.

  • La courbe de Laffer

Dessinée sur une nape par Arthur Laffer en 1974 47, cette courbe représente l’adage « trop d’impôt tue l’impôt » : lorsque le taux d’imposition augmente, les entreprises et les travailleurs sont moins incités à produire ou travailler, ce qui réduit l’assiette fiscale 48. Il est donc possible que les pertes de recettes liées à cette réduction soient supérieures à la hausse des recettes consécutives à la montée du taux d’imposition.

En savoir plus dans notre fiche sur la « théorie du ruissellement »« . »

  • La règle de Ramsey

Selon cette « règle », formulée par l’économiste Frank Ramsey en 1927, le taux optimal d’imposition est inversement proportionnel à l’élasticité 49 du revenu imposable. Si on considère que le revenu déclaré par les plus aisés est très élastique (c’est-à-dire très sensible aux hausses d’impôt), il est inefficace de taxer fortement les riches pour augmenter les impôts, car ceux-ci réagiraient en dissimulant leurs revenus, en s’expatriant ou en travaillant moins. D’après les travaux empiriques 50, l’élasticité des revenus à la taxation est en réalité assez faible ce qui s’explique par différents facteurs : les entrepreneurs peuvent avoir d’autres motivations que le seul gain financier ; les individus sont attachés à leur pays par de nombreux liens ; les possibilités de défiscalisation ne sont pas illimitées.

Nombre de gouvernements ont ainsi réduit le taux statutaire de l’impôt sur les sociétés et le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu. On observe également un recul des impôts sur le patrimoine, déjà très peu répandus. Enfin, au-delà de l’impôt sur les sociétés, ce sont plus généralement tous les prélèvements obligatoires (cotisations sociales et impôts de production) pesant sur les entreprises qui sont visés, en vue d’assurer leur compétitivité dans la droite logique des politiques de l’offre.

C’est donc une véritable « course fiscale vers le bas » qui s’est déroulée au cours des dernières décennies. Si certains États peuvent en tirer profit (notamment les paradis fiscaux 51 ), cette stratégie ne peut être que globalement perdante.

C’est ce qu’a souligné Janet Yellen, secrétaire au Trésor des Etats-Unis, le jour de l’adoption par près de 140 pays et juridiction d’impôt minimum mondial sur les sociétés.

Aujourd’hui est un jour historique pour la diplomatie économique. Depuis des décennies, les États-Unis participent à une compétition fiscale internationale contre-productive, en abaissant leurs taux d’imposition des sociétés pour ensuite voir d’autres pays baisser les leurs en réponse. Le résultat fut une course vers le bas à l’échelle mondiale : qui pourrait réduire davantage et plus rapidement son taux d’imposition des sociétés ?

Aucune nation n’a remporté cette course. Les taux d’imposition réduits n’ont pas seulement échoué à attirer de nouvelles entreprises, ils ont également privé les pays de financements pour des investissements importants comme les infrastructures, l’éducation et les efforts de lutte contre la pandémie.

Janet Yellen, 01/07/21, X (ex twitter)

Face aux pertes de recettes fiscales induites par cette course vers le bas, ainsi que par l’évasion fiscale internationale, les États sont contraints soit d’augmenter d’autres impôts (et notamment ceux pesant sur la consommation, telle la TVA, donc sur l’ensemble de la population), soit de réduire certaines des dépenses publiques qui ont un effet redistributif (prestations sociales, politiques sociales, financement des services publics _voir Essentiel 6). Cela constitue donc une première cause d’augmentation des inégalités.

La seconde cause tient au caractère spécifique des impôts ayant connu le plus de réduction et au fait qu’ils concernent principalement les catégories les plus riches de la population. En effet, la double dynamique de baisse d’impôt et d’évasion fiscale internationale touche plus particulièrement les impôts dont l’assiette 48 est relativement mobile (dans un contexte de libre circulation des capitaux) : les bénéfices des sociétés multinationales, les impôts sur le revenu des plus aisés et le patrimoine.

Par exemple, les personnes qui bénéficient de la baisse de l’impôt sur les sociétés et de l’évasion fiscale des multinationales (via les dividendes ou la hausse de la valeur des actions) sont aisées, voire très aisées : en 2021, seuls 6,6% des Français – très majoritairement des cadres supérieurs et indépendants – possédaient des actions 53. À l’autre bout du spectre, le manque à gagner pour les États grève leur capacité à mener des politiques sociales, et donc à venir en aide aux plus démunis.

– Le laissez-faire coupable des Etats face au développement de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux

L’évasion fiscale internationale des riches particuliers et des multinationales consiste à jouer avec les failles et les asymétries des différents systèmes fiscaux, afin de placer, de façon légale ou en fraudant, une partie de ses actifs et/ou de ses revenus dans des pays à la fiscalité avantageuse, sans s’y expatrier. Les montants concernés sont estimés au début des années 2020 à 350 milliards de dollars de pertes de recettes fiscales annuelles.

L’évasion fiscale internationale se développe à partir de l’ouverture des marchés de capitaux dans les années 1970-1980. Les paradis fiscaux 54, dont certains existaient depuis le XIXe siècle, prennent alors leur pleine mesure au cœur des montages juridiques et financiers ultra complexes de la finance offshore. Les riches particuliers y dissimulent une partie de leur patrimoine et des revenus qui en sont issus. Les multinationales y transfèrent une partie de leurs profits via différents dispositifs jouant avec les failles des systèmes fiscaux nationaux. Les banques et autres institutions financières y camouflent une partie de leurs activités risquées.

Si l’évasion fiscale internationale n’est pas le résultat d’une politique volontariste des États, elle a bénéficié de la complicité de la finance internationale et d’un coupable laisser faire des autorités publiques pendant des décennies. « Il ne faut pas oublier que ce sont les banques d’affaires qui, à la faveur de la globalisation, ont offert des produits fiscaux dans les années 1990, qui ont créé ces excès. Et les États ne se sont pas coordonnés et ont créé une avenue pour les conseils fiscaux. »55

En savoir plus dans notre fiche sur l’évasion fiscale et les paradis fiscaux.

L’exemple emblématique de l’impôt sur les sociétés

La baisse du taux de l’impôt sur les sociétés constitue un bon exemple de la concomitance des deux dynamiques évoquées ci-avant. Il est alimenté :

  • d’un côté, par les discours affirmant qu’une faible imposition est indispensable à la compétitivité des entreprises nationales, à attirer les investissements des multinationales, ce qui bénéficierait à toute l’économie (sur ce raisonnement, voir les Idées reçues 2 et 3) ;
  • de l’autre, par la peur de voir les multinationales déclarer leurs profits dans d’autres pays à la fiscalité plus accommodante.56

Aux États-Unis, le taux marginal supérieur de l’impôt sur les sociétés était encore de 50% au début des années 1980 ; il est passé à 38% en 1993, et la réforme fiscale de 2017 menée par Donald Trump a entériné une « flat tax » de 21% pour toutes les entreprises. En France, le taux standard est passé de 50% en 1986 à 25% aujourd’hui ; au Royaume-Uni, le taux principal était de 50% en 1983 contre 19% en 2022.

Taux statutaire moyen de l’impôt sur les sociétés par région et par décennie

Baisse du taux de l'impôt sur les sociétés dans le monde depuis les années 1980

Source Corporate Tax Rates around the World, Tax Foundation, 2023

Le patrimoine a de tout temps été peu taxé

Nous expliquons dans l’Essentiel 7 et dans l’Idée reçue 6 que l’accumulation et la transmission du patrimoine sont au cœur de la dynamique des inégalités. Ces mécanismes sont par essence cumulatifs : le patrimoine (actifs immobiliers, financiers) génère des revenus (loyers, dividendes…) qui permettent d’acquérir davantage d’actifs et de les transmettre à ses descendants. La fiscalité est le principal levier qui permettrait une déconcentration du patrimoine.

Laissé à lui-même, ce mécanisme risque de converger vers une société de rentiers telle que l’Europe du début du XXe siècle, où 80% du patrimoine des ménages provenait de leur héritage. Tombé à 34% en 1970, ce chiffre est remonté à 55% en France en 2010.57 Pourtant, très peu de mesures politiques ont été déployées ces dernières années pour freiner cette tendance.

L’impôt sur la fortune, qui vise explicitement les plus hauts patrimoines, n’a existé que dans un petit nombre de pays, et a été supprimé dans de nombreux pays européens dans les années 1990. En France, il a été remplacé par un impôt sur la seule fortune immobilière en 2017, réduisant considérablement son assiette 48 et occasionnant un manque à gagner estimé de 4,5 milliards d’euros en 2022 59 (1% du budget de l’État). De nombreux pays prélèvent néanmoins des taxes sur le patrimoine immobilier (la taxe foncière en France), mais celles-ci laissent de côté une grande partie du patrimoine total.60

À cela s’ajoute le fait que les droits de succession (taxation de l’héritage) sont faibles dans beaucoup d’États occidentaux. Le taux moyen effectif 61 est de l’ordre de 5-10% dans plusieurs pays (dont la France à 4,5%).62 Certains pays (Portugal, Autriche, République Tchèque, Suède et Norvège) ont purement et simplement aboli les droits de succession.

Des systèmes fiscaux régressifs

Les différentes dynamiques présentées ci-avant sont en partie à l’origine de la régressivité des systèmes fiscaux : les personnes les plus démunies consacrent une part plus importante de leur revenu à la fiscalité que les individus les plus riches. Ceci est lié au fait que dans la plupart des systèmes fiscaux, les recettes proviennent principalement des taxes sur la consommation et sur les revenus du travail. C’est ainsi par exemple que l’OCDE a montré en 2023, que, dans la majorité des pays, « les contribuables qui gagnent au moins une partie de leur revenu par des dividendes ont un taux d’imposition effectif plus bas que les personnes touchant uniquement un salaire. »63

C’est ce qu’on peut constater en analysant le système fiscal français.

Ce graphique permet de constater que les différents impôts et taxes n’affectent pas toutes les classes de population de la même manière. Les impôts sur la consommation (taxes sur les produits) et les cotisations sociales pèsent beaucoup sur les personnes les moins aisées, dont l’intégralité du revenu provient du travail et qui épargnent très peu. De l’autre côté du spectre les impôts sur les revenus du capital et sur le patrimoine occupent une place importante mais ils ont des taux moins importants.

Il faut cependant noter que la régressivité des systèmes fiscaux peut ensuite être corrigée par les mécanismes de redistribution (c’est-à-dire l’usage qui est fait des impôts et des cotisations sociales). Comme expliqué dans l’Essentiel 6, c’est le cas en France : les mécanismes de redistribution ainsi que les services publics permettent une réduction des inégalités.

La régressivité des systèmes fiscaux est encore plus marquée si l’on se concentre sur les revenus des millionnaires. C’est par exemple ce que les travaux de Emmanuel Saez et Gabriel Zucman permettent de mettre en exergue pour les États-Unis.

Comment les impôts et taxes pèsent différemment sur les ménages selon leur niveau de vie

Lecture : Le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’ »unités de consommation » (UC) (1 UC pour le premier adulte du ménage, 0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans ou plus, 0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans).

inegalites_E5-3_prelevements-obligatoires-France

Source Budget 2025 Impôts : qui paie quoi ?, Alternatives Économiques (18/09/24)

Évolution du taux effectif d’imposition en pourcentage du revenu avant impôt aux États-Unis par décile de population et pour les 400 plus hauts revenus (1950 2018).

Lecture : en 1960, les 400 plus hauts revenus aux Etats-Unis avaient un taux d’imposition moyen de 70%. En 2018 il était autour de 22,5%.

inegalites_E5-3_imposition-effective-USA-top400

Source Tax Justice Network Database

Notes

1) Saez et Zucman précisent que le top 400 des revenus coïncide (à peu de différences près) avec le top 400 du patrimoine.64 Il s’agit donc du Top 400 à la fois en revenus et en patrimoine.

2) Précisions sur le périmètre :

Tous les prélèvements obligatoires sont pris en compte : les taxes sur la consommation, les charges sociales, l’impôt sur le revenu des personnes physiques, l’impôt sur les sociétés, l’impôt foncier, les droits de succession. Tous les impôts sont attribués aux individus, même les impôts payés par les entreprises (en particulier, l’impôt sur les bénéfices des sociétés est attribué aux propriétaires individuels des actions).

Le revenu comprend l’ensemble du revenu national (mesuré selon les définitions standard de la comptabilité nationale) avant les impôts et les transferts publics et après le versement des pensions de retraite. De la même façon que les impôts sur les sociétés sont attribués aux individus détenant les actions des sociétés, les bénéfices sont attribués à ces mêmes individus (qu’ils soient ensuite distribués sous forme de dividendes ou conservés au sein de l’entreprise).

Une reprise en main timorée de la question fiscale

La crise financière de 2007-2008 a marqué le début d’une reprise en main de la question fiscale par la communauté internationale. Elle a en effet mis en lumière, non seulement le rôle des paradis fiscaux dans l’instabilité financière, mais aussi l’ampleur de l’évasion fiscale internationale et de l’importance de ses conséquences négatives. Les scandales fiscaux quasi annuels révélés par le Consortium international des journalistes d’investigation (Panama Papers, LuxLeaks, etc.) depuis 2010 n’ont fait qu’accentuer la légitimité de cette reprise en main.

Sous l’impulsion du G20, l’OCDE a lancé plusieurs initiatives en matière de lutte contre l’évasion fiscale internationale.65

  • Mettre fin au secret bancaire via l’échange automatique et multilatéral d’informations bancaires, appliqué par plus de 120 pays en 2024 (les États-Unis ayant mis en place une initiative similaire dès 2014 avec la loi FATCA).
  • Adopter des standards internationaux pour lutter contre l’évasion fiscale des multinationales. C’est ainsi qu’un plan d’action de 15 grands types de mesures a été adopté par le « Cadre inclusif OCDE/G20 sur le projet BEPS ».66

Une des grands réussites du projet BEPS a été l’adoption, en 2021, d’une déclaration approuvée par près de 140 pays et juridictions sur la mise en œuvre d’un impôt sur les sociétés de 15% minimum au niveau mondial.67

C’est une victoire à double titre : elle permet, d’une part, de lutter contre l’évasion fiscale des multinationales (en imposant une taxation minimale des bénéfices incluant ceux qui sont transférés dans les paradis fiscaux), et, d’autre part, de mettre un plancher à la course à la baisse des taux d’imposition.

Ces avancées ont montré que des formes de coopération internationale jusque-là considérées comme utopiques pouvaient avoir lieu. Comme l’écrivent les auteurs du Global tax evasion report 2024, « l’évasion fiscale n’est pas une loi de la nature, mais un choix politique » : les discours fatalistes sur l’impossibilité pour les États à imposer des acteurs trop puissants dans un contexte globalisé sont ainsi mis en défaut.

Il n’en reste pas moins que le chemin reste long avant de redonner toute sa place à l’outil fiscal.

D’une part, malgré des progrès réels, des efforts restent à faire sur le champ de l’évasion fiscale des riches particuliers, en raison :

  • des limites du système d’échange automatique d’informations (ou du contournement des règles par certains acteurs) ;
  • du fait que cet échange ne concerne que le patrimoine financier (et donc pas l’immobilier) ;
  • et que l’évasion fiscale des milliardaires se produit également au niveau national (via la détention d’une part conséquente de leur patrimoine en action détenues par des holding familiales qui sont dans de nombreux pays, dont la France, exonérées d’impôt sur les dividendes).68

D’autre part, comme on l’a vu la coopération internationale s’est concentrée sur la lutte contre l’évasion fiscale : la logique consistant à contester la légitimité des prélèvements obligatoires au nom de l’efficacité économique n’a pas été remise en cause.

Plusieurs dérogations 69 ont par exemple réduit la portée de l’accord initial sur l’impôt sur les sociétés de 15% minimum . Elles reposent notamment sur l’idée que la concurrence fiscale ne serait pas illégitime en elle-même, mais que seul le serait le transfert artificiel de bénéfices.

En plus de la baisse des taux d’imposition sur les revenus (des entreprises ou des particuliers), la compétition fiscale prend désormais d’autres formes. L’Observatoire européen de la fiscalité 70 met ainsi en évidence le fait qu’au cours des 15 dernières années, un nombre croissant de pays ont mis en place des régimes fiscaux préférentiels pour attirer les personnes à haut revenu ou à grande fortune. Ces régimes ciblent des professions spécifiques ou des groupes de revenus perçus comme particulièrement mobiles. Et surtout, comme les régimes spéciaux sont principalement destinés aux personnes fortunées, ils réduisent la progressivité des systèmes fiscaux, ce qui alimente les inégalités.

La redistribution de richesses réduit les inégalités

Le principe de la redistribution est de corriger certaines inégalités au nom de la solidarité. Nous nous limitons dans cette partie au cas de la redistribution à l’échelle d’un pays. La redistribution se traduit le plus souvent par des prélèvements de revenus ou de richesses, chez certains – en général ceux qui en possèdent le plus -pour ensuite les partager avec l’ensemble de la population et en particulier les plus vulnérables- sous diverses formes.

Correction des inégalités monétaires en amont : l’encadrement des salaires

L’encadrement des revenus distribués peut passer par le mécanisme de l’encadrement des salaires par le bas (salaire minimum) ou par le haut (salaire maximum).

Début 2024, 22 des 27 pays de l’Union Européenne (UE) disposaient d’un salaire minimum national. De plus, dans certains États -en France, Belgique, et au Luxembourg-, ce salaire minimum est indexé sur l’évolution des prix, afin de rester cohérent avec l’évolution de la situation économique du pays 71.

