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FICHE Comprendre la « théorie du ruissellement »
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Comprendre la « théorie du ruissellement »
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L’expression « théorie du ruissellement » (trickle down economics en anglais) est censée illustrer le fait que l’argent, comme l’eau, ruissellerait tout le long de la pyramide sociale, des plus riches vers les plus démunis. En réalité, il ne s’agit pas d’une théorie économique mais d’une métaphore utilisée pour moquer les arguments de ceux qui promeuvent des politiques publiques favorisants les acteurs les plus aisés (individus ou grandes entreprises) au nom de l'efficacité économique. En réinjectant dans l’économie (via leur consommation et surtout via leurs investissements) les revenus engrangés, ces acteurs contribueraient à développer l’activité économique et l’emploi, ce qui in fine permettrait l’amélioration des conditions de vie de tous y compris des plus pauvres. Nous allons dans cette fiche présenter ces arguments, encore largement invoqués dans le débat public, et expliquer en quoi ils sont infondés. SommairePar souci de simplicité, nous appellerons adeptes ou promoteurs de la théorie du ruissellement les acteurs et économistes qui défendent des argumentations visant à favoriser l’enrichissement des plus aisés au nom de l’efficacité économique globale, même si très peu d’entre eux se revendiquent explicitement de cette théorie. Les origines de la théorie du ruissellement 1.1 Un débat rhétorique et politique C’est au chroniqueur et humoriste américain Will Rogers qu’on attribue le premier emploi de la métaphore du ruissellement. Il l’a utilisée dans un article en novembre 1932 pour dénoncer la politique menée par le président Hoover face à la Grande Dépression et y voyait la cause de la défaite des républicains aux élections.
L’expression a gagné en notoriété à partir des années 1980 pour dénoncer les politiques de baisses d’impôts des républicains aux Etats-Unis (administrations Reagan, Bush, Trump), de Margaret Thatcher au Royaume Uni. En octobre 2017, le Président Macron, dans une interview sur TF1 où il cherchait à corriger son image de président des riches (du fait des baisses d’impôts et notamment de l’ISF), a utilisé une autre métaphore assimilée dans le débat public à la théorie du ruissellement : Je crois à la cordée, il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu'ils ont des talents, je veux qu'on les célèbre [...] Si l'on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée c'est toute la cordée qui dégringole. Le débat sur la théorie du ruissellement est donc principalement un débat politique et non académique où, comme on va le voir, le terme n’apparait que très peu. D’une part, il est un point central de la rhétorique des démocrates américains qui l’emploient pour dénoncer l’ensemble du programme économique des républicains Ce débat plutôt politique s’appuie cependant sur un certain nombre de questionnements économiques qu’il est intéressant d’explorer : Trop d’impôts tue-t-il l’impôt ? La taxation des plus riches empêche-t-elle le développement économique ? 1.2 Les arguments contestés de la théorie du ruissellement L'idée selon laquelle l’enrichissement des plus fortunés profiterait in fine à toute l’économie et notamment aux classes populaires, ne trouve que peu de soutiens parmi les économistes. Il n’existe pas de modèles ou de travaux théoriques soutenant spécifiquement cette idée. Les travaux empiriques ne permettent pas non plus de la vérifier et tendent même à montrer qu’elle est néfaste pour l’économie comme nous allons le voir. Par ailleurs, très peu d’acteurs économiques ou politiques se réclament spécifiquement de la théorie du ruissellement dans le débat public (puisque comme on l’a vu l’expression est surtout utilisée par ses détracteurs). Cela n’empêche pas que les arguments qui la sous-tendent sont régulièrement mobilisés avec une grande efficacité. Ces arguments sont de trois sortes :
