La pauvreté n'est pas qu'une histoire d'argent
Mesure de la pauvreté relative au sein d'un pays : les cas européen et états-unien
Au sein de l’Union européenne, la pauvreté monétaire est définie au sein de chaque pays selon la distribution des revenus du pays. Pour ce faire, les institutions nationales et européennes s’appuient sur le niveau de vie médian dans le pays, c’est-à-dire le niveau de vie note1 au-delà duquel vivent la moitié des personnes et en deçà duquel se situe l’autre moitié. Différents seuils de pauvreté peuvent alors être définis : le plus courant est de considérer comme pauvre toute personne dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian du pays – c’est ce qu’on appelle le seuil du risque de pauvreté (ou seuil de pauvreté monétaire). Le taux du risque de pauvreté (ou taux de pauvreté monétaire) est ensuite calculé en rapportant le nombre de personnes en-dessous du seuil du risque de pauvreté au nombre total de personnes.
Néanmoins, d’autres indicateurs sont parfois utilisés, en considérant comme pauvre toute personne dont le niveau de vie est inférieur à 40%, 50%, 60%... du niveau de vie médian du pays. À titre d’exemple, en France, jusqu’en 2008, le seuil du risque de pauvreté communément utilisé était de 50 % du niveau de vie médian. Or, le passage de 50% à 60% du niveau de vie médian n’est pas sans conséquences : mécaniquement, on a observé une augmentation du nombre de personnes considérées comme pauvres en France (de 5 à 8,9 millions pour les données 2015). Fondamentalement, en augmentant le seuil du risque de pauvreté, la notion de pauvreté est élargie et n’a plus la même signification.
La comparaison des taux du risque de pauvreté au sein de l’UE révèle de fortes disparités entre les pays. En 2021, la Lettonie a le taux de pauvreté monétaire le plus élevé (23,9%.) D’autres pays, à l’image de la Roumanie et la Bulgarie, se démarquent également par des taux du risque de pauvreté supérieurs à 20% –plus d’une personne sur cinq est donc en situation de risque de pauvreté dans ces pays. La France occupe une position intermédiaire, avec un taux du risque de pauvreté de 14,4%, tandis que la République tchèque présente le taux le plus bas au sein de l’UE (8,6%).
Taux du risque de pauvreté (pauvreté monétaire) dans les pays de l’Union européenne, 2021 (en %).
Lecture : en France, en 2021, le taux du risque de pauvreté est de 14,4%.
Le choix d’un tel indicateur pour caractériser la pauvreté monétaire présente deux conséquences majeures. D’une part, quand le niveau de vie médian baisse au sein d’un pays, le seuil du risque de pauvreté baisse aussi : cela a par exemple été le cas en France entre 2009 et 2013. D’autre part, le seuil de pauvreté diffère – parfois significativement – d’un pays à l’autre : par exemple, les personnes pauvres en Grèce ont un niveau de vie bien plus faible que les personnes pauvres en France.
Afin d’étudier ces disparités, il faut tout d’abord remarquer qu’il n’est pas possible de comparer directement les seuils du risque de pauvreté, même en euros, entre pays. En effet, même dans le cas de pays ayant la même monnaie – comme dans la zone euro – une même somme (1€ par exemple) ne permet pas de s’acheter la même quantité de biens et services. Comparer le seuil de pauvreté en France et en Grèce en euros risque, par conséquent, d’être trompeur. Pour comparer des seuils de pauvreté entre pays, on préfère ainsi utiliser la notion de parité de pouvoir d’achat (PPA) (voir encadré) qui prend en compte le fait que le coût de la vie n’est pas le même dans tous les pays. A titre d’exemple, en 2021, le seuil du risque de pauvreté en France était de 13 608 PPA contre 5 950 PPA en Grèce, ce qui illustre le fait que le seuil du risque de pauvreté en France correspond à un niveau de vie plus de deux fois supérieur au seuil grec.