La majorité des États membres de l’UE ont fixé un salaire minimum, avec des écarts importants entre les pays

Lecture : en 2024, en Bulgarie, le salaire minimum brut est de 477 euros par mois.

inegalites_E6-1_salaires-minimum-europe

Source Eurostat, Janvier 2024

Dans les pays Scandinaves (Danemark, Suède, Finlande 72), il n’existe pas de salaire minimum national. En Suède, par exemple, les salaires sont négociés entre salariés et entreprises et donnent lieu à des « conventions collectives » ; les syndicats jouent alors un rôle crucial. La mise en place de ces conventions collectives offre un cadre de dialogue qui, de manière générale, permet des négociations salariales pour une période donnée. Cependant, rien n’oblige les entreprises à entrer dans de tels échanges avec les syndicats, notamment quand les termes négociés dans une convention collective expirent. C’est ainsi qu’en 2023, plusieurs entreprises ont refusé de ré-entrer en phase de négociations salariales, alors que leurs conventions collectives arrivaient à terme, ce qui a provoqué des grèves d’une rare ampleur en Suède.73

Salaire minimum et salaire décent

Le salaire minimum est déterminé – lorsqu’il existe – par la législation nationale. Ce salaire ne garantit cependant pas toujours aux travailleurs de pouvoir subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille. Ainsi, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) reconnaît désormais la notion de « salaire décent » (ou living wage), défini comme le salaire permettant à un travailleur de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille (alimentation, eau, logement, éducation, santé, transport et constitution d’une épargne de précaution 74).

La détermination chiffrée d’un salaire décent par région/pays est délicate. L’ONG Fair Wage Network a développé une base de données pour les salaires décents. S’appuyant sur les travaux de cette ONG, le groupe français Michelin s’est, par exemple, engagé en 2024 à garantir une rémunération décente (incluant les primes) à l’ensemble de ses salariés (en France et à l’international).75

De l’autre côté de l’échelle sociale, afin de réduire les inégalités, il est possible d’instaurer un « salaire maximum » – c’est par exemple le cas dans les entreprises publiques françaises. Notons qu’il est préférable dans ce cas de parler de « rémunération maximum » afin d’inclure la part fixe du salaire mais aussi la part variable et les intéressements (stock options, etc.), voire les avantages en nature, qui sont importants pour la direction et le top management des entreprises. Combiner salaire minimum et rémunération maximum reviendrait ainsi à instaurer un différentiel maximum de rémunération au sein d’une société.76 Comme nous l’évoquons dans l’Essentiel 8, cette proposition est portée par certains économistes – à la suite de l’augmentation significative du rapport entre les salaires des dirigeants et le salaire minimum depuis les années 1980.

Correction des inégalités en aval : prélèvements et prestations sociales

Un des mécanismes les plus visibles de la redistribution est celui qui passe par les deux canaux suivants :

  • d’un côté, les prélèvements obligatoires (impôts, taxes et cotisations sociales) – et leur caractère plus ou moins progressif ;
  • de l’autre, la redistribution sous la forme de prestations sociales – ces dernières donnant aux citoyens l’assurance qu’ils pourront faire face aux différents risques de la vie (avoir une retraite, avoir des revenus de remplacement en cas de maladie, de maternité, de perte de travail, etc.).

Nous détaillons dans cette partie le cas français.

Des prélèvements obligatoires plus ou moins progressifs

Les différents types de prélèvements obligatoires 77 ont des effets plus ou moins redistributifs selon les types d’assiette et les modes de prélèvement.

En France, tous les individus paient la TVA, appliquée sur tout bien de consommation. Elle est dite « régressive » dans la mesure où les plus modestes y consacrent une part plus importante de leur revenu (Voir Essentiel 8). En revanche, tout le monde ne paie pas l’impôt sur le revenu. Celui-ci se caractérise, en principe, par sa progressivité : plus un ménage a des revenus élevés, plus le taux d’imposition augmente (jusqu’à un certain seuil), et les ménages les plus modestes en sont exemptés.

Les différents prélèvements (impôts, taxes et cotisations) contribuent à différentes hauteurs au financement de l’État.

[En France] il y a 44% des foyers qui payent l’impôt sur le revenu. […] L’impôt sur le revenu, on le met en avant, mais en fait, il rapporte moins que la CSG (ndlr: la Contribution sociale généralisée), il rapporte beaucoup moins que la TVA. […] On paie tous la CSG , on paye tous la TVA, donc on contribue tous très fortement aux finances publiques.

Jean Viard, Sociologue, 2023

La redistribution par les prestations sociales et le service public

Une partie des prélèvements obligatoires (en particulier les cotisations sociales mais aussi certaines taxes comme la CSG) est ensuite redistribuée directement aux citoyens. Cela se fait notamment par le versement de prestations sociales, qui incluent, entre autres, les allocations familiales, les aides au logement, etc.

Ces prestations visent une mutualisation des risques et une solidarité entre différentes catégories de populations : des actifs vers les retraités, des personnes en bonne santé vers les malades, de ceux qui ont un travail vers ceux qui n’en ont pas, des personnes sans jeunes enfants vers les familles etc.

En France, en 2017, ces différentes prestations sociales ont permis une réduction de 8 points du taux de pauvreté (14,1% de la population métropolitaine vivant sous le seuil de pauvreté, contre 22,1% avant redistribution).78

Les graphiques ci-dessous mettent en évidence le rôle de la redistribution opérée par les prélèvements obligatoires et le versement de prestations sociales dans divers pays d’Europe.

Lecture : En France, le coefficient de Gini 19 pour les revenus des ménages est réduit de 0,093 points, soit 24,8%, par la redistribution hors retraites. Plus les pays sont près de l’angle inférieur-gauche, plus la redistribution y est forte.

inegalites_6-2_redistribution-europe

Source Inégalités primaires, redistribution : comment la France se situe en Europe, France Stratégie, 2020.

Le coefficient de Gini 19 est abaissé de près de 23% grâce aux mécanismes de redistribution à l’échelle européenne – la France se caractérisant par un impact de la redistribution légèrement supérieur à celui de ses voisins européens (graphique de gauche).

Notons qu’il y a, dans ces discussions et estimations, des enjeux méthodologiques importants : quels prélèvements obligatoires ou quelles prestations sociales faut-il prendre en compte ? Autrement dit, quel est le périmètre à considérer lorsque l’on parle de redistribution ? Selon le périmètre d’étude, l’impact de la redistribution peut varier. Par exemple, sur le graphique de droite, les retraites sont incluses dans les prestations sociales, ce qui conduit à un impact de la redistribution bien plus important dans la réduction des inégalités par rapport au graphique de gauche.

Évolution de la redistribution – une perspective historique

Les mécanismes de redistribution ont été profondément bouleversés au début du XXe siècle avec l’introduction de l’impôt progressif : plus les revenus d’un ménage sont importants, plus ce ménage est soumis (en termes relatifs) à l’impôt.

Selon l’économiste Thomas Piketty 81, cela a eu deux conséquences significatives en Europe et aux États-Unis : d’une part, un impact « statique », en réduisant les inégalités de revenus à un instant donné ; d’autre part, un impact « dynamique » sur les inégalités, en empêchant une trop forte concentration des fortunes – en association avec la mise en place d’impôts sur le capital.

À titre d’exemple, les 1% des foyers aux plus hauts revenus rassemblaient, dans les années 1920-30, environ 20% du revenu national en France, contre 7-8% au début des années 1990. Depuis les années 1980, la tendance dans les pays développés a été à une baisse de l’imposition des très hauts revenus, et une baisse de la taxation du capital (voir à ce sujet l’Essentiel 5).

À l’échelle mondiale 82, l’Europe de l’Ouest reste la région la plus redistributive, tandis que l’Amérique Latine et l’Afrique sont parmi les régions où la redistribution est la moins développée.

Les services publics : une autre facette de la redistribution

Une autre dimension de la redistribution – pouvant paraître moins directe, mais qui n’est pas moins essentielle – se trouve dans les services publics. En effet, la redistribution ne se fait pas qu’au niveau des individus ou des ménages, mais aussi par les services publics, financés par les taxes et impôts, en garantissant à chacun, sans distinction de revenus, une offre de biens et de services essentiels.

L’Insee parle de « redistribution élargie » lorsqu’il inclut les services publics dans la notion de redistribution 83 – ce qui conduit à des sommes redistribuées bien plus importantes. Dans une analyse publiée en 2023, l’Insee montre que plus d’un Français sur deux est bénéficiaire net de la redistribution élargie.

[E]n 2019, [en France,] 57 % des personnes reçoivent plus qu’ils ne versent. Cette part de personnes bénéficiaires nets de la redistribution élargie s’élève à 49% autour du niveau de vie médian, contre plus de 85% parmi les 30 % les plus modestes et 13% parmi les 5% les plus aisés. Avant transferts, les ménages aisés ont un revenu 18 fois plus élevé que celui des ménages pauvres, contre 1 à 3 après transferts.

Mathias André, Jean-Marc Germain, Michaël Sicsic, Insee, 2023

En tenant compte des services publics – notamment des dépenses de santé et d’éducation – la redistribution divise l’ampleur des inégalités en France par 6.84 Les plus modestes sont, sans surprise, les principaux bénéficiaires, mais notons que parmi les plus aisés, certains sont aussi bénéficiaires nets (notamment en raison des dépenses de santé).

La redistribution élargie s’opère également en faveur des familles monoparentales, des couples avec trois enfants et des femmes, mais son bilan est plutôt neutre pour les employés et les ouvriers.

Mathias André, Jean-Marc Germain, Michaël Sicsic, Insee, 2023

La décomposition ci-dessous du coefficient de Gini en France met en évidence l’effet net joué par la redistribution élargie. Comme évoqué dans l’Essentiel 5, les taxes sur la consommation et les cotisations sociales (TVA, CSG…) ont tendance à amplifier les inégalités. Cela n’est pas totalement compensé par la progressivité de l’impôt sur le revenu et l’impôt sur le patrimoine. Cependant, en tenant compte des prestations sociales (transferts monétaires) et des services publics, la redistribution permet une réduction significative du coefficient de Gini, qui s’explique à plus de 50% par les transferts en nature, ceux-ci incluant les dépenses en santé et éducation, ainsi que les retraites.

Lecture : Les cotisations sociales ont un effet légèrement inégalitaire en France en 2019 – en augmentant le coefficient de Gini 19 de 0.014 points.

inegalites_E6-3_inegalites-redistribution-europe

Source Insee, La redistribution élargie, incluant l’ensemble des transferts monétaires et les services publics, améliore le niveau de vie de 57 % des personnes, Mathias André, Jean-Marc Germain, Michaël Sicsic, 2023

Efficacité et acceptabilité des outils de redistribution

Les différents moyens de redistribution que nous venons de voir ne se valent pas en termes de d’impacts sur les inégalités. Par ailleurs, certains peuvent être plus difficiles que d’autres à mettre en place.

Par exemple, dans une note de 2023 86, le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) souligne l’efficacité des transferts monétaires ciblés par rapport à une réduction de la TVA pour soutenir les ménages les plus modestes.

Il est, cependant, important d’analyser la TVA sur l’ensemble de son cycle de vie, même si son caractère « régressif » 87 n’est pas mis en doute. La note du CPO souligne l’importance d’analyser le système socio-fiscal dans sa globalité : la TVA est, en effet, une source de revenus importante pour l’État, lui permettant de mettre en place des transferts monétaires ciblés vers les ménages les plus modestes et surtout des transferts en nature (éducation, santé) qui bénéficient, en termes absolus, davantage aux foyers à faibles revenus.88

Partant de la situation de 2023, une simulation est menée pour comparer l’efficacité de différentes mesures de soutien, notamment en comparant la baisse de la TVA à des transferts monétaires ciblés. Le CPO en tire les conclusions suivantes :

La progressivité du système socio-fiscal français repose sur les prestations sociales et les transferts monétaires plutôt que sur la fiscalité. La TVA participe également à la progressivité du système socio-fiscal en finançant les transferts sociaux et les services publics nationaux et locaux. […] Une baisse de TVA n’est pas efficace pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes et des classes moyennes dès lors que celle-ci bénéficie plus fortement aux ménages les plus aisés et qu’une large partie de cette baisse est captée par les entreprises.

Conseil des prélèvements obligatoires, 2023

La redistribution via les services publics, et l’accès par exemple aux soins, est elle une redistribution silencieuse. A contrario, les transferts monétaires ciblés et directs, aussi efficaces soient-ils, peuvent donner lieu à des processus de « stigmatisation » ou nourrir des discours sur « l’assistanat » (Voir l’Essentiel 7 sur la perception des inégalités). Ces processus ont des retombées tout à fait concrètes et doivent donc être pris en compte : ils expliquent, notamment, un non-recours important aux prestations sociales en France, comme l’a souligné la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en 2022.89

Pour que la redistribution soit efficace, il faut d’une part arriver à prélever de manière juste (c’est-à-dire en général selon une fiscalité progressive, ce qui n’est pas toujours le cas dans les faits 90). D’autre part, il faut arriver à cibler les ménages en ayant le plus besoin. Cela peut être ceux ayant les plus faibles revenus, mais pas nécessairement, par exemple dans le cas où l’État souhaite cibler des familles monoparentales défavorisées.

Par ailleurs, la conception d’un système socio-fiscal est, en elle-même, complexe et la superposition de dispositifs (prestations sociales, exonérations, etc.) peut nuire à la progressivité du système socio-fiscal notamment via des effets de seuil.91

La question des effets de seuil amène ainsi celle du ciblage précis de chaque politique de redistribution. Ainsi, durant la crise sanitaire de 2020 et la période de forte inflation en 2022 et 2023, en France, les 10-20% des plus faibles revenus ont été protégés grâce à des transferts directs et à l’indexation du SMIC sur l’inflation. Cela n’a, cependant, pas été le cas des ménages situés légèrement sous le revenu médian qui sont, selon une étude de l’OFCE portant sur la période 2021-2023, ceux ayant eu la plus faible croissance de revenus sur ces deux années, alimentant un sentiment de « déclassement social » de la part des classes moyennes.92

Une perception faussée des inégalités

Pour élaborer des solutions politiques à l’accroissement des inégalités, et trouver du soutien pour ces solutions dans la population, il faut d’abord poser des constats communs sur ce phénomène. Or il s’avère que les inégalités sont difficiles à percevoir et à analyser, et ceci pour un ensemble de raisons techniques et psychologiques

Des inégalités économiques complexes à lire : distinction entre patrimoine et revenu

Un premier facteur qui complique la perception des inégalités est leur caractère multidimensionnel. Nous avons expliqué, dans l’Essentiel 1, qu’elles ne se limitaient pas aux aspects monétaires : les inégalités d’accès à l’éducation et les discriminations affectent profondément les vies et les trajectoires des individus, même placés dans des conditions économiques comparables.

De plus, les inégalités de richesse elles-mêmes doivent se lire sur plusieurs niveaux. Un exemple notable est la distinction à opérer entre inégalités de revenu et de patrimoine 93, car les mécanismes qui régissent ces deux formes de richesse sont tout à fait différents :

  • Les revenus du travail (salaire ou rémunération d’un travailleur indépendant) sont des flux encadrés socialement (que ce soit de façon réglementaire avec le salaire minimum ou via les normes d’embauche telles les grilles de salaires en entreprise), relativement homogènes au sein d’une profession donnée, et non héritables.
  • À l’inverse, le patrimoine est un stock (c’est l’ensemble des possessions physiques et financières d’un individu) : il dépend fortement du contexte familial, et notamment de l’héritage – voir l’Idée reçue nº6.

Comme nous l’expliquons dans l’Essentiel 5, il repose de plus sur une dynamique d’accumulation, avec pour conséquence que, partout dans le monde, le patrimoine est bien plus concentré que les revenus.

En France, par exemple, au début des années 2020, les 10% des individus aux plus hauts revenus perçoivent 24% du revenu national avant redistribution tandis que les 10% les plus dotés en capital détiennent 47% du patrimoine.94 À l’échelle mondiale, les 10% des plus hauts revenus perçoivent 50% du revenu ; les détenteurs de patrimoine supérieur à 100000 $ détiennent 82% du patrimoine.95 Dans les deux cas, les 50% de la population les moins favorisés ne possèdent pratiquement rien : 8% du patrimoine en France et 2% à l’échelle mondiale.

Cette distinction n’est pas anodine : elle ne se résume pas au surplus d’inégalité de revenus engendré par les revenus du patrimoine.

En effet, les inégalités liées au patrimoine lui-même peuvent avoir des effets bien spécifiques sur les parcours des individus. Entrer dans l’âge adulte doté d’un capital fourni par ses parents, c’est pouvoir faire des études supérieures sans avoir à travailler pour les financer, ce qui a un impact majeur sur la réussite (probablement plusieurs dizaines de points de pourcentage de réussite aux examens) 96 ; c’est accéder tôt à la propriété 97, évitant ainsi le coût d’un loyer et l’anxiété associée au financement d’un logement ; c’est disposer d’un filet de sécurité permettant de prendre du temps pour se découvrir, choisir un métier correspondant à ses aspirations, prendre des risques.

Ainsi, les jeunes issus de milieux défavorisés font des choix de carrière plus conservateurs que leurs homologues plus aisés 98, privilégiant la rémunération sur le caractère épanouissant du travail ; à l’autre bout du spectre, le taux de création d’entreprise augmente fortement avec le niveau de capital 99 (du simple au double d’un bout à l’autre de la distribution des richesses).

En bref, pour appréhender correctement l’effet des inégalités monétaires sur les individus, il ne suffit pas de comparer leurs fiches de paie : il faut prendre en compte leur environnement social ainsi que les conséquences (pratiques, psychologiques, etc.) qu’elles ont sur leurs vies.