Ces trois classes d’arguments sont utilisés pour défendre différentes baisses d’impôts ciblées sur les acteurs les plus riches : impôt sur le revenu, sur le capital, voire impôt sur les sociétés (voir également notre fiche sur la politique de l’offre Dans la suite de la présente fiche nous nous concentrons sur l’impôt sur le revenu pour les ménages les plus aisés. Insistons sur un point : le débat ne porte pas sur la question des niveaux d’imposition en général, mais uniquement sur les effets économiques des baisses d’impôts ciblées sur les plus fortunés. Réduire les impôts des plus fortunés pour augmenter le revenu fiscal des États 2.1 Comprendre la courbe de Laffer : trop d’impôt tue l’impôt L’une des idées souvent évoquées par les promoteurs de la théorie du ruissellement est que diminuer les impôts permettrait à l’État de dégager des recettes fiscales supérieures. L’argument semble contre-intuitif. Cependant, selon ses partisans, plus d’impôts ne permet pas toujours d’augmenter les recettes de l’État. Au contraire, les États pourraient baisser drastiquement les impôts sans impacter leur budget. Cet argument repose sur la courbe de Laffer, développée par l’économiste américain Arthur Laffer en 1974. D’après lui, pour la plupart des impôts et notamment l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés, il existe un taux optimal qui maximise les recettes fiscales et au-delà duquel toute hausse diminuerait ledites recettes. Ce taux est nécessairement supérieur à 0% car il n’y a pas de recette fiscale sans impôt et inférieur ou égal à 100% (puisqu’on suppose que si le taux d’imposition était supérieur à 100%, personne n’aurait envie de payer pour travailler). Laffer traduit cette idée avec sa fameuse courbe en forme de cloche : quand le taux d’imposition est « à gauche de la bosse », augmenter les impôts augmente les recettes fiscales ; au contraire, « à droite de la bosse », diminuer les impôts a l’effet surprenant d’augmenter les recettes fiscales ! L’argument sous-jacent est que les hausses d’impôts peuvent avoir des effets dissuasifs en décourageant le travail et la formation du revenu qui va avec, ce qui, in fine, réduit les recettes de l’État. 2.2 La courbe de Laffer appliquée aux revenus des plus aisés Quand on applique cette courbe aux impôts sur le revenu, qui possèdent plusieurs tranches, on peut trouver des situations où les premières tranches de l’impôt sont à gauche de la bosse et les tranches les plus élevées à droite de la bosse. En appliquant la courbe de Laffer à un impôt progressif à plusieurs tranches comme l’impôt sur le revenu, on peut donc vite arriver à la conclusion que l’État gagnerait à baisser les impôts des plus aisés et augmenter ceux des pauvres. Ainsi, diminuer l’impôt sur le revenu pour les plus hauts revenus uniquement pourrait être bénéfique pour les finances de l’État. Arthur Laffer, suivant notamment ce raisonnement, conseilla la baisse spectaculaire de 70% à 28% de la tranche la plus haute de l’impôt sur le revenu lorsqu’il était proche de l’administration Reagan dans les années 1980. Cependant, ce raisonnement présente plusieurs failles :
2.3 Les limite de la courbe de Laffer Plusieurs études ont tenté de déterminer, soit de façon théorique soit de façon empirique, la forme de la courbe de Laffer et le taux d’imposition optimal. Ce travail est nécessairement compliqué et imprécis puisque de nombreux paramètres entrent en jeu. Le taux d’imposition qui maximise les recettes de l’État varie selon le contexte économique, le pays, l’époque et bien d’autres facteurs. La plupart de ces études tombent cependant sur des taux optimaux pour la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu qui varient entre 60% et 80% Ainsi, sauf dans le cas de taux d’imposition extrêmement élevés, baisser les tranches hautes de l’impôt sur le revenu réduit également les recettes fiscales. L’effet direct d’une baisse d’impôts conduisant à une réduction des recettes de l’État est généralement plus fort que l’effet indirect qui consiste à augmenter l’assiette de l’impôt. En d’autres termes, il n’y a pas de recette magique qui permette à la fois de baisser significativement les impôts et d’augmenter significativement ce qu’ils rapportent. Réduire les impôts des riches pour revitaliser l’économie 3.1 Le concept de multiplicateur fiscal mobilisé pour appuyer la théorie du ruissellement Le concept de multiplicateur fiscal désigne l’effet positif d’une baisse d’impôt sur la croissance économique. Le mécanisme est le suivant : en réduisant les impôts l’État augmente le revenu disponible des acteurs concernés, qui vont pouvoir l’utiliser pour consommer davantage ou pour investir. Ces consommations et investissements supplémentaires constitueront de nouveaux revenus pour ceux qui en bénéficient (par exemple les salariés des entreprises qui ont produit les biens consommés). Le tout se matérialiserait par une hausse de l’activité économique supérieure à la baisse de recettes fiscales. Ce mécanisme s’apparente à celui du multiplicateur budgétaire Sans entrer ici dans le débat de l’efficacité du multiplicateur fiscal, concentrons-nous sur la mobilisation de cet argument par les promoteurs de la théorie du ruissellement. Selon eux, le multiplicateur fiscal est plus avantageux quand on réduit spécifiquement les taxes sur les ménages les plus aisés. En effet, la propension marginale à épargner des plus fortunés est supérieure à celle des plus pauvres. Inversement, leur propension marginale à consommer est plus faible. Pour un euro supplémentaire de réduction d’impôts, le premier quintile des Français aux plus hauts revenus épargnera au moins 30 centimes là où le quintile le plus pauvre utilisera l’entièreté de cet euro pour consommer 3.2 Des effets non vérifiés dans la pratique car plusieurs phénomènes viennent annuler les bénéfices des baisses d’impôts Cependant, ce raisonnement ne résiste pas à la pratique. En analysant des variations de taux d’imposition sur le revenu, le capital et les plus-values de 18 pays de l’OCDE de 1965 à 2015, David Hope et Julian Limberg En réalité, la réaction en chaîne décrite par les adeptes de la théorie du ruissellement ne marche pas. Plusieurs étapes du raisonnement ne fonctionnent pas :
Notons, par ailleurs, que même si le lien entre épargne supplémentaire des plus aisés et investissements dans l’économie productive était avéré, rien ne garantit que lesdits investissements soient dirigés vers les secteurs les plus bénéfiques pour la société, à commencer par la transition écologique (voir par exemple dans le module sur la finance le fait que les marchés financiers où est placée l’épargne sont largement insuffisants pour financer la transition écologique). Fausses promesses, vraies conséquences de la théorie du ruissellement 4.1 Les impacts sur les budgets publics Les effets positifs de la théorie du ruissellement ne sont donc pas au rendez-vous, que ce soit en termes d’emploi ou de croissance. Cependant, les contreparties négatives sont, elles, bien présentes. On a déjà vu que la mise en œuvre des mesures en application de cette théorie entraine nécessairement une baisse du budget des États. Cela peut se manifester par une réduction de la qualité de services publics pourtant essentiels : l’éducation, la santé, la sécurité etc. Dans l’Etat du Kansas, où des baisses de l’impôt sur le revenu au niveau des tranches hautes (ainsi que des droits de succession) ont été votées en 2012, le budget régional s’est drastiquement réduit ce qui a entraîné des conséquences sur le financement public de l’éducation, des infrastructures et d’autres services publics Enfin, cela peut également réduire les ressources disponibles pour les investissements publics, qui sont pourtant essentiels pour la transition écologique comme nous l’avons expliqué dans la proposition Lancer un plan de reconstruction écologique. 4.2 Augmentation des inégalités D’autre part, baisser les impôts des plus fortunés entraîne une augmentation significative des inégalités de revenus Conclusion Les promoteurs de la théorie du ruissellement nous proposent une solution miracle pour tout à la fois augmenter les recettes publiques, dynamiser l’économie et baisser les impôts. Pourtant, aucun des arguments mobilisés ne fonctionne à la hauteur de ce qui est annoncé. Tout d’abord, l’Etat ne récupère pas les pertes des baisses d’impôts comme le suggèrerait la courbe de Laffer. Ensuite, la piqure d’adrénaline La théorie du ruissellement est facile à réfuter en bloc, elle vient cependant souvent se glisser discrètement dans des débats beaucoup plus sérieux de politique fiscale. Elle joue alors un rôle pernicieux puisqu’elle reste séduisante et difficilement contestable quand elle est cachée au milieu d’autres arguments ou éléments de langage. Pour en savoir plus |