Définition : la parité de pouvoir d’achat (PPA)
Pour tenir compte du fait qu’une même somme d'argent ne permet pas de disposer du même pouvoir d’achat dans des pays différents, on introduit la notion de « parité de pouvoir d’achat » (PPA). Il s’agit d’un taux de conversion « fictif » qui permet de comparer les pouvoirs d’achat entre pays, en l’exprimant dans une unité commune, même lorsque les monnaies entre pays sont différentes. Il traduit la quantité d’unités monétaires nécessaires pour se procurer un même panier de biens dans différents pays. Par exemple, si un panier de biens coûte 100 euros en France et 120 dollars aux Etats-Unis, ce taux de conversion fictif sera de 1€ = $1,20, même si sur le marché de change on peut avoir, en même temps, 1€ = $1,40.
La notion de PPA s’applique également pour des pays ayant la même monnaie. Considérons par exemple un panier de biens valant 100 € dans un pays A. Le coût de la vie étant plus élevé dans le pays A que dans un pays B, ce même panier de biens peut valoir 50€ dans le pays B. Pour refléter ces différences, on va utiliser la notion de parité de pouvoir d’achat pour comparer les seuils de pauvreté entre les pays A et B. En effet, avec cet exemple, le pouvoir d’achat d’une personne vivant avec 1000 € dans le pays A est deux fois plus faible que celui d’une personne vivant dans le pays B avec 1000 €.
Aux Etats-Unis, le Census Bureau détermine différents seuils de pauvreté à la maille des ménages. Les deux principaux indicateurs utilisés sont l’Official Poverty Measure (OPM) et le Supplementary Poverty Measure (SPM). Ces deux indicateurs diffèrent par plusieurs aspects.
L’OPM s’appuie sur les revenus perçus par les ménages sans tenir compte d’effets de redistribution. Selon la taille et le profil du ménage – notamment en présence de personnes de plus de 65 ans ou de moins de 18 ans – est déterminé un seuil de pauvreté (d’autant plus élevé que le ménage est grand). Les seuils de pauvreté correspondants ont été mis en place dans les années 1960 selon le prix des produits alimentaires de l’époque. Ils ont, depuis lors, été réévalués chaque année pour tenir compte de l’inflation globale note2.
A la différence de l’OPM, dont les seuils ne sont établis qu’à partir des prix de l’alimentation, les seuils du SPM sont réévalués annuellement pour tenir compte des prix actuels dans quatre domaines : l’alimentation, l’habillement, le logement et les charges (eau, électricité…). De plus, les seuils du SPM prennent en compte la part, en pourcentage, que représentent ces quatre sources de dépenses dans le revenu des ménages : par conséquent, si cette part augmente, les seuils du SPM sont aussi relevés.
Enfin, contrairement à l’OPM, le SPM est un indicateur qui a été développé récemment. Il prend en compte davantage de caractéristiques des ménages en s’appuyant sur des données qui n’étaient pas disponibles au moment de la mise en place de l’OPM. Il se caractérise notamment par :
- la prise en compte des transferts sociaux pour évaluer le revenu disponible d’un ménage,
- l’ajustement du seuil de pauvreté selon le coût du logement par zone géographique (zones urbaines, rurales, etc.) et selon le statut du ménage (propriétaire de son logement – avec ou sans prêt à rembourser – ou locataire).
Concrètement, il existe des milliers de seuils de pauvreté différents définis par le SPM – selon la composition du ménage, mais aussi selon son lieu de vie, etc. – qui sont différents des seuils de pauvreté de l’OPM. Historiquement, le taux de pauvreté SPM était supérieur au taux de pauvreté OPM. Néanmoins, pour la première fois, en 2020, l’OPM a été supérieur. La raison ? L’ampleur de l’aide gouvernementale américaine au moment de la pandémie. En effet, le gouvernement américain a émis des stimulus checks (des « chèques de relance ») particulièrement importants et beaucoup de citoyens américains ont bénéficié d’assurance chômage, quisont pris en compte par le SPM et non par l’OPM.
Evolution de l’OPM et du SPM aux Etats-Unis entre 2017 et 2021.
Source U.S. Census Bureau, Current Population Survey, 2017 to 2021 Annual Social and Economic Supplements (CPS ASEC).
Lecture : aux Etats-Unis, en 2021, le taux de pauvreté officiel (OPM) est de 11,6 % et le taux de pauvreté supplémentaire (SPM) est de 7,8 %.