Les inégalités masquées par nos biais cognitifs

Au-delà de la difficulté à interpréter les chiffres, il faut s’interroger sur la perception qualitative des inégalités par les populations. Plusieurs travaux indiquent, en effet, que les individus estiment mal la distribution réelle des richesses. Ils mettent en évidence des biais psychologiques expliquant cette erreur et la difficulté à la corriger.

Selon une étude de la DREES parue en 2022, les Français évaluent mal leur position dans l’échelle des revenus : la plupart estiment être dans la moyenne, même lorsqu’ils occupent une position extrême. L’effet est spectaculaire pour les hauts revenus : 14% du panel interrogé appartenait au tiers le plus aisé de la population, mais seulement 2% en avait conscience. Et aucun ne pensait faire partie des 10% les plus favorisés.

Lecture : 13% de l’échantillon se situe dans le 5e décile 38 de la distribution des revenus et 27% de l’échantillon pense se situer dans ce cinquième décile. Cela traduit le fait que les personnes se croient plus « dans la moyenne » qu’elles ne le sont réellement.

inegalites_E7-2_perception-echelle-revenus

Source DREES, L’opinion des Français sur les inégalités reflète-t-elle leur position sur l’échelle des revenus ?, Études et Résultats, 2022

Une étude de 2013 101 propose une explication à ce phénomène : les personnes interrogées évalueraient leur richesse principalement par rapport à leur environnement immédiat, notamment géographique. C’est un exemple typique du biais cognitif de représentativité : les individus considèrent par défaut que leurs observations (ici, leur environnement socio-économique) sont représentatives de la population globale. Le manque de mixité sociale a ainsi pour conséquence de masquer l’ampleur des inégalités à toutes les catégories de population, riches comme pauvres.

Un autre biais psychologique pourrait être lourd de conséquences dans notre appréhension des inégalités : il s‘agit de la perception faussée des grands nombres.

Certains militants politiques ont tenté de traduire les grandes fortunes sur des échelles que nous maîtrisons, afin de choquer notre perception. Ainsi, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré a calculé 102 que si la plus ancienne hominidée connue, l’australopithèque Lucy, vieille de 3,2 millions d’années, avait touché le SMIC actuel et rien dépensé de son époque jusqu’à aujourd’hui, elle n’atteindrait pas la moitié de la fortune actuelle de Bernard Arnault ! De la même manière, divers sites ou pages internet proposent des représentations graphiques de grandes fortunes, en les comparant à des sommes d’argent plus familières.103

La surprise que suscitent ces conversions est significative : elle indique que nous échouons à donner du sens concret à des montants de plusieurs millions ou milliards d’euros. Là encore, la recherche en sciences cognitives propose une explication à ce phénomène : notre sens des nombres est principalement relatif 104, et nous mettons à peu près la même distance psychologique entre, d’un côté, 1000 euros et un million d’euros, et, de l’autre, un million et un milliard d’euros.

On retiendra qu’en matière d’économie et d’inégalités, notre intuition est souvent un mauvais guide, tant les quantités en jeu défient littéralement notre imagination et nos perceptions quotidiennes.

Perception de la redistribution

La question des inégalités est indissociable de celle de la redistribution. En plus d’être un mécanisme de mutualisation des risques comme évoqué dans l’Essentiel 6, la redistribution possède une justification économique : le « jeu » économique contient des mécanismes amplificateurs et cumulatifs 105, qui font diverger les fortunes des individus toutes choses égales par ailleurs. C’est ce qu’expriment intuitivement les expressions populaires « L’argent travaille pour soi », « On ne prête qu’aux riches », etc. La redistribution vient donc partiellement compenser ces effets.

Même ainsi, différents dispositifs de redistribution (impôt progressif, minima sociaux…) ont historiquement été contestés par de larges pans de la population, et leur application ou leurs montants font régulièrement l’objet de débats. Deux types de causes sont à l’œuvre dans ce rejet : certaines sont de l’ordre des valeurs, d’autres de l’ordre de la perception.

Examinons les principales critiques basées sur des valeurs :

  • La redistribution entraverait et découragerait la libre entreprise : au nom de quoi la collectivité s’approprierait-elle la richesse qu’une personne a généré par ses efforts et son ingéniosité ?
  • La redistribution (souvent requalifiée dans ce cas « d’assistanat ») irait à l’encontre de la responsabilité individuelle : chacun devrait gagner sa subsistance par son propre travail, et gravir l’échelle sociale s’il veut accroître ses revenus.
  • Les arguments du « darwinisme socia »l 106, qui ont eu un poids politique important par le passé et sont encore influents dans certains pays comme les États-Unis, d’après lesquels il serait légitime que les plus « doués » drainent les richesses et s’en servent pour développer la société à leur image, quitte à laisser les « incapables » dans la misère.

Ces jugements sont construits sur des postulats largement discutables, que nous examinons dans les Idées reçues 6 (sur la méritocratie) et 8 (sur l’égalité des chances).

Des arguments relevant des valeurs peuvent également leur être opposés : comme noté précédemment la richesse a tendance à s’entretenir elle-même, ce qui peut être jugé injuste, car indépendant de toute notion de mérite ou d’effort. On voit qu’il y a bien là un conflit entre des valeurs contradictoires, qui ne peut être tranché que par un débat politique (voir l’Essentiel 8).

D’autres critiques reposent sur une mauvaise perception des montants prélevés et distribués aux différents acteurs. Par exemple, le système fiscal français, construction historique hétéroclite, est peu lisible. Les citoyens ignorent leur propre taux de prélèvements obligatoires total (impôt direct, impôt indirect telle la TVA et charges sociales) – et a fortiori les taux acquittés par les autres.

Ainsi, le fait que les 1% des plus haut revenus sont proportionnellement moins imposés que le reste de la population est peu connu du grand public (Voir l’Essentiel 5).

Le montant total de la redistribution est aussi sujet à mésinterprétation, notamment du fait de l’astuce rhétorique consistant à publier des chiffres absolus plutôt que relatifs : les minima sociaux, par exemple, sont plus volontiers présentés en euros (30 milliards en 2023 107) qu’en proportion des dépenses publiques (2,1%).

Les droits de succession : un débat passionné reposant sur de mauvaises estimations

De mauvaises perceptions des chiffres en jeu affectent également le débat public sur l’héritage. Un sondage de 2022 108 et une étude du CREDOC de 2018 109 attestent à la fois d’un rejet des droits de succession et d’une grande méconnaissance du système. Les personnes interrogées échouent à répondre à des questions binaires comme l’existence de droits de succession pour des conjoints mariés ou pacsés, sous-estiment la valeur des hauts patrimoines, et surestiment de beaucoup le montant des droits versés en ligne directe, c’est-à-dire des parents ou grands-parents aux enfants (estimation de 22% en moyenne, quand la valeur moyenne réelle est inférieure à 5%).

Ce dernier biais pourrait être dû à l’existence de droits importants pour les héritages en ligne indirecte (60%) : il suffit d’un tel exemple d’héritage « sur-taxé » dans l’entourage d’un individu pour provoquer une forte émotion et lui faire rejeter l’ensemble du système, même sans le connaître.

Enfin, les valeurs jouent là aussi un rôle important sur la perception : plus de 80% des Français privilégient la proposition « L’impôt sur l’héritage devrait diminuer car il faut permettre aux parents de transmettre le plus de patrimoine possible à leurs enfant »s à celle-ci : « L’impôt sur l’héritage devrait augmenter car les héritages entretiennent les inégalités sociales. » Les valeurs familiales – et de travail – sont donc jugées plus importantes que la justice du système social.

La fraude sociale est un autre exemple de mauvaise estimation des données chiffrées, qui biaise l’opinion des individus, volontiers exploitée dans les discours politiques. Les Français la surestiment, se focalisant sur les exemples tirés de leur expérience ou des médias, alors que la proportion de fraudeurs observée lors de contrôles par les organismes sociaux est très faible – 1% pour la branche Famille de la CAF en 2022 110, 3% pour le RSA en 2009.note110

Cela peut être vu comme un biais de disponibilité : les personnes privilégient et surestiment les faits saillants à leur mémoire, en particulier lorsqu’ils sont stéréotypés. Il est ainsi instructif de comparer les montants de cette fraude dite « sociale » (fraude sur les prestations sociales) à ceux de la fraude fiscale : plusieurs estimations émanant de diverses institutions concluent que la seconde coûte 10 fois plus aux finances publiques que la première (environ 100 milliards contre 10 milliards en 2019).

Montants annuels détectés et estimés de la fraude fiscale et sociale en France (en milliards d’euros)

Lecture : en 2019, en France, la fraude fiscale détectée s’est établie à 13,7 milliards d’euros, tandis que la fraude aux cotisations sociales était estimée à 0,7 milliards d’euros. Les sommes totales de ces fraudes sont estimées, respectivement, à 80-100 milliards d’euros pour la fraude fiscale et à 6,8-8,4 milliards d’euros pour la fraude sociale (soit un rapport de 10).

inegalites_E7-3_fraude-fiscale-sociale

Source Quelle part de la fraude fiscale et sociale est réellement détectée ?, Statista, 2024

Les inégalités ne sont pas toutes injustes

Égalité et équité sont deux concepts fondamentaux dans la quête de justice sociale. Le dessin ci-dessous illustre bien la différence entre les deux.

inegalites_E8-1_Egalite-Equite

Source Image adaptée d’un dessin de l’UQAM, inspirée de l’illustration originale créée par Craig Froehle, University of Cincinnati.

Différence entre égalité et équité

Résumé simplement, l’égalité consiste à donner la même chose (droits, ressources, etc.) à chacun : elle prend un sens quasiment mathématique. L’équité cherche à donner à chacun selon ses besoins, visant ainsi à compenser les inégalités « naturelles » (handicap par exemple) et les inégalités systémiques (racisme, sexisme, etc.)

Prenons l’exemple de deux impôts en France :

  • La TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) est un impôt s’appliquant à tout bien consommable et à de nombreux services. Pour un produit donné, un taux fixe est appliqué au prix du bien, et est à acquitter par l’acheteur. Cette taxe à l’achat est « égalitaire » : tout le monde paye le même montant de TVA pour un bien donné, quels que soient ses revenus. Mais on peut arguer que c’est un impôt inéquitable ou injuste (on parle d’impôt « régressif »), puisqu’il pèse plus – en termes relatifs – dans le budget des ménages aux revenus faibles.111
  • À l’inverse, on dit de l’impôt sur le revenu qu’il est progressif : plus les revenus sont élevés, plus le taux d’imposition est -en principe- élevé. Il est donc conçu de manière plus équitable puisque chacun contribue selon ses moyens.112 Par exemple, en France en 2023, l’impôt sur le revenu comporte 5 tranches d’imposition : 0%, 11%, 30%, 41%, et 45%. Le principe est de ne pas taxer les premiers euros de revenus, de taxer les revenus suivants avec un taux « faible » (11% en l’occurrence), puis d’augmenter progressivement le taux auquel les revenus supplémentaires sont imposés. En conséquence, le taux moyen d’imposition -c’est-à-dire le rapport entre les impôts payés et les revenus perçus- augmente quand le revenu augmente.113

Tranches marginales pour l’impôt sur le revenu vs taux moyen d’imposition

Lecture : Pour une personne seule en France en 2023 – et quels que soient ses revenus -, les « premiers » revenus entre 0€ et 11 294€ ne sont pas imposés (0%), ceux entre 11 295€ et 28 797€ sont imposés à 11%, ceux entre 28 798€ et 82 341€ sont imposés à 30%, etc. De plus, en France, en 2023, une personne seule avec un revenu net imposable (après abattement) de 28 800 euros paie 6,7% d’impôts (c’est son taux moyen d’imposition).

Exemple : Si on prend le cas d’une personne seule ayant un revenu imposable de 32 000€ en 2023, le calcul de l’impôt est le suivant : la première tranche (0€ – 11 294€) n’est pas imposée. La seconde tranche (11 295€ – 28 797€) est imposée à 11%, soit 1925€. La troisième tranche (28 798€ – 32 000€ dans ce cas) est imposée à 30%, soit 961€. Soit un impôt sur le revenu de 2886€, et un taux moyen d’imposition de 9%. Le même calcul s’applique quels que soient les revenus totaux.

inegalites_E8-1_tranches-impots-france-2023

Source Comment calculer votre impôt d’après le barème de l’impôt sur le revenu ?, Bercy Infos, economie.gouv.fr. Lien consulté le 24/02/2024.

En cherchant ce qui est « juste », l’équité peut donc créer des situations techniquement « inégales » (dans notre exemple, des taux d’imposition différents).

Certains processus à l’origine des inégalités peuvent être considérés comme équitables, tandis que d’autres sont manifestement inéquitables et suscitent à juste titre le mécontentement ou la colère.

Angus Deaton, Project Syndicate, 2017

De nombreuses approches théoriques de l’équité

La question de l’équité est particulièrement complexe et différentes approches ont été portées par des philosophes, politologues et économistes. Cette sous-section, volontairement non exhaustive, se concentre sur les travaux de trois penseurs de l’équité au XXe siècle : John Rawls, Michael Walzer, et John Roemer.

Le voile d’ignorance de John Rawls

Le philosophe américain John Rawls a significativement contribué à la réflexion sur les « inégalités justes » avec son ouvrage Théorie de la Justice (1971). Il y affirme qu’il existe des inégalités justes et que tout désir d’égalisation (réduction des inégalités) n’est pas juste ou souhaitable.114

John Rawls a théorisé le concept de « voile d’ignorance » (veil of ignorance) qui permettrait de construire une société plus juste. Cette expérience de pensée consiste à ce que les individus conçoivent les principes de justice d’une société sans avoir connaissance de leur propre position sociale ou économique. En se plaçant derrière ce voile d’ignorance -et étant ainsi dans une « position originelle »-, les personnes sont incitées à élaborer des principes de justice qui ne favorisent aucun groupe spécifique. Selon Rawls, elles feraient alors le choix qui produit le plus haut rendement pour les personnes les moins avantagées.

Les sphères de Justice de Walzer

L’expérience de pensée – pionnière – proposée par Rawls a néanmoins été contestée par divers penseurs, parmi lesquels le philosophe américain Michael Walzer. Tandis que pour Rawls les principes de justice devraient s’élaborer en ignorant les identités et les singularités des sociétés, Walzer promeut une vision plurielle et plus concrète de la justice – c’est-à-dire qui ne se base pas sur une expérience abstraite et universaliste.115 Il parle ainsi de « complex equality ».

Dans son ouvrage principal, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983), Walzer centre ses propos sur les différentes formes d’inégalités et sur le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Selon lui, le sens culturel des biens doit déterminer leur distribution juste. Autrement dit, on ne peut pas donner une réponse unique à l’ensemble des inégalités, il faut traiter différemment les inégalités de richesse, d’accès à l’éducation, etc.

Pour symboliser cela, il introduit dans sa théorie différentes « sphères de justice » (le pouvoir politique, la richesse, le travail ou encore l’éducation). Dans une société donnée, d’une sphère à l’autre, la distribution « juste » ne serait ainsi pas la même. Par exemple, si le pouvoir politique doit être également réparti, des inégalités de richesse peuvent subsister sans que cela pose nécessairement de problème de justice sociale. Walzer ajoute que la domination au sein d’une sphère ne doit pas mécaniquement entraîner la domination dans une autre sphère. Par exemple, la richesse ne devrait pas donner plus de pouvoir politique. Selon lui, les différentes sphères de justice doivent être indépendantes.

Équité et égalité des chances chez Roemer

Enfin, notons que des travaux sur la notion d’équité ont également nourri des réflexions sur la notion d’égalité des chances (voir l’Idée Reçue 8 pour plus de détails sur l’égalité des chances). Citons ici l’économiste et politologue John Roemer qui a soutenu l’idée selon laquelle l’équité exigeait une « politique d’égalité des chances ».

Dans son ouvrage Égalité des chances (1998), il affirme que les inégalités ne devraient être le résultat que de différences liées à des choix personnels (comme l’effort 116), et non pas à des aspects incontrôlables par les individus (niveau d’éducation des parents, genre etc.).

Pour Roemer, le marché est un mécanisme efficace pour allouer les ressources, mais il peut également engendrer des inégalités qui ne sont pas nécessairement justes. Son approche cherche à concilier la fixation des prix par les marchés avec une plus forte intervention de l’État – qui serait davantage détenteur de moyens de production – de sorte notamment à empêcher une trop forte concentration du capital.

Roemer soutient finalement que, pour atteindre cet objectif, les politiques publiques doivent pouvoir intervenir et cibler les facteurs non maîtrisables par les individus afin de réduire leur influence sur les résultats économiques individuels, assurant ainsi une plus grande équité.117

Ces trois penseurs ont incontestablement contribué à la réflexion sur la notion d’équité, en soulignant sa complexité. De nombreux autres philosophes et économistes ont également participé à cette réflexion (voir par exemple l’approche par les capabilités de Amartya Sen présentée dans l’Essentiel 1). Ces approches demeurent, néanmoins, théoriques et invitent à s’interroger, en pratique, sur ce que sont des inégalités justes.

En pratique, comment définir des inégalités « justes » ou acceptables

Cette réflexion théorique sur l’équité, importante pour construire une société « juste », pose en pratique de nombreuses questions. Nous nous concentrons ici sur le sujet de la rémunération.

Notons d’abord qu’une égalité parfaite n’est pas souhaitable : il ne paraît pas « juste », par exemple, de vouloir payer au même salaire une employée peu qualifiée et une chirurgienne, qui n’ont, d’une part, pas fait les mêmes études 118 et, d’autre part, n’assument pas le même niveau de responsabilités au quotidien.