Détermination d'un seuil de pauvreté à l'échelle mondiale
A l’échelle mondiale, la Banque mondiale a défini un seuil international de pauvreté. Toute personne sous ce seuil est qualifiée comme vivant dans « l’extrême pauvreté ». Depuis l’automne 2022, ce seuil est fixé à $2,15 par jour exprimés en PPA 2017 (voir encadré plus haut pour la notion de PPA). Ce seuil est en fait la médiane des seuils nationaux de pauvreté de 28 pays parmi les plus pauvres au monde. Avant cela, le seuil était de $1,90 par jour exprimés aux prix de 2011 : il résultait alors de la moyenne des seuils nationaux de pauvreté de 15 pays les plus pauvres dans les années 1990.
Le relevé de ce seuil à l’automne 2022 traduit avant tout l’augmentation générale des prix. La valeur réelle de $2,15 aux prix de 2017 est la même que celle de $1,90 aux prix de 2011 – en d’autres termes, on peut s’acheter les mêmes biens avec $2,15 aux prix de 2017 ou $1,90 aux prix de 2011.
Il est alors intéressant de s’intéresser à la répartition de l’extrême pauvreté dans le monde (voir carte ci-dessous). Celle-ci est principalement concentrée en Afrique sub-saharienne et dans des régions de conflits (qui affectent les économies locales). L’Afrique sub-saharienne concentrait en 2019, à elle seule, 60 % des personnes vivant sous le seuil de pauvreté à l’échelle mondiale. Par ailleurs, entre 2017 et 2019, le taux d’extrême pauvreté a diminué dans cette région : il est passé de 37 % à 35 %. Cette baisse du taux d’extrême pauvreté en Afrique sub-saharienne est, plus généralement, une tendance qui se confirme depuis une vingtaine d’années – ce taux était de 56 % en 1999 dans cette région. Néanmoins, le nombre de personnes sous le seuil international de pauvreté ne cesse, quant à lui, d’augmenter : 365 millions en 1999, 385 millions en 2017 et 389 millions en 2019. Ce résultat, qui peut sembler a priori paradoxal, se comprend en considérant la forte croissance démographique de l’Afrique sub-saharienne.
Part de la population vivant sous le seuil international de pauvreté à l’échelle mondiale en 2022.
Lecture : aux Etats-Unis, la part de la population vivant sous le seuil international de pauvreté est inférieur à 10 %.
Les limites de la pauvreté monétaire
Il existe un large consensus sur le fait que l’évaluation monétaire est insuffisante pour appréhender la complexité de la notion de pauvreté. A titre d’exemple, on peut citer la pauvreté du logement, la précarité énergétique ou encore le fait que certaines personnes ont des besoins spécifiques (maladies, invalidités…) auxquels peuvent être associées des dépenses spécifiques et qui rendent incomplète une analyse de la pauvreté fondée sur un unique seuil monétaire.
Pour mieux aborder le caractère « multidimensionnel » de la pauvreté, d’autres indicateurs ont été mis en place par les institutions en charge de mesurer la pauvreté. La partie suivante présente les deux principaux indicateurs de « pauvreté multidimensionnelle » utilisés à ce jour.
Notons, avant cela, que si le caractère multidimensionnel de la pauvreté est largement admis, toutes ses dimensions ne sont pas nécessairement reconnues ou étudiées. C’est ce que permet de comprendre une récente étude réalisée par ATD Quart Monde.
Les dimensions cachées de la pauvreté
Ce rapport d’ATD Quart-Monde, publié en 2019, illustre les principaux résultats de travaux menés dans six pays : Bangladesh, Bolivie, France, Tanzanie, Royaume-Uni et Etats-Unis. Des centaines de personnes en situation de pauvreté ont participé à cette recherche afin de mieux appréhender le caractère multidimensionnel de la pauvreté. En suivant la méthodologie dite de « croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté », les expériences et connaissances de ces personnes ont été croisées avec celles d’universitaires et de professionnels dans le cadre d’un processus de discussions multiples. Les résultats de ces travaux sont résumés dans le graphique ci-après. Ces différents échanges ont permis de mettre en évidence neuf dimensions de la pauvreté regroupées en trois types.
Au cœur du diagramme (en rouge) se trouvent les souffrances résultant de la dépossession du pouvoir d’agir, qui sont les résultats de privations et maltraitances, auxquelles les personnes réagissent par la lutte et la résistance.
Les dimensions relationnelles de la pauvreté (en bleu) font l’objet de très peu d’attention par les décideurs et les chercheurs alors qu’elles contribuent pleinement à façonner la pauvreté.
Enfin, les privations (en vert) sont les dimensions les plus étudiées de la pauvreté.
Cinq facteurs (appelés modificateurs dans l’étude) peuvent altérer le degré et la forme que peut prendre chacune des neuf dimensions de la pauvreté : l’identité (appartenance ethnique, sexe, orientation sexuelle, etc.), le temps et la durée, le lieu (urbain, rural), l’environnement et la politique environnementale ainsi que les croyances culturelles.
L’indicateur de privation matérielle et sociale développé dans l’Union européenne
Pour opérationnaliser le socle européen des droits sociaux proclamé en 2017, l’Union européenne s’est doté d’un plan d’action mettant notamment en avant un objectif de lutte contre la pauvreté. Celui-ci implique la réduction du nombre de personnes « en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale », qui doit diminuer de 15 millions d’ici 2030 (dont 5 millions d’enfants) par rapport à 2019.
Les personnes « en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale » sont celles qui sont soit « en risque de pauvreté » (mesuré avec l’indicateur défini au point 1), soit en situation de « privation matérielle et sociale sévère », soit « vivant dans un ménage à très faible intensité de travail » note3.
Définition de l’indicateur de privation matérielle et sociale sévère
L’indicateur de privation matérielle et sociale est un indicateur européen qui a pour ambition de ne pas limiter la notion de pauvreté à sa dimension monétaire. Il mesure une pauvreté « absolue », c’est-à-dire qu’il quantifie l’exclusion de pratiques et consommations de base des personnes en tenant compte des normes de consommation à l’échelle européenne. 13 privations ont ainsi été définies, prenant en considération des éléments de la vie courante :
- à l’échelle du foyer : 1/ ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue d’environ 1 000 euros, 2/ ne pas pouvoir se payer une semaine de vacances par an hors du domicile, 3/ ne pas pouvoir changer les meubles hors d’usage par manque de moyens financiers, 4/ avoir des impayés de mensualités d’emprunts, de loyer ou de factures d’électricité, d’eau ou de gaz, 5/ ne pas pouvoir maintenir le logement à bonne température par manque de moyens financiers, 6/ ne pas pouvoir se payer une voiture personnelle,
- à l’échelle personnelle : 7/ ne pas pouvoir se payer un repas contenant de la viande, du poulet ou du poisson (ou l’équivalent végétarien) au moins tous les deux jours, 8/ ne pas pouvoir dépenser une petite somme d’argent pour soi sans avoir à consulter quiconque, 9/ ne pas pouvoir avoir une activité de loisir régulière par manque de moyens financiers, 10/ ne pas pouvoir se retrouver avec des amis ou de la famille au moins une fois par mois pour boire un verre ou pour un repas par manque de moyens financiers, 11/ ne pas pouvoir se payer des vêtements neufs, 12/ ne pas posséder au moins deux paires de bonnes chaussures par manque de moyens financiers, et 13/ ne pas avoir accès à Internet par manque de moyens financiers.
Sont alors considérés en « situation de privation matérielle et sociale » celles et ceux qui vivent en logement ordinaire (c’est‑à‑dire hors logements collectifs et habitations mobiles) et qui répondent « oui » à au moins 5 de ces 13 affirmations. Pour décrire un degré plus élevé de pauvreté, la notion de « situation de privation matérielle et sociale sévère » a été introduite : elle concerne les ménages qui souffrent d’au moins 7 de ces 13 privations.
Résultats et comparaison avec la pauvreté monétaire
Pour mieux saisir les éventuels rapports entre privation matérielle et sociale et risque de pauvreté (pauvreté monétaire), on représente ci-dessous l’un en fonction de l’autre pour les différents pays de l’Union européenne.
Taux de privation matérielle et sociale sévère et taux du risque de pauvreté (pauvreté monétaire) en 2021 dans l’Union européenne.