Dans le Petit bréviaire des idées reçues en économie (La Découverte, 2003), Ioana Marinescu et Gilles Raveaud prennent un autre exemple, fictif : celui de deux manutentionnaires, Laurel et Hardy ; ce dernier étant deux fois plus fort physiquement que Laurel. S’ils sont payés au résultat (au nombre de caisses déplacées par exemple), alors Hardy pourrait être payé deux fois plus que Laurel, en fournissant le même effort physique. Mais s’ils sont payés à l’heure, les deux recevront le même salaire pour une valeur créée (pour leur entreprise) différente. Cet exemple illustre bien à quel point la question de la mise en pratique d’une équité dans les rémunérations est complexe.

Quelle différence de rémunération est « justes » ou au moins « acceptable »

Bien qu’il n’y ait pas de « bonne » réponse à cette question, une piste de réflexion est de regarder les rapports de rémunération entre PDG et salariés.

La courbe ci-dessous montre, ainsi, l’évolution du rapport de revenus entre PDG et salariés pour les 350 plus grandes entreprises américaines depuis 1965. Malgré quelques fluctuations, on voit clairement que ce rapport est environ 10 fois plus grand aujourd’hui que dans les années 1970.

Évolution du rapport de revenus entre PDG et salariés pour les 350 plus grandes entreprises américaines (1965 – 2022)

Lecture : la rémunération des PDG inclut ici le salaire, le bonus et les « stock-options ». Le montant des actions et « stock-options » est calculé au moment de l’attribution de la rémunération. Si l’on considère l’évolution de la valeur de ces actions (a posteriori), le rapport est alors supérieur à la courbe ci-dessus. La rémunération des salariés est la rémunération annuelle moyenne (salaires et avantages) pour un salarié à temps plein ayant un emploi de production (non-superviseur) dans les industries dans lesquelles les 350 entreprises considérées opèrent.

inegalites_E8-3_remuneration-PDG-salaries-USA-1965-2022

Source CEO pay in 2022, Economic Policy Institute.

Une étude publiée en 2014 119, basée sur les réponses de plus de 55 000 personnes dans 40 pays, estimait qu’ un PDG ne devrait pas gagner plus de 7 fois ce que gagne le salarié le moins bien payé de son entreprise.120

En 2020, un rapport de l’Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social 121 suggère que « dans la perspective d’une justice redistributive, associée au développement durable et à des changements en profondeur, un ratio de l’ordre de 10-30 pour 1 pourrait être considéré comme juste. »

En France, Gaël Giraud et Cécile Renouard recommandaient en 2012 un plafonnement de ce ratio a 12 122, en se basant sur des sondages demandant à des Français le salaire maximal qu’une personne devrait pouvoir toucher en France, et en se fondant sur les grilles indiciaires existantes de la fonction publique. On notera que ce ratio de 12 est proche de ce qui était en place dans les grandes entreprises américaines dans les années 1970, tandis qu’aujourd’hui nombre d’entreprises présentent un ratio bien supérieur à 100.

Enfin, dans un rapport de 2023 123, Oxfam plaidait pour limiter « dans un premier temps, [l’]écart de rémunération de 1 à 20 entre le salaire du ou de la dirigeant.e et le salaire médian de l’entreprise », notant au passage que le plafonnement de rémunération (450 000 euros) dans les entreprises publiques, dont l’État est actionnaire majoritaire, a produit des effets notables chez EDF, où « en 2011, l’écart était de 23, mais est passé dix ans plus tard à 5,35 ».

La rémunération du travail ne reflète pas nécessairement sa valeur pour la société

Selon la théorie économique la plus répandue dans les milieux académiques (théorie issue de l’école de pensée néoclassique 124), la contribution à la société d’une activité ou l’équité des rémunérations n’entreraient a priori pas en compte pour fixer les rémunérations des différents métiers : c’est la loi de l’offre et de la demande – donc un mécanisme de marché – qui déterminerait les salaires.

Les salaires élevés correspondraient donc aux compétences les plus recherchées et les moins disponibles sur le marché, reflétant une « productivité marginale » plus importante. Autrement dit, cela signifie que le salaire devrait refléter (directement) la valeur ajoutée (d’un point de vue économique) du salarié. Cette théorie se révèle néanmoins largement invalidée dans les faits (voir nos modules sur le travail et sur l’entreprise) – comme en témoignent par exemple les différences salariales hommes-femmes pour une même activité.

La crise du COVID-19 a mis en évidence à quel point les rémunérations ne sont pas corrélées à la valeur sociale (c’est-à-dire à l’intérêt pour la société) du travail réalisé. La pandémie a en effet souligné le caractère essentiel des travailleurs et travailleuses de la « première ligne » : infirmières, vendeuses, éboueurs, etc. Des métiers souvent peu reconnus, mal payés, aux horaires inconfortables.125 Elle a aussi mis en lumière le « travail invisible », le plus souvent pris en charge par les femmes, des tâches domestiques et familiales.126

Définir la « valeur » du travail est donc une question complexe. En pratique, aujourd’hui, de nombreux facteurs jouent pour déterminer une rémunération : niveau d’études requis, compétition sur le marché du travail, localisation, politique fiscale (avec des exonérations de charges pour certains salaires qui incitent les entreprises à proposer certains niveaux de rémunération), etc. Une piste de réflexion pour intégrer dans la rémunération du travail sa contribution sociale existe avec la « Valeur de Shapley ».

La Valeur de Shapley constitue une manière de calculer la contribution d’une personne au bien collectif : on mesure la réduction de bien-être collectif (de création de valeur économique) provoquée par l’absence de cette personne/compétence. […]. Selon la valeur de Shapley, la contribution d’une aide-soignante en cas, par exemple, d’épidémie nationale, est donc nettement supérieure à celle d’un trader financier. Même si la probabilité d’une pandémie nationale est faible (sic), la rémunération d’une aide-soignante, en temps normal, devrait donc refléter sa contribution au bien collectif en cas de catastrophe pondérée par la probabilité d’occurrence d’une telle catastrophe.

À l’évidence, les salaires que nous observons aujourd’hui ne sont donc pas uniquement fonction de l’utilité sociale (au sens de Shapley) de ceux qui les perçoivent.

Gaël Giraud et Cécile Renouard, 2013

Des inégalités extrêmes sont défavorables à l’écologie et à une transition juste

Différents mécanismes permettent d’expliquer en quoi les pays les plus inégaux sont les moins susceptibles d’agir pour l’écologie.

Des inégalités extrêmes ne sont pas propices à une gouvernance environnementale ambitieuse

Dans les sociétés caractérisées par des inégalités marquées, notamment dans les pays en développement, les individus les plus fortunés détiennent souvent une influence considérable qui va au-delà du domaine économique.

Ils peuvent exercer un pouvoir significatif sur les décisions politiques et les régulations.127 Lorsque ces grandes fortunes ont développé leur richesse en exploitant les ressources naturelles de leur pays, ils ont tendance à s’opposer à des politiques régulatrices concernant l’exploitation et le traitement des ressources naturelles – celles-ci pouvant nuire à leur activité commerciale. Cet aspect n’est pas anodin. sachant que, selon le rapport 2024 de l’International Resource Panel, initiative lancée par le PNUE en 2007 pour améliorer l’état des connaissances sur l’utilisation des ressources naturelles (biomasse, énergies fossiles, métaux et minéraux non métalliques), les activités d’extraction et de traitement de ressources naturelles seraient associées à près de 90% de la perte en biodiversité et du stress hydrique dans le monde.128

Volume d’extraction mondiale de matériaux, 1970-2024, en millions de tonnes.

Lecture : en 1970, 30,9 milliards de tonnes de matériaux ont été extraits à l’échelle mondiale.

inegalites_E9-1_extraction-materiaux-monde-1970-2024

Source Global Resources Outlook 2024: Bend the Trend – Pathways to a liveable planet as resource use spikes, Programme des Nations Unies pour l’environnement, p. 26, 2024.

Qui plus est, les opportunités de croissance que présente l’extraction de matières premières sont rarement captées par l’ensemble de la population (voir également l’Idée Reçue 3). Au contraire, l’expression consacrée, « la malédiction des ressources naturelles » 129, souligne les enjeux politiques et sociaux auxquels font face les pays dont l’économie repose, notamment, sur l’extraction de ressources naturelles.

La croissance du secteur minier et pétrolier observée dans plusieurs pays a […] accéléré leur croissance économique globale, mais a creusé les inégalités […]. Si l’augmentation des richesses issues de l’exploitation minière est une bonne nouvelle, ce filon doit être géré avec précaution afin de réduire les fuites de capitaux et d’éviter « la malédiction des ressources naturelles » et l’augmentation de la pauvreté et des inégalités.

Oxfam France, Pour en finir avec la malédiction des ressources naturelles, 2010

Étant donné ces risques, la lutte contre la corruption ainsi que la mise en place d’institutions indépendantes peuvent jouer un rôle clef pour la stabilité sociale et l’engagement écologique de certains pays en développement.

Ainsi, une étude menée sur 26 provinces de Chine entre 1995 et 2017 s’est attelée à démontrer que la lutte contre la corruption pouvait avoir un double impact positif 130. Elle renforce non seulement la stabilité sociale et l’équité d’une société, mais elle se révèle aussi être un outil puissant pour améliorer la gouvernance environnementale.

Dans un rapport sur les inégalités de revenu en Afrique subsaharienne paru en 2017 131, le Programme des Nations unies pour le développement recommande la mise en place d’institutions fortes et transparentes dans les pays en développement dépendants de leurs ressources naturelles afin de garantir que l’extraction de ces ressources se fasse de manière inclusive, n’encourage pas la corruption, et n’engendre pas d’augmentation des inégalités.

La transition écologique doit être juste et de ne pas amplifier les inégalités

La relation entre inégalités et écologie peut aussi s’expliquer par les défis liés à l’adoption de politiques environnementales ambitieuses. Même si elles sont essentielles, ces politiques peuvent souvent affecter de manière disproportionnée les plus pauvres de la société, quand elles ne prennent pas en compte les impacts sociaux.

Par exemple, les politiques environnementales visant à donner un prix aux pollutions peuvent avoir un impact important sur le niveau de vie des plus démunis (surtout quand elles concernent les pollutions liées aux énergies fossiles) – voire sur les classes moyennes -, alors que les plus aisés restent en mesure de payer des taxes supplémentaires. In fine, cela implique que ces politiques n’encouragent pas de manière égale à la sobriété les plus pauvres et les plus riches.

La transition est spontanément inégalitaire. Même pour les classes moyennes, la rénovation du logement et changement du vecteur de chauffage d’une part, acquisition d’un véhicule électrique en lieu et place d’un véhicule thermique d’autre part, appellent un investissement de l’ordre d’une année de revenu. […] Le coût économique de la transition ne sera politiquement et socialement accepté que s’il est équitablement réparti. […] La transition demandera à tous des efforts substantiels d’adaptation de leur mode de vie, dont il ne serait pas éthiquement admissible que les plus aisés s’exonèrent en se bornant à payer plus cher les mêmes consommations.

Jean Pisani-Ferry, Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, 2023.

C’est ainsi qu’en 2022, en pleine crise de l’énergie exacerbée par la guerre en Ukraine, les jets privés, utilisés par une minorité d’ultra-riches, ont fait l’objet de débats animés en France, en particulier du fait des inégalités environnementales mises en évidence par ce dossier. Dans un contexte où l’ensemble des citoyens étaient fortement incités à faire des économies d’énergie pour des raisons économiques et écologiques, quelques individus très aisés s’arrogeaient (et s’arrogent toujours) le droit de consommer et d’émettre des gaz à effet de serre sans limite lors de leurs voyages en jet privé.

Cette disparité a suscité des débats sur la nécessité d’une approche plus équitable et inclusive dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre – à ce titre, un sondage de Cluster 17 a révélé que plus de trois-quarts des Français estimaient, en 2022, que « la sobriété énergétique est imposée seulement au peuple, mais pas aux élites ».132

Des inégalités extrêmes minent la cohésion sociale et le bien-être

Inégalités et cohésion sociale

Le fait que des inégalités extrêmes minent la cohésion sociale est désormais assez consensuel. Des pays très inégalitaires 133, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, le Chili, le Mexique, l’Argentine, la Chine et les États-Unis (pour lesquels en 2020 le coefficient de Gini 19 était supérieur à 0,35 135), sont plus sujets à des fractures sociales majeures.

Le Brésil est ainsi souvent cité comme un pays où les inégalités économiques et sociales affectent fortement la cohésion de la société. Malgré quelques progrès depuis les années 1980, la société brésilienne demeure une des plus inégalitaires au monde – les 5% des plus hauts revenus cumulent les mêmes revenus que tout le reste de la population – ce qui nourrit de hauts niveaux de violence et de criminalité.136

Les inégalités extrêmes [au Brésil] engendrent des conflits, de la violence et de l’instabilité. Tous les Brésiliens, quelle que soit leur classe sociale ou leur ethnicité, sont touchés par cette crise des inégalités. C’est ce qui nous unit.

Katia Maia, Directrice d’Oxfam Brésil

Bien sûr les inégalités extrêmes ne sont pas la seule explication du haut niveau de criminalité. D’autres facteurs tels l’évolution de la législation sur le port des armes à feu ou le taux de chômage élevé ont incontestablement nourri les hauts niveaux de violences qui existent au Brésil. Cependant, la littérature étudiant la criminalité au Brésil – et en Amérique du sud de manière plus générale – s’accorde pour citer les inégalités de richesses comme un des principaux facteurs expliquant les hauts niveaux d’insécurité.137

On peut également lire dans une déclaration commune du ministère du travail français, de l’OIT, de l’OCDE, et du FMI :

Dans le monde entier, l’aggravation des inégalités au sein des pays pose des risques pour la croissance inclusive, la stabilité économique et la cohésion sociale, tant dans les économies avancées que dans les pays en développement. […] de fortes inégalités contribuent à saper la confiance dans les institutions démocratiques et peuvent, en fin de compte, remettre en question le fondement de notre système de coopération internationale fondé sur des règles.

Paris Joint statement, 2019

Dans leur livre, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous (Les petits matins, 2013), les deux chercheurs britanniques Kate Pickett et Richard Wilkinson mettent en évidence les corrélations existantes entre le caractère inégalitaire d’une société et les nombreux maux qui l’affectent (santé, espérance de vie, obésité, santé mentale, taux d’incarcération ou d’homicide, toxicomanie, grossesses précoces, succès ou échecs scolaires, bilan carbone et recyclage des déchets).138

Même si un lien de causalité directe entre inégalités et indicateurs de bien-être ne peut être établi avec certitude 139, il ressort de leurs travaux que dans des pays inégalitaires, les différents indicateurs de cohésion sociale, de bien-être et d’état de l’environnement sont plus faibles que dans des États plus égalitaires. Ces indicateurs ne sont, par contre, pas corrélés au niveau du PIB par habitant comme en témoigne l’exemple des États-Unis : malgré un PIB par habitant parmi les plus élevés au monde, les États-Unis présentent une espérance de vie plutôt faible pour un pays développé, un taux d’obésité important, et un taux d’homicide anormalement élevé – ces trois indicateurs étant ici associés aux notions de cohésion sociale et bien-être.140

Inégalités et bien-être subjectif

Au-delà d’indicateurs objectifs, d’autres études portant sur l’évaluation subjective du bien-être des populations cherchent à étudier les liens potentiels entre bien-être et inégalités : il en ressort que les populations vivant dans des pays plus égalitaires ont également tendance à se déclarer plus heureuses (Voir également notre module sur le PIB pour en savoir plus sur les indicateurs subjectifs du bien-être).

Cette relation entre inégalités et bien-être peut s’expliquer par un sentiment d’injustice et un manque de confiance envers les dirigeants. Sans surprise, ces sentiments sont particulièrement ressentis par les personnes les plus défavorisées – qui rapportent une satisfaction et un bien-être plus faible que les personnes plus aisées. De même, l’augmentation des inégalités a tendance à donner le sentiment aux plus pauvres que leur chance de « remonter l’échelle sociale » est limitée.141

Des études suggèrent également que les inégalités jouent un rôle déterminant pour le bien-être dans la mesure où elles conduisent à une comparaison avec autrui. Comme nous le mentionnons dans l’Essentiel 7, la perception des inégalités se fait en grande partie par la comparaison avec son entourage.

Partant de ce résultat, des travaux ont démontré que ce ne sont pas uniquement les revenus d’une personne qui déterminent son bien-être, mais également sa capacité à comparer ses revenus avec ceux de son entourage.141 En d’autres termes, à revenu égal, des personnes vivant dans des quartiers plus riches se déclarent moins satisfaites de leur vie que des personnes vivant dans des quartiers similaires où le revenu moyen est légèrement inférieur.143

Il en ressort que les populations sont davantage « satisfaites » de leur vie quand elles vivent dans un pays plus égalitaire -ce lien étant particulièrement bien établi pour les pays d’Europe occidentale.144

Les populations les plus démunies sont plus fortement impactées par les crises écologiques

Comme nous l’expliquons en introduction de ce module, il existe plusieurs types d’inégalités environnementales :

Nous nous concentrons ici sur les deux premiers types d’inégalités, en commençant par celles liées au changement climatique, pour lesquelles une vaste littérature est disponible.

Partout dans le monde, la crise climatique touche d’abord les plus pauvres

Au niveau international, les pays pauvres sont les plus vulnérables au réchauffement climatique

Que l’on regarde à une échelle nationale ou au niveau mondial, les populations les plus pauvres sont les plus vulnérables à la crise climatique, alors même qu’elles sont responsables de moins d’émissions de gaz à effet de serre (GES).

Ainsi, les 45 pays les moins avancés (PMA), définis par les Nations-unies comme « le groupe de pays le plus pauvre et le plus faible au sein de la communauté internationale », concentrent 28% des personnes affectées par les catastrophes climatiques alors qu’ils abritent 14% de la population mondiale et émettent moins de 4% des émissions de CO2.

Le catastrophes climatiques affectent de plus en plus de personnes dans les pays les moins avancés

inegalites_E11-1_catastrophes-climatique-pays-moins-avances

Source Least Developed Countries Report 2022, UNCTAD

Lecture : en 2018, 28,6% des personnes touchées par des catastrophes climatiques dans le monde habitaient dans les pays les moins avancés.

D’après le FMI, l’Afrique Sub-Saharienne, qui concentre environ 60% des personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans le monde, « est peut-être la région la plus vulnérable aux chocs climatiques. Un tiers des sécheresses dans le monde se produisent déjà en Afrique subsaharienne. Compte tenu de sa dépendance à l’égard de l’agriculture pluviale, la région est particulièrement exposée à la hausse des températures et aux phénomènes météorologiques extrêmes. » 145 Le FMI rappelle au passage qu’il s’agit « de la région qui contribue le moins aux émissions mondiales de CO2, avec moins de 3% du total. »

Oxfam a calculé 146 que dans les 10 pays ayant fait l’objet du plus grand nombre d’appels humanitaires de l’ONU liés à des phénomènes météorologiques extrêmes entre 2000 et 2021, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë a plus que doublé, passant de 21 à 48 millions de personnes.

Adelle Thomas, vice-présidente du groupe de travail 2 du GIEC portant sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité climatiques explique que « les pertes et dommages [liés au réchauffement climatique] » 147 » affectent de manière disproportionnée les pays en développement et les populations vulnérables, comme les personnes en bas de l’échelle socio-économique, les personnes migrantes, les personnes âgées, les femmes et les enfants. » 148 Rappelons ici que, d’après l’Unicef, la moitié des personnes pauvres dans le monde sont des enfants.149

Climat : une trappe à pauvreté qui nourrit les inégalités

Plus de 130 millions de personnes supplémentaires pourraient tomber dans la pauvreté à cause du changement climatique d’ici à 2030, d’après les estimations de la Banque Mondiale.150

« Le réchauffement climatique constitue un piège à pauvreté, compliquant l’adaptation au changement climatique dans les pays en développement, particulièrement dans les pays aux niveaux de revenus les plus faibles en raison de leur faible résilience et de leur forte vulnérabilité socioéconomique ». C’est la conclusion de travaux menés par trois économistes de la Banque de France en 2021.151

Deux chercheurs de Stanford estiment même que, sur la période 1961–2010, le dérèglement climatique a augmenté de 25% les inégalités entre pays.152

La vulnérabilité au changement climatique augmente aussi les inégalités au sein des pays, en particulier dans les pays en développement, d’après une étude du FMI en 2022.153

Dans les pays riches, ce sont aussi les plus pauvres qui souffrent le plus du réchauffement climatique

Les personnes qui sont déjà vulnérables, dont entre autres les populations à faible revenu et d’autres communautés marginalisées, ont une moindre capacité à se préparer et à faire face aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux impacts climatiques, et vont certainement être plus durement affectées.

4ème Évaluation nationale sur le climat du Programme de Recherche Américain sur le Changement Global, 2018

En 2021, l’Agence de protection de l’environnement (EPA), a publié une étude détaillée 154 des impacts du réchauffement climatique sur quatre populations « socialement vulnérables » aux États-Unis : bas revenus ; minorités (Africains-Américains, Hispaniques, etc.) ; non diplômés ; 65 ans et plus.

Elle conclut que « les minorités ethniques et raciales sont particulièrement vulnérables aux conséquences les plus importantes du dérèglement climatique. »

Par exemple, en 2021, les Noirs Américains avaient un risque 40% plus élevé que le reste de la population de vivre dans des endroits où la mortalité due à des températures extrêmes augmentera le plus avec un réchauffement à +2ºC.

On peut aussi, bien sûr, citer l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005, ou encore les inondations monstres de Houston en 2017, causées par l’ouragan Harvey.155 Dans les deux cas, ce sont les quartiers Noirs et pauvres qui ont été touchés de manière disproportionnée, la vulnérabilité de ces quartiers et de leur population étant le résultat de choix politiques. Ainsi par exemple, une enquête du ministère du Logement et du Développement urbain des États-Unis rendue publique en 2022, a montré que l’État du Texas avait largement privilégié les communautés blanches dans l’allocation de fonds fédéraux destinés à prévenir les catastrophes naturelles. 156

Dans l’imaginaire collectif, les catastrophes naturelles ne font pas de discrimination, et au contraire s’abattent sur tous de la même façon. Les ouragans ne choisissent pas les victimes en fonction de leur race, de leur genre ou de leur classe, mais ces catastrophes ne se produisent pas non plus dans des vides historiques, politiques, sociaux ou économiques. Au contraire, les conséquences de ces catastrophes reproduisent et exacerbent l’ampleur des inégalités existantes et mettent souvent en évidence l’importance des institutions politiques, des processus, des idéologies et des normes.

Race, Gender and Class Lessons from Hurricane Katrina, 2007

En France, selon un sondage réalisé en 2022 157, 76% des personnes vivant dans des Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville (QPV) 158 déclarent subir une température trop élevée l’été dans leur logement, et 52% une température trop basse l’hiver. Pour l’ensemble de la population, ces pourcentages sont de 56% et 35% respectivement.

D’après l’Insee, « en France métropolitaine, 3,5 millions de ménages ont déclaré avoir souffert du froid dans leur logement au cours de l’hiver 2005, soit 14,8 % des ménages. Cette proportion atteint 22 % chez les 25% les plus modestes et 10 % parmi les 25% les plus aisés. »159

Enfin, si très peu d’études existent sur le sujet 160, de manière évidente, les personnes sans domicile fixe sont particulièrement à la merci des événements extrêmes en augmentation du fait du réchauffement global.

Inégaux face aux dommages climatiques, inégaux face aux coûts de l’adaptation

Les pays les plus pauvres, en plus d’être plus vulnérables aujourd’hui, le seront également demain. En effet, d’une part, ils ont moins la capacité de réparer et compenser les dommages (reconstruire les infrastructures, commerces et maisons après un cyclone ou encore indemniser des récoltes perdues) et d’autre part, ces pays n’ont pas non plus les moyens de prévenir les destructions causées par le changement climatique (systèmes d’alerte précoces, transformation de l’agriculture, construction d’infrastructures résistantes, etc.).

C’est ce que montre, par exemple, le classement annuel établi par la Notre Dame Global Adaptation Initiative (ND-Gain). Ce classement de l’Université de Notre Dame (États-Unis) est utilisé par différents acteurs économiques et politiques (gouvernements, FMI, agences de notation…) pour évaluer la capacité des États à faire face au dérèglement climatique.

Cette évaluation se base sur des indicateurs de vulnérabilité et de capacité d’anticipation (readiness) :

  • La vulnérabilité (vulnerability) mesure l’exposition, la sensibilité et la capacité d’adaptation d’un pays aux impacts négatifs du changement climatique.
  • La capacité d’anticipation (readiness) recouvre la capacité de l’État à lever des fonds et à mettre en œuvre des actions d’adaptation. Le ND-Gain regarde en particulier les aspects économiques, de gouvernance et sociaux.

Le graphique ci-dessous illustre bien la fragilité des PMA et leur manque de capacité à s’adapter.

Lecture : Les points de couleur représentent les 45 PMA, à l’exception du Soudan du Sud, qui ne figure pas dans l’index ND-Gain, en raison du manque de données.

Les pays situés dans le quadrant supérieur gauche (en rouge) sont très vulnérables aux changements climatiques, et ont de faibles capacités d’anticipation.

Seuls 5 pays parmi les PMA (Kiribati, Rwanda, îles Salomon, Timor-Leste, Tuvalu) sont dans le quadrant supérieur droit, c’est-à-dire qu’ils sont fortement vulnérables mais ont une certaine capacité d’anticipation pour mettre en œuvre des actions leur permettant de s’adapter au réchauffement climatique.

inegalites_11-2_exposition-vulnerabilite-pays-moins-avances

Source ND-Gain, données 2021

En 2019-2020, moins de 8% des financements climat (publics et privés) dans le monde étaient dédiés à l’adaptation, soit environ 49 milliards de dollars.161 Or, les investissements nécessaires à l’adaptation des pays en développement sont estimés entre 160 et 340 milliards de dollars par an d’ici à 2030 par le Programme des Nations unies pour l’Environnement, qui souligne également :

Les coûts/besoins estimés d’adaptation sont actuellement 5 à 10 fois supérieurs aux flux de financements internationaux, et le déficit de financement de l’adaptation continue de se creuser.

Programme des Nations unies pour l’Environnement, 2022

Dans les pays développés, l’adaptation est également moins accessible aux ménages modestes : comme évoqué dans l’Idée reçue 5, isoler son logement par exemple, implique un investissement non négligeable, qui n’est pas nécessairement à la portée des petits propriétaires. Quant aux locataires, ils sont dépendants de leur bailleur et du marché de l’immobilier.

Impossible d’assurer sa maison dans un monde trop chaud ?

De plus en plus de régions à travers le monde deviennent inassurables. En Californie par exemple, plusieurs grandes compagnies d’assurance ont, en 2023, « mis en pause » la signature de nouveaux contrats. L’une d’elle, AllState, explique que « le coût [pour la compagnie d’assurance] d’assurer de nouveaux propriétaires en Californie est bien supérieur au prix qu’ils payeraient, à cause des feux de forêts, de coûts de réparation en hausse et de coûts de réassurance plus élevés. »162

Des familles aux revenus faibles sont donc confrontées à des choix impossibles : rester chez elles sans assurance et risquer de tout perdre ; payer une assurance au-dessus de leurs moyens ; vendre leur maison bien en-dessous de ce qu’ils en espéraient et chercher un autre endroit où vivre.

Cet exemple est loin d’être isolé : en Australie, plus d’un demi-million de maisons (1 sur 25) sera « inassurable » d’ici à 2030.163 En France, Alain Chrétien, maire de Vesoul et membre du bureau de l’Association des maires de France, estimait qu’entre 1 000 et 2 000 communes ont vu leur contrat d’assurance résilié ou leurs cotisations augmenter dramatiquement en 2024.164

Rappelons enfin qu’une grande partie du monde n’est pas assuré : en 2018, dans une étude portant sur 43 pays, la compagnie d’assurance Lloyds estimait à 162,5 milliards de dollars la valeur des biens non assurés – dont 96% dans les pays en développement.165

Cette estimation cache une autre réalité : le manque de données fiables pour évaluer les dommages. En 2023, une étude du Bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophes estimait que, sur plus de 11 000 catastrophes naturelles ayant eu lieu entre 1990 et 2020, dans 88% des cas, les données sur les biens couverts par des assurances manquaient. Pour les coûts de reconstruction, les données étaient absentes dans 96% des cas.166

Au-delà des investissements financiers nécessaires à l’adaptation, les communautés impactées payent un prix social, culturel, affectif 167 : en 2016, les habitants de l’Isle de Jean-Charles en Louisiane ont dû être déplacés à l’intérieur des terres, en raison de la disparition progressive de leur île. Un coût de 48 millions de dollars pour l’État fédéral 168, la perte d’un mode de vie, d’une culture et d’une partie de leur identité pour la communauté.

Pollutions et inégalités environnementales

De même, les pollutions et destructions environnementales diverses touchent avant tout les populations les plus fragiles, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays riches.

En 2024, l’Agence européenne de l’environnement affirmait : « les communautés ayant les plus faibles niveaux de revenus et d’éducation sont plus souvent impactées par la pollution de l’air, de l’eau et la pollution sonore. […] Dans de nombreux cas, les groupes vulnérables sont exposés à de multiples risques environnementaux et climatiques. »169

Une étude collective Pollution and health: a progress update, publiée en 2022 par The Lancet Planetary Health, estime que « [entre 2000 et 2019], les morts dues à des formes modernes de pollution (par exemple la pollution de l’air ambiant et la pollution chimique toxique) ont augmenté de 66%, en raison de l’industrialisation, l’urbanisation chaotique, la croissance démographique, l’utilisation de combustibles fossiles et l’absence de politiques nationales ou internationales adéquates en matière de produits chimiques. »

D’après les auteurs, ces formes de pollutions modernes représentent environ 5,8 millions de morts par an. Ils notent également que « les pays à revenu élevé qui ont mis en place des programmes pour lutter contre la pollution de l’air et la pollution chimique continuent de montrer des avancées [dans la prévention des morts dues à ces pollutions], mais seule une poignée de pays à faible revenu affichent des progrès mesurables »« . »

La pollution industrielle empoisonne les communautés défavorisées

Aux États-Unis, de nombreuses études et enquêtes journalistiques ont montré que les populations pauvres et non-blanches sont particulièrement exposées à tous types de pollutions – et à leurs effets sur la santé.

On peut citer par exemple la Cancer Alley, le long du Mississippi, en Louisiane. Ce territoire qui s’étend sur près de 137 km concentre environ 200 usines chimiques ou fossiles. L’ONG Human Rights Watch décrit la situation dans un rapport de 2024, intitulé We’re Dying Here’: The Fight for Life in a Louisiana Fossil Fuel Sacrifice Zone.

« Les habitants de Cancer Alley ont été exposés à des risques sanitaires liés aux polluants atmosphériques dangereux plus de dix fois supérieurs à ceux des habitants du reste de l’État »« . » « Les résidents Noirs de Cancer Alley sont encore plus exposés que les résidents Blancs, les opérations les plus polluantes étant concentrées de manière disproportionnée dans les communautés noires. »

Légende : Cancer Alley est l’ensemble de points bleu foncé au sud-ouest du pays, c’est la zone présentant le risque de cancer le plus élevé du pays.

inegalites_E11-3_cancer-pollutions-USA-2014

Source Évaluation de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) : 2014 NATA Summary of Results, 2018

Pollutions : des inégalités toxiques pour les pays à faible revenu

Cette tendance à une plus forte exposition des communautés vulnérables (bas revenus, « minorités », faibles niveaux d’éducation) se retrouve au niveau mondial. On peut citer par exemple les pollutions dues à l’extraction minière, la pollution de l’eau ou encore le traitement des déchets électroniques.

En juin 2021, l’OMS a étudié pour la première fois l’ampleur des conséquences des déchets électroniques sur la santé des enfants.170 L’organisation souligne que « les déchets électroniques et électriques (e-déchets) constituent le flux de déchets ménagers dont la croissance est la plus rapide à l’échelle mondiale. […] Les sites non surveillés situés dans des pays à revenu faible ou intermédiaire accueillent une grande partie des déchets électroniques de la planète. »

Sur les 53,6 millions de tonnes de déchets électroniques produits en 2019, environ 17% seulement ont été recyclés via des filières appropriées.171

L’OMS explique qu’une « part inconnue des 83% restants est traitée dans un vaste système informel, mondialisé de sites de récupération des déchets, situés majoritairement dans des pays à faible et moyen revenu. »

Par exemple, le site d’Agbogbloshie à Accra (Ghana) reçoit environ 215 000 tonnes d’équipements électroniques usés chaque année. Autour de 40 000 personnes vivent dans cette zone, que le rapport considère comme l’une des zones les plus toxiques au monde. Dans ce même rapport, l’OMS rappelle que la littérature scientifique suggère un lien entre l’exposition aux déchets électroniques et de nombreux problèmes de santé tels que des dysfonctionnements du système immunitaire, des perturbations endocriniennes, des impacts sur le développement neurologique, l’apparition de maladies chroniques, etc. L’OMS estime que 18 millions d’enfants sont exposés à ces risques.

Exploitation des ressources et peuples autochtones

Les peuples autochtones sont parmi les populations les plus durement exposées et affectées par les crises écologiques. Ces peuples sont en effet particulièrement vulnérables du fait de modes de vie très connectés à leur environnement, et parce qu’ils sont peu pris en compte et protégés.

Il a fallu attendre 2007 et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones 172 pour que soit internationalement reconnu leur droit à un « consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause » – Free Prior and Informed Consent (FPIC) en anglais. Autrement dit, le droit pour les peuples autochtones d’être informés et consultés sur les projets qui affectent leurs terres, leurs territoires et les ressources naturelles dont ils dépendent.

Le cas du « bloc 192 » dans le nord du Pérou est emblématique : l’extraction de pétrole commence en 1969, sur plus de 500 millions d’hectares, s’étalant sur des territoires ancestraux des peuples Quechua, Achuar, Kichwa et Kukama. Les concessions d’exploitation, la construction d’un pipe-line et d’innombrables fuites de pétrole et résidus toxiques provoquent, pendant des décennies, déplacements forcés, destruction de l’environnement et empoisonnement des communautés. Ainsi, en 2005, une étude du ministère de la santé montre que la quasi-totalité des enfants et des adultes Achuar présentaient un taux de cadmium dans le sang supérieur aux limites acceptées.

Dès la fin des années 1970, des représentants Achuar ont demandé à ce que leurs territoires soient reconnus et leurs droits respectés. Depuis des avancées ont eu lieu sur le plan juridique : les peuples de la région ont vu leur droit d’être informés et consultés reconnu. En mars 2024, l’action en justice de femmes autochtones a conduit à la reconnaissance du fleuve Marañón comme entité dotée de droits, y compris celui d’exister et de ne pas être pollué.173

Mais la situation reste catastrophique : pour plus de 1000 sites – sur le seul « bloc 192 » – aucun plan de dépollution n’était prévu en 2020. La principale entreprise responsable des pollutions, PlusPetrol Norte SA s’est déclarée en faillite en 2020 – malgré le fait que sa maison-mère PlusPetrol, se présentait, en 2024 sur son site, comme « la première compagnie pétrolière et gazière privée d’Amérique latine »… En plus d’illustrer les difficultés des peuples autochtones, cet exemple montre également les problèmes liés à l’irresponsabilité des maisons mères sur leurs filiales et l’importance des tentatives de mettre en place un devoir de vigilance effectif.