Lecture : en Finlande, en 2021, 1,1 % de la population est en situation de privation matérielle et sociale sévère et le taux du risque de pauvreté est de 10 %.
La Roumanie (RO sur le graphique), qui avait un des taux du risque de pauvreté les plus élevés en Europe, a le plus haut taux de privation matérielle et sociale sévère, –ces deux indicateurs étant du même ordre de grandeur (un peu moins de 25 %). Néanmoins, plus généralement, les taux de privation matérielle et sociale sévère sont plus faibles que ceux du risque de pauvreté. La Roumanie se distingue en étant le seul pays dont le taux de privation matérielle et sociale sévère est supérieur à son taux du risque de pauvreté.
En termes d’ordre de grandeur, les taux de privation matérielle et sociale sont en moyenne moins élevés que ceux du risque de pauvreté. Seuls 4 pays ont un taux de privation matérielle et sociale sévère supérieur à 10 %, tandis que tous les pays – à l’exception de la République tchèque – ont un taux du risque de pauvreté supérieur à 10 %.
Ces premiers résultats invitent à se poser la question suivante : les individus qui se trouvent en situation de privation matérielle et sociale sont-ils également en situation de pauvreté monétaire ? Bien qu’il soit plus difficile de trouver des chiffres pour répondre à cette question, une étude de l’Insee de 2019 estime les proportions de personnes souffrant de l’un des deux types de pauvreté, ainsi que la proportion de personnes qui cumule ces deux types de pauvreté.
Proportion de personnes en situation de risque de pauvreté (monétaire) et de privation matérielle et sociale par pays en 2016 dans l’Union européenne.
Lecture : en 2016, 20,8 % des Français sont touchés soit par un des deux types de pauvreté (7,2 % en situation de privation matérielle et sociale seule, 8,1 % en situation de risque de pauvreté seul) soit par les deux types de pauvreté cumulés (5,5 %).
Parmi les personnes touchées par au moins un des deux types de pauvreté, la proportion de personnes étant affectées par les deux situations varie d’environ une sur dix en Finlande ou en Suède à plus d’une sur trois en Bulgarie. Dans les pays caractérisés par un faible taux de privation matérielle et sociale (à l’image de la Suède ou la Finlande), plus de 70 % des personnes pauvres sont uniquement en situation de risque de pauvreté, donc en situation de pauvreté monétaire.
Enfin, en France, en 2016, 43% des personnes en situation de privation matérielle et sociale sont également en situation de risque de pauvreté. Autrement dit, 57 % des personnes en situation de privation matérielle et sociale ne sont pourtant pas considérées « pauvres » selon la définition la plus couramment utilisée de la pauvreté, donc selon la mesure du risque de pauvreté, i.e. le seuil de 60 % du niveau de vie médian national.
Malgré quelques disparités entre les pays, il est manifeste que les personnes en situation de risque de pauvreté ne sont pas, en général, celles en situation de privation matérielle et sociale. Ce résultat est la conséquence du fait que la pauvreté monétaire (le risque de pauvreté) est définie par un seuil relatif à chaque pays tandis que la privation matérielle et sociale définit une pauvreté absolue – i.e. les critères sont les mêmes pour tous, quel que soit le pays d’origine. Dans les pays les plus aisés – à l’image des pays nordiques –, les personnes ont accès aux biens et services de première nécessité mais peuvent se trouver sous le seuil de pauvreté monétaire. En revanche, dans des pays où le niveau de vie est globalement plus bas – comme en Roumanie ou Bulgarie –, les personnes sous le seuil de pauvreté monétaire ne sont pas non plus en mesure de satisfaire certains besoins de base. On peut même conclure du graphique qu’un certain nombre de personnes dans ces pays – environ 20 % de la population en Bulgarie et Roumanie – sont au-dessus du seuil de risque de pauvreté mais sont en situation de privation matérielle et sociale.
Critiques et pertinence géographique de l’indicateur de privation matérielle et sociale
Appliqué à l’échelle européenne, l’indicateur de privation matérielle et sociale décrit un visage nouveau, qui n’est pas uniquement monétaire, de la pauvreté. Le choix des 13 privations décrites ci-dessus pour appréhender la privation matérielle et sociale peut, légitimement, être interrogé : pourquoi ces privations et pas d’autres ? La pertinence de cet indicateur se limite-t-elle aux pays de l’UE ?