Source Pour en savoir plus sur le bloc 192 au Pérou Marti Orta-Martínez, Lorenzo Pellegrini, et Murat Arsel, The squeaky wheel gets the grease? The conflict imperative and the slow fight against environmental injustice in northern Peruvian Amazon, Ecology and Society, 2018 Pluspetrol Norte: un historial de sanciones sin pagar y de derrames en la Amazonía peruana, Mongabay (19/04/2022)

Idées reçues

La mondialisation serait à l’origine de la réduction de la pauvreté dans le monde

La notion de mondialisation s’articule autour de deux points : d’une part, l’accroissement des échanges de biens et services et, d’autre part, l’accroissement des mouvements de capitaux. Ses promoteurs soulignent les avantages résultant du développement du commerce international et affirment que l’intégration mondiale augmente le revenu moyen au sein des pays tout en réduisant les inégalités.

Dans L’inégalité du monde, Pierre-Noël Giraud a détaillé en quoi la mondialisation – commerciale et financière – a été le moteur du rattrapage des pays développés par les pays émergents grâce, notamment, au développement de leur industrie manufacturière (à l’image de la Chine devenue « l’usine du monde »). La mondialisation a eu un effet double sur les inégalités : d’une part une réduction des inégalités internationales – avec la forte croissance de certains pays en développement, mais, d’autre part, elle a aussi catalysé l’augmentation des inégalités internes dans les pays occidentaux (Voir l’Essentiel 3)

Inégalités et libre circulation des biens et services

La théorie économique la plus citée en faveur du développement du commerce international est celle des avantages comparatifs, développée au XIXe siècle par l’économiste britannique David Ricardo. Il recommandait aux pays de se concentrer sur la production de biens pour lesquels ils sont plus compétitifs – en termes relatifs -, et de commercer avec d’autres pays pour tous les autres produits. Selon cette théorie, la spécialisation et le commerce international amélioreraient toujours la situation des pays – par rapport à une situation sans commerce.

Sans rentrer dans la critique de cette théorie, que nous abordons dans notre fiche Les avantages comparatifs de Ricardo : une théorie inconsistante , contentons-nous de souligner qu’elle ne garantit rien de l’évolution des inégalités dans les pays s’ouvrant au commerce international. Comme détaillé dans l’Essentiel 3, les inégalités internes en Occident sont en effet en augmentation depuis les années 1980.

Partant de ce constat, certains experts, à l’instar de François Bourguignon ou Eric Maskin, ont démontré le rôle de la mondialisation dans l’accroissement des inégalités internes en Occident.174 L’ouverture de nombreux pays occidentaux s’est en effet traduite par des délocalisations d’industries vers des régions émergentes – pénalisant les plus pauvres en Occident (voir le module sur le travail et le chômage). Selon Eric Maskin, cela a mené à une demande plus faible pour des travailleurs peu qualifiés dans ces pays, comme en témoigne l’exemple de l’industrie automobile aux États-Unis (Voir l’Essentiel 3).

Inégalités et libre circulation des capitaux

Au-delà des inégalités de revenus, les inégalités de patrimoine au sein des pays développés sont elles aussi en hausse depuis les années 1980.

La libéralisation financière et la montée des prix des actifs financiers a, entre autres, catalysé l’enrichissement des plus riches – qui sont les principaux détenteurs d’actifs financiers. Les détenteurs de capitaux ont pu profiter de cette libéralisation pour investir directement dans des entreprises et marchés étrangers, ce qui leur a permis de diversifier, sécuriser et accroître les revenus de leurs portefeuilles d’actifs.

La forte libéralisation des mouvements de capitaux a, par ailleurs, placé les paradis fiscaux au cœur de la mondialisation, permettant aux plus grands détenteurs de capitaux d’échapper, dans une certaine mesure, à l’impôt.

Les paradis fiscaux contribuent ainsi à accentuer les inégalités (voir Essentiel 5) de patrimoine au sein des pays, car les grandes fortunes paient, proportionnellement, moins d’impôts que ce que la loi de leur pays prévoit, tandis que le reste de la population paie « sa part » (telle que prévue par la loi).

Au-delà de souligner des inégalités face à l’impôt, le passage par des paradis fiscaux prive les États de ressources nécessaires au financement des services publics essentiels tels que les soins de santé et l’éducation -qui sont des éléments cruciaux dans la lutte contre les inégalités sociales 175 (Voir Essentiel 6).

L’argent des riches ruissellerait sur l’ensemble de la société

La « théorie » du ruissellement n’a jamais été formulée en tant que telle par aucun économiste ; l’expression a même été inventée pour moquer les tenants des politiques favorisant les classes aisées. Pourtant, cette croyance que la richesse « ruissellerait » du haut (les plus riches 176) vers l’ensemble de la société sous-tend nombre de discours économiques – et de politiques qui s’en inspirent.

Ainsi Mandeville, pour qui, dans la fable des abeilles (1714) les « vices privés font le bien public » est un précurseur du mythe du ruissellement économique. Plus proches de nous, les politiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980 ont été guidées par ce mythe du ruissellement – trickle-down economics en anglais.

Schématiquement, en donnant de l’argent aux riches (ou en leur en faisant économiser), ceux-ci l’investiraient et consommeraient, ce qui créerait de la croissance 177, qui elle-même bénéficierait à tout le monde, y compris aux pauvres, via d’une part les créations d’emplois, et, d’autre part, les revenus additionnels de l’État.178

Cette croyance est largement contredite par les faits. (Voir l’idée reçue 3 ainsi que l’Essentiel 2).

Une étude de chercheurs du FMI de 2015 179, basée sur les données de 159 pays, conclut que « si la part des revenus des 20% les plus riches augmentent, alors la croissance du PIB décline à moyen terme, suggérant que leurs profits ne ruissellent pas. À l’inverse, une augmentation des revenus des 20% les plus pauvres est associée à une plus forte croissance du PIB. Les classes pauvres et moyennes ont le plus d’impact sur la croissance »« . »

Les auteurs citent plusieurs explications possibles pour cet effet plus important sur la croissance, et en particulier :

  • augmenter le revenu disponible des plus pauvres leur permet d’accéder à un plus haut niveau de formation, augmentant ainsi la productivité du pays ;
  • les classes pauvres et moyennes dépensent une plus grande part de leur revenu que les plus riches (qui ont tendance à épargner).180

Enfin, notent-ils, « de plus en plus de preuves suggèrent que l’influence croissante des riches et la stagnation des revenus des classes pauvre et moyenne ont un effet causal sur les crises et nuisent donc directement à la croissance à court et à long terme. »

En 2020, une étude de deux économistes de la London School of Economics sur 18 pays de l’OCDE entre 1965 et 2015 181 a analysé l’effet des réformes allégeant la pression fiscale sur les 1% les plus riches. Leur conclusion ? Ces politiques fiscales augmentent le revenu des plus aisés, mais n’ont pas d’impact mesurable sur le PIB/habitant et le taux de chômage, aussi bien à court terme qu’à moyen terme.

Leur constat rejoint celui de Thomas Piketty, Emmanuel Saez, et Stefanie Stantcheva 182, qui en 2014, estimaient que l« es réductions d’impôts pour [les 1% plus hauts revenus] sont associées à des augmentations de la part du revenu avant impôt des 1% les plus riches, mais pas à une croissance économique plus élevée. »

Malgré toutes ces preuves empiriques, de nombreuses politiques fiscales découlent d’une croyance dans le ruissellement de la richesse à travers les classes de la société. Ces politiques constituent un frein à la transition écologique. En effet, une telle approche limite de fait la capacité des États à investir (manque à gagner fiscal) et, en augmentant les inégalités, rend l’acceptabilité de certaines mesures plus compliquée.

Nous consacrons une fiche complète à la théorie du ruissellement , consultez-la pour plus de détails sur les conséquences bien réelles de cette pseudo-théorie économico-politique.

La croissance économique conduirait à la réduction des inégalités sociales

Il a longtemps été considéré que la forte croissance économique d’un pays –i.e., l’augmentation de son PIB- conduirait nécessairement à la réduction des inégalités. Ce raccourci est cependant contestable.

Le PIB mesure la valeur ajoutée marchande et non marchande (par exemple les services publics) produite sur un territoire en une année ; une autre façon de le calculer consiste à faire somme de tous les revenus perçus par sa population (voir notre module : PIB, croissance et limites planétaires pour plus de détails). À partir de cette mesure, on évalue régulièrement la « croissance du PIB », c’est-à-dire son augmentation d’une année à l’autre. Autrement dit, si la somme des revenus des habitants d’un pays augmente fortement, alors le pays enregistrera une forte croissance.

Un lien organique entre croissance et inégalités ?

Dans les années 1950, l’économiste Simon Kuznets a défendu l’idée d’un lien assez clair entre croissance et inégalités à travers sa célèbre courbe.183 À partir des cas allemand et britannique durant la révolution industrielle du XIXe siècle, il détermine une « loi générale » entre croissance et inégalités sous la forme d’une courbe en « U inversé ».

Cette courbe est censée expliquer le lien entre croissance et inégalités

Légende : En abscisse on note le PIB par habitant, et en ordonnée le niveau d’inégalités de revenus – décrit par exemple par le coefficient de Gini.

inegalites_IR3-1-1_courbe-Kuznets

Cette courbe -théorique- décrit successivement trois situations.184

  • Pour les pays à faible revenu, la première phase de développement est synonyme d’accroissement des inégalités. Elle se traduit par des investissements massifs dans les infrastructures et le capital productif (machine, usine etc.) – ce qui stimule la croissance. Les acteurs économiques en mesure d’investir et d’épargner sont les grands gagnants, ce qui exacerbe les inégalités,
  • Au « milieu » de la courbe, lorsque le PIB par habitant augmente – et donc le pays se développe – la croissance des inégalités finit par ralentir puis plafonner. C’est lié à une meilleure formation de la population – et une part croissante de salariés dans le secteur tertiaire – qui a plus de pouvoir de négociation sur les salaires, ainsi qu’à la mise en place progressive de politiques de redistribution.
  • Une fois atteint un certain seuil de développement, les inégalités commencent à diminuer (politiques de redistribution, etc.).

Autrement dit, un niveau d’inégalités élevé serait « naturel » à un certain stade de développement. Il suffirait que le PIB par habitant du pays continue de croître pour que les inégalités diminuent.

La courbe de Kuznets, bien que souvent citée dans les médias, s’est cependant heurtée à des analyses empiriques qui contestent toute généralisation concernant une potentielle relation « en U » entre inégalités et croissance.

Bien qu’il ne soit pas évident de rassembler des données fiables sur les niveaux d’inégalités en Europe durant la période préindustrielle, il est établi que les inégalités étaient déjà élevées à cette époque. La révolution industrielle apparaît ainsi comme un facteur parmi d’autres de l’augmentation des inégalités au XIXe siècle en Europe.185

Concernant les deuxième et troisième phases de la courbe de Kuznets, les travaux de Thomas Piketty ont montré que la réduction des inégalités n’était pas organiquement liée à la croissance en France et aux États-Unis.186 Selon Piketty, la baisse des inégalités observée au début du XXe siècle dans les pays occidentaux est en réalité la conséquence d’événements ponctuels et inattendus (guerre, inflation élevée) et la mise en place de politiques de redistribution (impôts sur le revenu) – il n’y a donc pas de lien « mécanique » ou de « loi naturelle » entre inégalités et croissance.

Par ailleurs, comme nous allons le voir, la croissance peut s’accompagner d’une hausse des inégalités.

La croissance ne bénéficie pas à tous de manière égale ?

Le PIB offre une vue agrégée à l’échelle d’un pays, d’une région, ou du monde. Cependant, même si le revenu total augmente, cette croissance peut ne pas être captée de façon similaire par l’ensemble de la population ce qui peut accroître les inégalités.

À l’échelle mondiale

Dans l’édition 2021 du rapport The Changing Wealth of Nations, la Banque mondiale établit le constat suivant : le PIB mondial a bien augmenté entre les années 1990 et la fin des années 2010. Au cours de ces trois décennies, les pays en développement ont continué à rattraper les pays les plus riches. L’utilisation intensive du capital naturel dans les pays les plus pauvres a particulièrement nourri la croissance mondiale menant, à l’échelle mondiale, à une réduction des inégalités (voir également l’Essentiel 3 et l’Idée Reçue 1).

Pour autant, cela ne signifie pas que tous les pays ont profité de cette croissance. Plus précisément, les pays les plus pauvres n’ont pas tous suivi la même trajectoire que la Chine ou d’autres pays émergents : dans plus d’un tiers des pays « à très faible revenu » 187, le PIB par habitant a même diminué sur ces trois décennies.

Notons également que cet enrichissement global, en plus de n’avoir pas profité à tous, s’est fait au prix d’une gestion non-durable et non-soutenable à long-terme des ressources naturelles, notamment dans les pays les plus pauvres et en développement (déforestation massive, surpêche, etc.)

À l’échelle nationale – le cas des pays de l’OCDE

Entre les années 1980 et les années 2010, dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE, la croissance des revenus des 20% les plus pauvres a été plus faible que celle du PIB par habitant.188 Or, c’est bien cela qui détermine si les inégalités de revenus au sein d’un pays augmentent ou diminuent.

C’est ce que montre l’exemple des États-Unis : depuis les années 1980, les revenus des 20% les plus riches ont toujours connu une croissance plus forte que celle des 20% les plus pauvres.189

Un constat similaire peut être dressé en France : le niveau de vie moyen en France a augmenté de 23% entre 1996 et 2019 pour l’ensemble de la population, de 17% seulement pour les 10% les plus pauvres, et de 31% pour les 10% les plus riches.190 On a donc eu un accroissement des inégalités alors même que le niveau de vie médian n’a cessé de croître (à l’exception de trois années).191

Autrement dit, la croissance du PIB ne garantit en rien la réduction des inégalités dans la mesure où toutes les franges de la population n’en bénéficient pas autant.

C’est ce qu’illustre le graphique suivant à l’échelle régionale : depuis les années 1980, le PIB par habitant a augmenté en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord ; il en est de même pour la part du revenu total perçu par les 10% plus hauts revenus dans ces régions.

Lecture : en 1980, en Europe de l’Ouest, le PIB par habitant est de l’ordre de 30 000 euros, et la part du revenu national perçu par les 10% plus hauts revenus est de 31%. Quarante ans plus tard, le PIB par habitant a atteint 50 000 euros mais la part des 10% des plus haut revenus s’est elle aussi accru pour passer à près de 36%.

inegalites_IR3-2_part-hauts-revenus-europe-USA-1980-2022

Source World Inequality Database (WID). Note : échelle de droite pour la part du revenu national perçue par les 10% plus hauts revenus dans le revenu national (en %) ; échelle de gauche pour le PIB/habitant en dizaine de milliers d’euros. Pour la liste exhaustive des pays compris dans Europe de l’Ouest et Amérique du Nord, voir la page Code Dictionary du site web de la World Inequality Database.

La nature des politiques publiques mises en place a un impact sur le lien entre croissance et inégalités

Des travaux de 2016, menés par des chercheurs de l’OCDE, montrent que les politiques publiques mises en place pour stimuler la croissance peuvent, selon leur nature et leur cible, réduire ou accroître les inégalités.192

D’après cette étude, entre le début des années 1980 et le début des années 2010, lorsque la croissance a reposé sur une augmentation de la productivité du travail, cela a tendu à avoir des effets inégalitaires (notamment du fait que ces gains de productivité ont principalement touché les personnes les plus qualifiées, via le déploiement de technologies de pointe par exemple).

A contrario, les politiques publiques promouvant la hausse du taux d’emploi et les investissements dans des programmes d’aide à la recherche d’emploi ont à la fois stimulé la croissance et permis une réduction des inégalités monétaires – en apportant des gains de revenus plus importants aux ménages situés au bas de l’échelle par rapport à la moyenne des ménages.193

Les chercheurs de l’OCDE ont conclu que les mécanismes de redistribution (impôts, transferts) contribuent à réduire les inégalités sans nuire à la croissance, à condition d’être ciblés. Dans ce cadre, les réformes encourageant l’accès à des formations et le développement de compétences tout au long de la vie apparaissent particulièrement efficaces pour lutter contre les inégalités.194

« Si l’OCDE a montré clairement dans des travaux antérieurs que les bienfaits de la croissance ne se propagent pas d’eux-mêmes aux couches les plus modestes de la société, les nouveaux éléments factuels dont on dispose viennent boucler la boucle en ce qu’ils suggèrent que les inégalités ont aussi une incidence sur la croissance. Il est probable que les politiques qui contribuent à en enrayer le développement ou à inverser la tendance feront les sociétés plus riches, en plus de les rendre moins injustes. »

OCDE, Focus – Inégalités et croissance (2014)

La croissance économique serait un préalable à la justice sociale

Nombre d’économistes se sont penchés sur la question de la juste distribution des ressources. Citons par exemple, Adam Smith, considéré comme « le père de l’économie » :

« Peut-on jamais regarder comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie ? »

Adam Smith, La richesse des nations (1776)

Il poursuit : « Assurément, on ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère. La seule équité, d’ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés. »

Mais comme le souligne l’économiste Agnar Sandmo « l’étude de la distribution des revenus est tellement liée à des questions d’équité et de justice que de nombreux économistes, désireux de se détacher des questions d’éthique, ont eu tendance à s’en détourner. »195

Ainsi, dans les années 1870, avec l’émergence de l’école néo-classique, les économistes tendent à se préoccuper plus de « l’efficacité » de la distribution, c’est-à-dire de la répartition « optimale » des ressources pour la croissance, considérée comme un indicateur du bien-être social d’un pays.