Pour mettre en perspective le choix des privations de cet indicateur, on peut citer une étude menée par l’Insee, publiée en 2009, sur la manière dont les Européens se représentent la pauvreté ainsi que les privations qu’elle entraîne. Ce rapport révèle une absence de consensus sur la nature des privations qui définissent la pauvreté non-monétaire. Les seules privations qui caractérisent, unanimement, la pauvreté non-monétaire concernent des besoins vitaux (alimentation, logement, etc.). Malgré cette absence de consensus, cette étude souligne un « effet national » : autrement dit, des personnes issues d’un même pays sont davantage susceptibles de partager la même vision sur les privations caractérisant au mieux la pauvreté.
Ces éléments mettent en évidence les difficultés à utiliser un seul et même indicateur de privations pour des géographies présentant des caractéristiques économiques et culturelles éloignées note4. A ce titre, on peut remarquer, concernant l’indicateur de privation sociale et matérielle européen, que parmi les privations énoncées, il n’est pas question d’éducation, que l’on pourrait pourtant imaginer être une sorte de prérequis étant donné que l’on se situe à l’échelle européenne, alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour d’autres régions du monde.
Malgré ces difficultés, des études ont été menées pour développer des indicateurs de mesure de pauvreté non-monétaire, multidimensionnelle, pour qu’ils puissent être appliqués à l’échelle mondiale.
Des indicateurs mondiaux pour caractériser la pauvreté multidimensionnelle
Le MPI : un indicateur de pauvreté multidimensionnel sans mention explicite de la pauvreté monétaire
Le premier indicateur mondial développé pour caractériser la pauvreté multidimensionnelle est le MPI (Multidimensionnel Poverty Index). Il a été mis en place par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) et l’université d’Oxford. A l’image de l’indicateur de privation matérielle et sociale européen, cet indicateur établit une liste de privations en se concentrant ici sur trois dimensions de la pauvreté : la santé, l’éducation, et les conditions de vie. Pour chaque dimension, différentes privations sont évaluées. Enfin, à chaque privation est associée une pondération note5 qui peut varier entre 1/6 et 1/18 (voir tableau ci-dessous).
Cet indicateur s’applique à la l’échelle d’un ménage. Un ménage est alors dit « multidimensionnellement pauvre » si la somme pondérée de ses privations est supérieure ou égale à 1/3. Par exemple, si un foyer n’a ni électricité, ni accès à de l’eau potable (mais qu’il n’a aucune autre privation), son « score » est de 1/18 + 1/18 = 2/18, ce qui est inférieur à 1/3 – donc ce foyer n’est pas multidimensionnellement pauvre.
Ensuite, un indice de pauvreté à l’échelle nationale est calculé : c’est le MPI. Le MPI est égal à la part des ménages multidimensionnellement pauvres (en pourcentage) multipliée par le score moyen de privations des ménages multidimensionnellement pauvres. Par exemple, considérons que dans un pays 30 % des ménages sont multidimensionnellement pauvres. Si, de plus, au sein de ces ménages le score de privation moyen est de 0,5, alors le MPI de ce pays est égal à 30 % * 0,5 = 15 %.
Résultats empiriques
Au sein des pays d’Afrique sub-saharienne, les disparités entre les pays sont manifestes : le MPI va de moins de 10 % pour Sao Tomé-et-Principe et le Lesotho à plus de 50 % pour le Chad. Par ailleurs, il convient de remarquer que tous les pays d’Afrique sub-saharienne ne sont pas recensés dans le graphique ci-dessous. Ce manquement reflète les difficultés éprouvées à mener des enquêtes et récupérer des données annuellement. Ainsi, nous avons fait le choix de ne représenter que des données allant de 2018 à 2021 pour avoir des données comparables. Dans la plupart des pays de cette région le MPI n’est, en effet, pas estimé annuellement : à titre d’exemple, le dernier calcul du MPI pour le Burkina Faso remonte à 2010.