« La théorie économique a longtemps négligé les effets de la répartition des revenus sur la performance de l’économie. On apprenait aux étudiants dès la première année d’études qu’il fallait séparer le sujet de l’efficacité de celui de l’équité. L’idée étant qu’il fallait élargir au maximum la taille du gâteau avant de le partager. Il était implicite dans cette dichotomie que l’économiste devait traiter la question de l’efficacité, laissant au politique les choix de distribution (ou redistribution). »

Francesco Saraceno, directeur adjoint du département des études à l’OFCE, 2012 196

La réduction des inégalités serait-elle alors une étape ultérieure à la croissance économique ? En d’autres termes, il faudrait d’abord augmenter la taille du gâteau avant de se pencher sur la taille des parts. Dans ce cas, se pose la question de la taille du suffisante pour pouvoir enfin se pencher sur la redistribution. Or il semble qu’aucun économiste ne réponde à cette question. Rappelons, comme nous l’avons souligné dans l’Essentiel 2, que, globalement, le monde n’a jamais été aussi riche. En 2022, le PIB mondial était de plus de 100 trillions de dollars. Le gâteau semble donc déjà bien volumineux.

La logique sous-jacente est celle de la pénurie : redistribuer est illusoire si la quantité de richesses produites ne permet pas de vivre correctement. Cette situation est une réalité dans les pays plus pauvres, où la croissance de la production est nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels de la population. Par contre, on peut affirmer que les pays développés ont aujourd’hui les moyens techniques et organisationnels de garantir une qualité de vie satisfaisante à tous leurs habitants.

La croissance devient alors un objectif politique parmi d’autres, qui n’est pas nécessairement plus souhaitable que de réorganiser nos sociétés pour assurer un minimum décent aux plus vulnérables. Le philosophe politique John Rawls défendait par exemple l’idée selon laquelle une décision politique n’est juste que si elle permet d’améliorer la condition des plus faibles 197 (voir l’Essentiel 8).

« Il n’y a aucune raison de faire de l’efficacité une valeur en soi, avant toute autre considération »

Ioana Marinescu et Gilles Raveaud 198

Par ailleurs, comme nous l’avons expliqué dans l’Idée reçue 1, de trop fortes inégalités sont un frein pour la croissance. Se préoccuper de la croissance sans, en parallèle lutter contre les inégalités est donc un non-sens.

Enfin, il semble peu réaliste de vouloir perfectionner un système « efficace » économiquement mais aveugle aux inégalités pour, plus tard, le transformer et lui faire prendre en compte la justice sociale. Les résultats lents et imparfaits des politiques de discrimination positive (voir l’Idée reçue 8), qui sont censées rééquilibrer des inégalités systémiques, montrent que transformer profondément le fonctionnement de la société n’est pas aisé.

Il suffirait de faire payer les riches pour atteindre nos objectifs climatiques

Alors que l’Accord de Paris donne un objectif de réduction des émissions de CO2 à horizon 2050, la question de la responsabilité individuelle et collective se pose. Le fait – désormais bien connu – que les individus les plus riches polluent davantage que les plus pauvres (voir Essentiel 4) peut laisser penser qu’une simple diminution des émissions de CO2 des plus riches serait suffisante pour atteindre nos objectifs d’ici 2050. Ce raisonnement est cependant insuffisant et erroné pour plusieurs raisons.

Les efforts individuels ne suffiront pas pour atteindre nos objectifs de décarbonation

Tout d’abord, l’analyse des émissions individuelles révèle que l’impact des gestes individuels ne peut à lui seul répondre aux exigences de réduction des émissions – et ce, que l’on soit riche ou pauvre.

Les efforts individuels ne sont, certes, pas négligeables (choix de transports peu carbonés, baisses de consommation, arrêt de la viande, investissement pour isoler son logement etc.). Toutefois, comme le révèle une étude menée par le cabinet Carbone 4 199 sur la France, il n’est pas du tout réaliste d’espérer atteindre nos objectifs à horizon 2050 en ne s’appuyant que sur des décisions individuelles. Carbone 4 estime qu’un engagement individuel réaliste et modéré ne permettrait qu’une diminution d’un quart des émissions par rapport aux objectifs affichés.

Autrement dit, trois quarts du chemin à parcourir dépend des entreprises et des pouvoirs publics, notamment par la mise en place d’incitations et de règlements favorables à la décarbonation.

Impact des actions individuelles et collective sur l’empreinte carbone

Lecture : en France en 2019, l’empreinte carbone individuelle était de 10,8 tCO2e. Les gestes individuels volontaires pourraient faire baisser ce chiffre d’environ 2,2 tCO2e par habitant – ce qui ne permettrait pas d’atteindre les objectifs définis par l’Accord de Paris (objectif s’établissant à 2 tCO2e).

inegalites_IR5-1_reduction-empreinte-carbone-gestes-individuels

Source Faire sa part ?, Carbone 4, 2019

Qui doit porter les efforts de la transition écologique ?

Commençons par souligner que réduire son empreinte carbone nécessite certains investissements difficilement accessibles aux ménages plus modestes.

Si certains actes sont gratuits ou font même économiser de l’argent (diminuer le niveau du thermostat, se déplacer à vélo pour des trajets courts, diminuer sa consommation de viande, etc.), leur impact reste limité et l’image culturelle que véhiculent ces actes n’est pas la même selon les classes de revenus : ne pas manger de viande peut être perçu comme un signe de modernité au sein de certaines populations, alors qu’il peut être vu comme un déclassement dans d’autres. Autrement dit, une même action peut être perçue comme sobriété voulue d’un autre côté, et conséquence subie de la pauvreté de l’autre, ce qui ne facilite pas son adoption.

Mais la réduction des émissions de gaz à effet de serre ne repose pas que sur les habitudes de consommation : elle suppose également des investissements conséquents (rénover son logement – et donc en être propriétaire -, installer une pompe à chaleur, acheter une voiture électrique, etc.) et donc des capacités d’investissement que n’ont pas les plus démunis en l’absence d’aides publiques.

Les plus riches ont eux les moyens de mettre en œuvre ces actions, et par ailleurs, certains ont des modes de vie excessivement émetteurs de gaz à effet de serre (Voir l’Essentiel 9). Suffirait-il alors de limiter ces excès pour équilibrer la balance ? Non.

Un rapide calcul montre 200 que si les émissions des 50% des plus riches étaient ramenées au niveau médian actuel, les émissions françaises globales baisseraient d’environ 15%. Si les émissions de tous les ménages français étaient ramenées au niveau du dixième le plus pauvre, alors les émissions totales baisseraient d’environ 35% seulement : c’est significatif mais loin d’un objectif de réduction de 80% des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre le net zéro.201

On voit donc que même si les émissions de CO2 sont concentrées chez les plus riches, cela ne nous dispense pas de conduire une transition climatique « généralisée ». Il ne suffira pas de changer exclusivement le comportement des ultra riches.

Les riches sont riches parce qu’ils le méritent

Le mythe du self-made man, et l’idéal méritocratique qui en découle, sont parmi les discours fondateurs des États-Unis, et continuent à influencer les imaginaires partout dans le monde : un narratif qui dessine le rêve d’arriver au succès (c’est-à-dire argent et pouvoir), en partant de « rien », uniquement grâce à son propre mérite. Bien sûr, de telles trajectoires existent, mais elles sont l’exception, et cachent l’ampleur des inégalités systémiques.

Ces discours appuient l’idée selon laquelle si les riches sont riches, c’est uniquement grâce à leurs qualités propres et à leurs efforts. Cette idée est évidemment fausse, pour deux raisons principales.

Personne n’évolue de manière absolument indépendante de son environnement social

Le célèbre abolitionniste Frederick Douglass, pourtant un parfait exemple de self-made man 202, le formule ainsi :

Il n’y a pas dans le monde d’hommes qui soient des self-made men, à proprement parler. Ce terme implique une indépendance individuelle du passé et du présent, qui n’est pas possible.

[…] En réalité, cela doit être dit, même si l’individualité forcenée et la suffisance peuvent mal s’en accommoder, aucune force naturelle de caractère, et aucune grandeur d’originalité ne peuvent élever un homme à l’indépendance absolue vis-à-vis de ses semblables et aucune génération d’hommes ne peut être indépendante de la génération précédente.203

Frederick Douglass, Self-made men, 1893 204

Le plus célèbre exemple récent de supposé self-made man est celui de Donald Trump Jr. L’homme d’affaires et Président des États-Unis de 2016 à 2020 s’est souvent vanté d’être un self-made milliardaire, et a fait de son « succès » 205 un de ses arguments de campagne et de popularité. Différentes enquêtes journalistiques ont cependant montré qu’il avait reçu près de 150 millions de dollars 206 de la part de ses parents. On ne peut donc pas dire qu’il soit parti de rien…

Par ailleurs, Trump a pu faire fructifier ces premiers millions en s’appuyant sur le réseau professionnel de son père (c’est le capital social de Bourdieu, dont nous parlons dans l’Essentiel 1) mais aussi sur le système financier (et fiscal), les infrastructures et compétences existantes aux États-Unis. Enfin, on pourrait ajouter qu’en tant qu’homme blanc, il n’a probablement pas subi de discriminations racistes ou sexistes au cours de sa trajectoire professionnelle.

Les privilèges à la naissance sont déterminants

Si nous naissons théoriquement égaux en droits, nous ne sommes pas tous égaux dans les faits.

Dans une note publiée par France Stratégie en 2023 qui se concentre sur quatre facteurs (genre, profession des parents, ascendance migratoire 207 et territoire), les auteurs concluent que l’origine sociale s’avère un critère déterminant en termes de revenu. « À caractéristiques comparables, l’écart de revenus moyen entre personnes d’origine favorisée et d’origine modeste s’élève à 1 100 euros mensuels. »208

L’étude montre aussi que le genre est le deuxième attribut qui impacte le plus les revenus, avec un écart de 600 euros mensuels entre hommes et femmes, toutes choses égales par ailleurs. Les auteurs soulignent que le genre est le seul facteur pour lequel les inégalités de revenus ont évolué entre 2010 et 2018, l’écart entre les hommes et les femmes s’étant réduit de 28%.

L’héritage perpétue les inégalités

Comme le soulignait Frederick Douglass, nous sommes également dépendants de notre passé, et en particulier du « capital » dont nous héritons (au sens de Bourdieu) – capital pouvant être économique, social, ou encore culturel (voir Essentiel 1).

Si l’on s’intéresse au patrimoine, une note du Conseil d’analyse économique de 2021 209 souligne la concentration édifiante de la richesse en France :

« [Dans une même génération], 50% des individus auront hérité de moins de 70 000 euros de patrimoine tout au long de leur vie, et parmi ceux-là, une large fraction n’aura hérité d’aucun patrimoine. [..] Au sein [du] dernier décile » 38« , la concentration est extrême : le top 1% des héritiers d’une génération recevra en moyenne plus de 4,2 millions d’euros nets de droits […]. L’héritage moyen du top 0,1% représente donc environ 180 fois l’héritage médian. […] Le top 1% des héritiers d’une cohorte peut désormais obtenir, par une simple vie de rentier, un niveau de vie supérieur à celui obtenu par le top 1% des « travailleurs ». »

Ils concluent :

« Pour parvenir tout en haut de la distribution des niveaux de vie, il devient quasiment impératif d’avoir la chance d’hériter. »

Repenser l’héritage, Conseil d’analyse économique, 2021

Loin de la méritocratie, les avantages dont nous bénéficions dès notre naissance, que ce soit par notre classe sociale, notre genre, notre couleur de peau, etc. engendrent des privilèges qui s’accumulent tout au long de notre vie.

Pour sortir de la pauvreté, il suffit de s’en donner les moyens

L’idée symétrique du mythe du self-made-man et de l’idéal méritocratique, que nous avons vus dans l’Idée reçue précédente, est que si les pauvres sont pauvres, c’est aussi qu’ils le méritent. Ils n’ont pas les qualités ou la volonté de se sortir de leur situation. On peut noter en particulier deux clichés tenaces et corrélés : les pauvres dépensent (mal) leur argent, et ne font pas l’effort d’épargner pour se donner les moyens de s’en sortir.

Les pauvres gèrent-ils mal leur argent ?

Différentes études se sont penchés sur la question, et arrivent à des conclusions contradictoires. Par exemple, une étude publiée en 2013 dans la revue Science 211, évaluait qu’être préoccupé par des problèmes financiers « a un impact cognitif comparable à » « celui de la perte d’une nuit complète de sommeil », ce qui amène à prendre de « mauvaises décisions ». Cette étude s’appuie sur des questions posées à des passants dans un centre commercial aux États-Unis, mais aussi sur des tests cognitifs présentés à des paysans indiens. En 2015, deux des mêmes chercheurs concluaient, dans une autre étude 212, que les personnes modestes sont plus rationnelles dans leurs décisions économiques que des personnes aisées.

Au vu de ces recherches, il semble donc difficile de tirer une conclusion – dans un sens ou dans un autre – sur les capacités de gestion financière des pauvres.

« Les pauvres ne sont pas moins rationnels que les autres, au contraire. Précisément parce qu’ils possèdent peu de choses, ils se montrent souvent extrêmement prudents dans leurs choix : ce n’est qu’en développant une économie complexe qu’ils peuvent survivre. »

Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, Repenser la pauvreté, 2012

Si Duflo et Banerjee affirment que les pauvres gèrent leur argent de manière prudente et rationnelle, c’est en se basant sur les résultats de nombreux travaux empiriques.

En effet, une multitude de programmes menés dans les pays en développement montre clairement que la forme d’aide aux ménages la plus efficace est ce qu’on appelle le cash-transfer : les familles reçoivent de l’argent, car elles sont le mieux placées pour évaluer et prioriser leurs besoins.

Une méta-analyse du think tank britannique Overseas Development Institute, portant sur 165 études, couvrant 56 programmes dans 30 pays, montre que ce type de programmes a un impact positif sur la pauvreté monétaire, la scolarisation, l’accès à la santé, l’alimentation des ménages bénéficiaires.213

L’exemple de la Bolsa Familia

La Bolsa Familia est un programme brésilien de cash-transfer, créé en 2003 sous la présidence de Lula. À travers la Bolsa Familia, les familles pauvres reçoivent de petites sommes d’argent, à condition que leurs enfants aillent à l’école et que les mères et les enfants aient un suivi médical régulier.

Une étude d’impact 214 publiée en 2007 affirme que « le coefficient de Gini du Brésil a chuté de 4,7% entre 1995 et 2004, et que la Bolsa Familia est responsable de 21% de cette différence ». Il faut également souligner que cet impact s’est fait en seulement deux ans, la Bolsa Familia ayant commencé en 2003 !

Les auteurs poursuivent « Étant donné que [ces] transferts ne représentent que 0,5% du revenu total des ménages brésiliens, c’est impressionnant que la Bolsa Familia soit la deuxième source de revenu – après les revenus du travail – réduisant ainsi les inégalités. »

Le succès de la Bolsa Familia a inspiré de nombreux programmes similaires, y compris dans des pays riches (aux États-Unis notamment).

Au-delà des bénéfices pour les familles et des effets sur les inégalités, une recherche basée sur le transfert d’argent par une ONG à plus de 10 000 familles au Kenya entre 2014 et 2017 215 estime même que c’est à l’économie locale dans son ensemble que le programme profite, avec un effet multiplicateur de 2,6 : c’est-à-dire que pour 1$ versé dans le cadre du programme, l’économie locale a crû de 2,60$.

Le sociologue Denis Colombi, qui a consacré un livre à la manière dont les ménages modestes dépensent leur argent 216, rejoint les observations de Duflo et Banerjee : « Le principal constat des sociologues, c’est que les ménages pauvres gèrent leur argent avec beaucoup de soin et de rigueur, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas le choix. »217

Il explique 218 que « la gestion du budget, [qui est] une activité bien féminine, c’est un véritable «travail financier »« » »« (« « moneywork »« ) […] : on guette en permanence les «bonnes affaires »« » » « et les promotions, on inspecte sans relâche les étiquettes pour comparer les prix ou les dates de péremption, et, souvent, on gère des stocks, que ce soit des stocks de nourriture, […]- de produits ménagers ou de quoique ce soit d’autres. Autant de pratiques qui demandent des capacités de calculs et de prévision que je ne suis pas sûr que la plupart des classes moyennes et supérieures mettent en œuvre au quotidien… »

Ce que mettent en lumière les travaux des sociologues, c’est qu’être pauvre veut dire se priver tout le temps. Les dépenses « plaisir », souvent mises en avant comme une « preuve » de mauvaise gestion, doivent être interprétées dans ce cadre de privation perpétuelle. Offrir des baskets de marque à son enfant, ou un smartphone n’est alors pas irrationnel : tous les parents veulent protéger leurs enfants (en l’occurrence du stigmate de la pauvreté et des moqueries à l’école) ; un smartphone permet d’une part de faire des démarches en ligne (sans le coût d’un ordinateur) et d’autre part, est devenu un marqueur d’appartenance à la société.

« Être pauvre c’est être forcé d’être dans un déni de soi permanent »

Lisa Wade, sociologue, 2009

Comment épargner quand on est pauvre ?