Indice de pauvreté multidimensionnelle en Afrique sub-saharienne.
Source OPHI Data Bank. Note : données allant de 2018 à 2021 selon les pays.
Lecture : au Rwanda, l’indice de pauvreté multidimensionnelle est de 23,1 %.
La MPI est donc un premier indicateur de pauvreté multidimensionnelle développé par des institutions internationales. Par ailleurs, la dimension monétaire n’est pas explicite dans cet indicateur – il n’est nulle part question de seuil de pauvreté monétaire. De son côté, la Banque Mondiale a développé un autre indicateur qui s’inspire de la philosophie du MPI en prenant en compte le seuil international de pauvreté.
Le MPM : un indicateur de pauvreté multidimensionnelle avec mention explicite de la pauvreté monétaire
La mesure de la pauvreté multidimensionnelle (MPM) est un indicateur de pauvreté multidimensionnelle analogue au MPI. Il diffère du MPI du fait des trois dimensions de la pauvreté qui sont ici évaluées : la pauvreté monétaire, l’éducation et l’accès à des infrastructures de base.
Comme pour le MPI, différentes privations sont évaluées et à chaque privation est associée une pondération (voir tableau ci-dessous). Tout ménage est considéré « multidimensionnellement pauvre » selon le MPM si la somme des privations dont souffre le ménage est supérieure à 1/3. On note ainsi des différences entre les privations étudiées par le MPI et le MPM – ce qui fait écho au caractère non-consensuel du choix des privations pour caractériser la pauvreté. L’autre principale distinction entre le MPI et le MPM réside, en outre, dans la prise en compte explicite de la pauvreté monétaire dans le cas du MPM, tandis qu’il n’est pas mention de pauvreté monétaire dans le MPI.
Plus concrètement, en raison de la pondération détaillée ci-dessus, tout ménage sous le seuil international de pauvreté ($2,15 par jour par personne exprimés en PPA 2017) est automatiquement pauvre au sens du MPM – tandis qu’un ménage peut, théoriquement, vivre sous le seuil international de pauvreté et ne pas être pauvre au sens du MPI. Par conséquent, le MPM est supérieur (en valeur) au taux de pauvreté monétaire dans chaque pays. Cependant, un ménage peut aussi ne pas vivre sous le seuil international de pauvreté mais être multidimensionnellement pauvre au sens du MPM note6.
Principaux résultats
Le dernier rapport de la Banque mondiale évalue le taux de pauvreté monétaire, le MPM, ainsi que chaque privation prise individuellement à l’échelle de différentes régions (voir ci-dessous). L’Afrique sub-saharienne est, dans l’ensemble, trois fois plus touchée que la moyenne mondiale par ces différentes formes de pauvreté.
A contrario, la région Europe et Asie centrale se caractérise par des indicateurs de pauvreté moins importants que la moyenne mondiale. Il convient cependant de relever de grands écarts selon les indicateurs. L’Europe et l’Asie centrale sont 30 fois moins touchés que la moyenne mondiale par la pauvreté monétaire mais ce rapport passe à 7 s’agissant de la pauvreté multidimensionnelle décrite par le MPM, et même à 2 si l’on s’intéresse uniquement à l’accès à l’eau potable.
Taux de pauvreté et de privations pour différentes régions (en % de la population, 2018).
Source Banque mondiale,
Poverty and Shared Prosperity 2022: Correcting Course, p.96. Note : « Non-scolarisation des enfants » correspond au fait qu’au moins un enfant ne fréquente pas l’école alors qu’il n’a pas encore l’âge auquel il/ elle aurait dû être dans la 8e classe (équivalent de la classe de 4e en France). « Non-scolarisation des adultes » correspond au fait qu’aucun adulte dans le ménage n’a fini son enseignement primaire.
Lecture : le taux de pauvreté multidimensionnelle est de 52,6 % en Afrique sub-saharienne, 2,1 % en Europe et Asie centrale et de 14,7 % à l’échelle mondiale en 2018.
Parmi les personnes pauvres « multidimensionnellement », il est essentiel d’observer qu’environ 40 % d’entre elles ne sont pas pauvres monétairement. Cela souligne, une fois de plus, l’idée qu’une définition complète de la pauvreté ne peut se limiter à sa dimension monétaire.