Nous avons vu que l’idée reçue selon laquelle les pauvres dépenseraient « mal » leur argent ne tient pas. Qu’en est-il de l’épargne ? souligne l’Observatoire des inégalités.219

En 2017, en France, les 20% des plus bas revenus épargnaient moins de 360€ par an. Soit l’équivalent d’un demi-mois de loyer.220 À titre de comparaison, les 20% aux revenus les plus élevés épargnaient eux près de 16 000€. Ces chiffres montrent bien qu’il ne suffit pas aux pauvres d’épargner pour devenir riches, ni même pour sortir de la pauvreté.

Citons de nouveau Denis Colombi, qui explique que l’épargne des pauvres peut aussi passer par une forme non-monétaire : « il est simplement plus rationnel, dans leur situation, de conserver de la valeur sous forme matérielle que sous forme liquide. S’il y a une facture qui tombe, personne ne viendra vous prendre vos petits pois dans le congélateur. Et les stocks rassurent, face à l’incertitude des revenus. C’est une forme d’épargne populaire. »

La double peine de la pauvreté

Une des raisons pour lesquelles les pauvres ne peuvent pas épargner est qu’être pauvre coûte cher. Ce constat -qui semble contre-intuitif- est posé pour la première fois en 1963, par le sociologue états-unien David Caplovitz, dans un livre qui continue de faire référence, The Poor Pay More. C’est ce qu’on appelle la « double peine de pauvreté » (poverty penalty en anglais).

Cette double peine peut prendre différentes formes : un rapport qualité/prix moindre ; un manque d’accès à certains produits ou services ; un coût trop élevé qui rend inaccessibles certains biens ou services et exclut de fait les ménages modestes du marché en question ; etc.

Ronald Mendoza, du Programme des Nations-unies pour le développement, met également en avant une autre forme de double peine 221 : le « poids catastrophique de la dépense. Dans certains cas, comme pour les soins de santé, la consommation du bien ou service est une nécessité. Les pauvres peuvent alors se retrouver face au choix impossible de ne pas se soigner ou de devoir recourir à un degré ou à un autre à des stratégies extrêmes, comme de s’endetter pour faire face à cette dépense «catastrophique »« » »« , de fermer son entreprise, »222 « retirer un enfant de l’école, »223 » etc. »

En France, une étude de l’Action Tank Entreprise & Pauvreté et de la Banque Postale estime, qu’en 2023, « la double pénalité annuelle s’élève à 745€ pour les ménages du 1er décile de niveau de vie et 640€ par an pour les ménages du 2ème décile. »224

Parmi les mécanismes qui génèrent cette double pénalité, on peut citer par exemple un coût plus élevé des emprunts, lié à un recours supérieur au crédit renouvelable.

Enfin, on peut citer l’exemple extrême des États-Unis, où, en 2020, 16% des familles ayant un revenu annuel inférieur à 25 000$ n’avaient pas de compte en banque.225 Une situation qui les conduit à faire appel à des services alternatifs, qui pratiquent des tarifs généralement bien plus élevés que les banques. Cet exemple, donné en 2007, par l’expert Michael S. Barr offre une bonne illustration des coûts supplémentaires causés par la pauvreté : « un travailleur au salaire minimum, travaillant à temps plein, et gagnant moins de 12 000$ par an, payerait entre 250$ et 500$ par an, juste pour toucher sa paye via un service d’encaissement de chèques. »226

L’égalité des chances serait la solution aux inégalités

L’égalité des chances vise à « aplanir le terrain » en donnant à toutes et tous les mêmes chances au départ (Voir également l’Essentiel 8). Différents types de politiques publiques reposent sur cet objectif (bourses scolaires, quotas, discrimination positive). Après avoir présenté les modalités de mise en œuvre et les résultats souvent mitigés de certaines de ces politiques en France et aux États-Unis, nous insisterons sur la vision essentiellement compétitive qui sous-tend l’objectif d’égalité des chances.

L’égalité des chances : le rôle impossible donné à l’école française

La poursuite de l’égalité des chances est une priorité politique souvent affirmée. En France, c’est surtout à l’école qu’on fait porter ce rôle.

Sur le graphique ci-après, on peut constater qu’une massification de l’accès à l’enseignement secondaire a indéniablement eu lieu au cours des dernières décennies.

Proportion de bacheliers dans une génération

Légende : le bleu foncé représente la part des bacheliers du Bac général ; le bleu « moyen » celle des bacheliers du Bac technologique ; le bleu clair celle des bacheliers du Bac professionnel.

Données pour la France métropolitaine de 1851 à 2009 ; avec les DOM (hors Mayotte) de 2001 à 2012.

inegalites_IR8-1_taux-bacheliers-france-1851-2012

Source Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance

Mais, s’il y a des progrès, l’école continue de reproduire les inégalités sociales.

Ainsi, d’après les chiffres du ministère de l’Éducation, en 2022 « parmi les jeunes âgés de 20 à 24 ans , 77 % des enfants de cadres, de professions intermédiaires ou d’indépendants étudient ou ont étudié dans le supérieur, contre 52 % des enfants d’ouvriers ou d’employés (soit 1,5 fois plus). » Vingt-cinq ans plus tôt, ces chiffres étaient respectivement de 62% et 33% (soit un rapport de 1,9).227

Ces progrès ne sont pas homogènes : certaines filières en particulier restent très inégalitaires. Dans les écoles d’ingénieurs et de commerce, les enfants de cadres supérieurs sont 10 à 11 fois plus nombreux que les enfants d’ouvriers.228 Ils représentent même jusqu’à 70% des élèves de l’ENA et Polytechnique.229

À l’inverse, les enfants de classes populaires (ouvriers, employés et inactifs) sont sur-représentés dans les statistiques d’échec scolaire : ils représentent plus de 80 % des élèves des Segpa 230, alors qu’ils ne constituent que la moitié des effectifs du collège (voir tableau ci-après). Ils sont également sur-représentés dans les filières techniques, plus courtes et moins prestigieuses.

Lecture : 23 % des élèves au collège sont des enfants d’ouvriers.

inegalites_IR8-1_part-categories-sociales-college-lycee-france

Source Les inégalités sociales, de l’école primaire à la fin du collège, Observatoire des inégalités, 2023 – a partir des données du ministère de l’Education nationale (2021).

À l’échelle nationale, des politiques dites d’éducation prioritaire ont été mises en place depuis 1981 avec pour objectif de « contribuer à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative », comme le rappelle le rapport de la mission d’information chargée de dresser un panorama et un bilan de l’éducation prioritaire paru en 2023.

D’après ce rapport, en 2021 le « coût«   » de l’éducation prioritaire est estimé à 2,3 milliards d’euros », soit environ 1,4% du budget alloué à l’enseignement en France (168,8 milliards de l’école primaire à l’enseignement supérieur).

Les auteurs notent que « cette politique souffre d’une absence d’évaluation ». Ils relèvent, par ailleurs, que la Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance « a établi que parmi les élèves scolarisés à la rentrée 2020 dans une école publique appartenant à un réseau d’éducation prioritaire (REP ou REP +), 6,7 % sont en retard d’un an en sixième, contre 3,7 % des élèves issus d’une école publique en dehors de ces réseaux. […] Les trois quarts des collégiens en REP + et 59,2 % de ceux scolarisés en REP ont des parents ouvriers ou inactifs, contre 37,6 % des élèves fréquentant les collèges publics hors de l’éducation prioritaire. »

Sans que ces constats permettent de conclure à l’inefficacité totale des politiques d’éducation prioritaires, ils démontrent – sans surprise – qu’en 40 ans, elles n’ont pas permis de mettre fin aux inégalités scolaires, qui reflètent d’autres inégalités structurelles. Voir à ce sujet notre encadré sur le capital culturel, social et économique dans l’Essentiel 1.

Penser qu’assurer une éducation « égale » permettrait à tout le monde d’entrer dans la vie active avec les mêmes atouts, c’est estimer que l’éducation suffirait à gommer toutes les autres inégalités structurelles (de patrimoine, de genre, etc.)

Égalité des chances et discrimination positive

Pour pallier les inégalités systémiques au fil du cursus (essentiellement scolaire mais aussi professionnel) et arriver ainsi à une société plus équitable, des politiques de discrimination positive ont été mises en place dans différents pays, avec des résultats variés.

L’observatoire des inégalités définit ainsi la discrimination positive : « traiter de manière préférentielle certaines catégories de population pour améliorer l’égalité des chances. On considère ainsi que pour établir une égalité réelle en pratique, il faut avantager les personnes défavorisées au départ »« . »

Les politiques d’ »affirmative action » aux États-Unis

Les États-Unis en sont l’exemple le plus connu, et probablement le pays où le champ de la discrimination positive est le plus étendu – et où le concept est le plus discuté.

Origines et évolution de l’affirmative action

Dans les années 60, la plupart des États du Sud ont des lois dites « Jim Crow » qui instaurent une ségrégation officielle entre les Noirs et les Blancs. Dans le reste des États-Unis, une ségrégation de fait existe dans de nombreux domaines de la vie quotidienne (école, emploi, logement, etc.)

Ce n’est qu’en 1964 que le Civil Rights Act inscrit l’égalité de droits 231 dans la loi.

Les premiers mécanismes de discrimination positive sont mis en place en 1965 232 par un décret 233 exigeant des entreprises effectuant des chantiers publics qu’elles adoptent des procédés pro-actifs (« affirmative action ») pour que les candidats à un poste et les employés ne fassent pas l’objet de discriminations.234

Ce que recouvre l’expression affirmative action (on parle aussi d’equal opportunity) évolue petit à petit, jusqu’à inclure des politiques de quotas, finalement déclarés inconstitutionnelles par la Cour Suprême en 1978.235 À partir du milieu des années 1990, plusieurs États rendent illégales les pratiques de discrimination positive (en particulier dans les universités), soit par des lois soit à travers des décisions de justice,236 jusqu’à ce qu’en 2023, une décision de la Cour Suprême 237 limite très fortement les politiques d’affirmative action dans l’éducation dans l’ensemble du pays.

L’affirmative action s’applique aux secteurs recevant de l’argent de l’État fédéral : essentiellement l’éducation et les emplois publics (ou les sous-traitants de contrats publics). Nous nous concentrerons ici sur ses effets sur l’emploi.

Selon plusieurs études,238 la discrimination positive a augmenté l’emploi des Afro-Américains dans les entreprises soumises à l’affirmative action par-rapport à celles qui ne l’étaient pas, et qu’il n’y a pas de preuves concluantes que la performance des personnes ayant bénéficié des politiques de discrimination positive soit plus faible. En 1990, l’économiste Jonathan S. Leonard 239 note que cette évolution est plus marquée sur la période 1974 – 1980, pendant laquelle la réglementation a été particulièrement appliquée. Un article de 2017 240 estime lui que les effets de la discrimination positive continuent d’influencer la démographie des employés au-delà de la durée du contrat fédéral, suggérant que son impact est partiellement durable.

Globalement, ces études montrent que la discrimination positive contribue à améliorer l’égalité des chances, à condition que celle-ci soit réellement appliquée (organismes de contrôle) et qu’elle s’accompagne de politiques de recrutement et de formation adaptées. Son effet est alors plus fort pour les entreprises en croissance (ce qui paraît assez intuitif, puisque de nouveaux postes sont ouverts).

Cependant, les effets de la discrimination positive sur l’emploi à l’échelle nationale sont limités, notamment parce qu’elle ne s’applique qu’aux emplois dépendant de fonds fédéraux. Une estimation de 2013 chiffre à un quart de la main d’œuvre états-unienne les emplois concernés par la discrimination positive.241 Par ailleurs, les inégalités auxquelles elles cherchent à répondre dépendent de la notion de justice adoptée, d’une vision « morale » (voir Essentiel 8), ce qui explique en partie les vifs débats qui entourent l’affirmative action.

La discrimination positive en France

En France, l’exemple de discrimination positive le plus souvent cité est celui de la « convention éducation prioritaire » de Sciences-Po Paris, mise en place en 2001. Vingt ans plus tard, la célèbre école se félicitait du succès de ce dispositif 242, mettant en avant que la part des boursiers dans les admis était passée de 12% en 2006 à 25% en 2020.

Cependant, les 170 élèves entrés à Sciences-Po via ce « dispositif unique d’égalité des chances » ne doivent pas occulter la vue d’ensemble sur les filières prestigieuses. En cette même année 2021, l’Institut des politiques publiques a publié le rapport Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ?. La conclusion est sans appel : « Malgré les dispositifs d’ouverture sociale qui ont été mis en place par certaines grandes écoles à partir du milieu des années 2000, on constate que leur recrutement a très peu changé depuis 2006, qu’il s’agisse du profil social et scolaire de leurs étudiants, de leur origine géographique ou de la répartition filles/garçons »« . »

Dans d’autres domaines également, les politiques de discrimination positive semblent peiner à porter leurs fruits : depuis 1987, les entreprises de plus de 20 salariés ont l’obligation d’employer 6% de personnes handicapées. En 2021, le taux d’emploi des personnes handicapées n’était que de 3,5%.243

En France, des lois pour briser le plafond de verre du sexisme

La France a aussi ,au cours des dernières années, mis en place des mécanismes de discrimination positive, pour briser le célèbre « plafond de verre ».244

En 2011, la loi dite Coppé-Zimmermann impose 40% de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises publiques et des entreprises cotées en bourse. Sans conteste, la loi est un succès : en 2020, les femmes représentaient 44,6% des membres des conseils d’administration du CAC40 et 45,2% pour le SBF120.245

Mais dans les entreprises non concernées par cette obligation, les progrès sont faibles, souligne le Haut Conseil pour l’Égalité entre les Femmes et les Hommes.246 Et « le ruissellement attendu des instances de gouvernance vers les instances de direction ne s’est pas véritablement produit. »247

Cette égalité de façade s’est arrêtée aux portes des instances de pouvoir : les femmes n’étaient que 21% dans les comités exécutifs et comités de direction au sein du SBF 120 en 2021. En effet, les femmes continuent à être victimes de discriminations sexistes 248 : elles seraient moins aptes à occuper des postes à hautes responsabilités car potentiellement moins disponibles (parce qu’elles s’occupent des enfants), risqueraient d’être absente longtemps en cas de maternité, ne seraient pas assez fermes voire émotives…

D’autres lois ont donc été adoptées pour tenter d’atteindre la parité :

  • En 2018, est créé « l’index de l’égalité professionnelle », dit « Index Pénicaud » qui doit mesurer l’égalité au sein des entreprises de plus 50 salariés. Syndicats et associations ont été prompts à souligner les failles des indicateurs d’une part, et les techniques de contournement possibles d’autre part.249
  • En 2021, la loi dite Rixain, impose d’ici à 2027, 30% 250 de femmes parmi « les cadres dirigeants et les membres des instances dirigeantes », et rend obligatoire la publication des index d’égalité.

Le magazine britannique The Economist publie chaque année son Glass Ceiling Index, qui mesure la progression du « rôle et de l’influence des femmes sur le marché du travail » dans une trentaine de pays. En 2023, la France était classée 6ème.

L’objectif des politiques de discrimination positive est de lutter contre des préjugés profondément ancrés dans la société, à tel point qu’ils la structurent. De telles politiques doivent donc s’évaluer sur le temps long, et comme le souligne le Haut Conseil pour l’Égalité entre les Femmes et les Hommes,246 faire l’objet de contrôles et d’ajustements au vu des évolutions réelles des pratiques.

Limites des politiques d’égalité des chances

Au-delà des résultats mitigés des différentes politiques exposées ci-dessus, l’approche par l’égalité des chances – en particulier à l’école- porte souvent en elle-même une idéologie discutable. En effet, l’idée sous-jacente est qu’une société offrant l’égalité des chances à tous ses citoyens ne ferait pas disparaître les inégalités, mais celles-ci seraient « justes », puisqu’elles ne seraient que l’expression du mérite de chacun (voir Essentiel 8 et Idée reçue 6)

« Au fond, l’égalité des chances engendre des inégalités dont les victimes ne seraient pas vraiment des victimes, puisqu’elles sont comptables de leur sort. En ce sens, il s’agit d’une morale libérale poussée à son terme, l’équivalent social de la sélection naturelle. »

François Dubet, L’égalité des chances n’est pas toute la justice, AOC, 2020

Comme le souligne le sociologue François Dubet, l’égalité des chances traduit une vision compétitive de la vie. Or dans cette compétition, la définition des « perdants » et des « gagnants » est basée sur des indicateurs révélateurs : la richesse, le prestige, le pouvoir. Pas le bien-être ou la valeur pour la société des contributions de chacun. Ainsi, le PDG d’une entreprise de fast-fashion, aux revenus et au patrimoine importants, mais dont l’activité a un impact désastreux sur la planète et sur les travailleurs, est un « gagnant ». Une infirmière percevant un peu plus du SMIC 252 est une « perdante ».

Avec ces critères, les perdants sont structurellement bien plus nombreux que les gagnants. Or être un gagnant « donne droit » à des avantages qui devraient être partagés : accès à une éducation et des soins de qualité, à la culture et aux loisirs, etc. Il semble bien difficile de vouloir faire société avec une logique qui dévalorise et défavorise l’immense majorité de la population.

Enfin, arriver à une réelle égalité des chances – ce qui se traduirait par une égalité de « capabilités » – suppose d’éliminer toutes les formes de discriminations (racisme, sexisme, etc. mais aussi accès à la culture, aux soins, etc.)

Concluons avec François Dubet : « L’égalité des chances est sans doute plus difficile à atteindre que la réduction progressive des inégalités entre les positions sociales. Pour des raisons sociologiques lourdes, il est plus « facile » et plus juste d’améliorer les conditions de vie et de travail des catégories populaires plutôt que de promettre à chacun qu’il s’élèvera dans la hiérarchie sociale. »