Quelques mots sur la pauvreté subjective
Enfin, au-delà des statistiques, se pose la question du sentiment de pauvreté : quelles personnes se sentent pauvres ? Cette autre approche invite à s’intéresser à ce qu’on appelle la « pauvreté subjective » ou « pauvreté ressentie » et de comparer le ressenti de la pauvreté avec, notamment, l’indicateur de risque de pauvreté – qui caractérise la pauvreté monétaire.
A l’échelle française, des baromètres d’opinion ont été mis en place pour déterminer des statistiques de pauvreté subjective note7. La DREES et le Secours populaire ont ainsi développé deux approches différentes pour mesurer la pauvreté subjective.
L’approche de la DRESS consiste à sonder des personnes en les interrogeant directement sur leur situation personnelle : ces personnes se considèrent-elles, elles-mêmes, pauvres ? Les résultats de ce baromètre d’opinion sont présentés ci-dessous et révèlent qu’en 2021, 19 % des Français se considèrent pauvres. La comparaison de ce chiffre avec le taux du risque de pauvreté en France – soit 14,4 % en 2021 – indique qu’il y a davantage de personnes qui se considèrent comme pauvres que de personnes sont considérées comme telles selon l’indicateur le plus couramment utilisé par les institutions nationales.
Proportion de personnes se considérant comme pauvres en France (2017-2021).
Source DREES, Baromètre d’opinion, 2017-2021. Note : Question posée : « Et vous, personnellement, pensez-vous qu’il y ait un risque que vous deveniez pauvre dans les cinq prochaines années ? Oui, plutôt/Non, plutôt pas/Je me considère déjà comme pauvre. » Ces résultats sont calculés hors « Ne se prononce pas », une réponse qui représente 8 % des réponses en 2021 comme en 2020, 6 % des réponses en 2019 comme en 2018 et 1 % des réponses en 2017.
Lecture : en 2017, en France, 13 % des personnes se considèrent elles-mêmes comme pauvres.
Le Secours populaire a opté pour une approche différente et davantage orientée sur la dimension monétaire de la pauvreté. Concrètement, les personnes sondées sont interrogées sur, selon elles, la valeur du seuil de pauvreté monétaire en France. Dans le dernier rapport – datant de septembre 2022 – le seuil subjectif de pauvreté est ainsi de 1263 € pour une personne seule alors que le seuil de pauvreté monétaire de l’Insee en 2022 est de 1102 €.
Autrement dit, que ce soit avec l’approche de la DRESS ou celle du Secours populaire, le sentiment de pauvreté est plus diffus et touche davantage de personnes que ce qu’indiquent le taux et le seuil du risque de pauvreté.
A noter enfin que, malgré ce sentiment de pauvreté « diffus », les personnes modestes ont tendance à surestimer leur position dans l’échelle des revenus en France. Selon un sondage de 2022 de la DREES, les 10 % les plus modestes, en moyenne, pensent se situer autour du troisième décile notefiche – donc plus riches qu’elles ne le sont réellement par rapport au reste des Français. Des études ont révélé que ce biais résulte du fait que les personnes évaluent leurs propres revenus par rapport à ceux de leurs voisins, ou en se comparant avec des personnes dotées d’un même niveau de diplôme ou qui travaillent dans la même entreprise note8. La conséquence de cela : les personnes ont tendance à se sentir davantage au « milieu » de la distribution des revenus – proche du niveau de vie moyen des Français – ce qui n’est, pour autant, pas incompatible avec un sentiment de pauvreté.
En somme, ces quelques éléments soulignent le caractère protéiforme de la pauvreté. Cette notion n’est pas simple à définir et est souvent, à tort, uniquement examinée d’un point de vue financier. Plusieurs institutions ont développé des indicateurs illustrant les multiples dimensions que peut prendre la pauvreté. Malgré cela, il n’est pas évident de définir des critères « objectifs » caractérisant la pauvreté de manière complète. Une approche complémentaire consiste alors à s’intéresser à la pauvreté ressentie – qui analyse le sentiment de pauvreté tel qu’il est subjectivement perçu.
Pour en savoir plus
Quelques rapports sur la pauvreté