Introduction
Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément.
La comptabilité est une discipline souvent considérée comme austère, peu appréciée et peu reconnue. Elle est vue comme une technique, sans autre importance que celle d’enregistrer correctement des écritures nécessaires, une pratique certes utile – il faut bien tenir ses comptes si on veut les équilibrer, voire dégager des bénéfices – mais peu enthousiasmante, et sans enjeux autres que pratiques.
Nous allons voir dans ce module que la comptabilité est beaucoup plus qu’un auxiliaire ou un outil neutre : elle est la base (souvent implicite) de nombre de nos représentations et raisonnements économiques, qui sont à reconsidérer en profondeur. Elle structure, sans que nous en ayons clairement conscience, la manière dont nous voyons l’entreprise et plus généralement l’économie. C’est une paire de lunettes, un prisme, qui nous fait voir les choses d’une certaine manière.
Loin d’être une technique neutre
Dans sa forme actuelle, la comptabilité est au service des actionnaires et des dirigeants d’entreprise. Elle ne tient compte ni de la nature, ni du « capital humain ». Sa réforme, même si c’est un projet d’envergure, doit être lancée sans attendre. Mais il faut préalablement en comprendre les principaux tenants et aboutissants. C’est ce que nous allons tenter de faire ici, sans nous lancer dans un cours de comptabilité.
Quelques définitions : entreprise, société, parties prenantes
Quelle différence entre l’entreprise et la société ?
Selon l’Insee, la société est une entité dotée de la personnalité juridique créée dans un but marchand, à savoir, produire des biens ou des services pour le marché, qui peut être une source de profit ou d'autres gains financiers.
Le terme « entreprise » désigne le même type d’entité dans le langage courant ou la littérature économique. Ce terme n’a cependant pas de définition juridique ou comptable, contrairement à celui de société. L’entreprise désigne également le collectif (les salariés) dont les membres ont un lien juridique (en général de subordination) avec la « société » (au sens juridique).
Les parties prenantes
Les « parties prenantes » à une entreprise sont l’ensemble des acteurs qui entretiennent une relation directe, monétaire ou non, avec cette entreprise : les actionnaires, les salariés, les clients, les fournisseurs, prestataires de service et sous-traitants, les banquiers et autres prêteurs, l’État, les organismes sociaux et les collectivités territoriales, les voisins des sites où est implantée l’entreprise, les associations et ONG…
L'essentiel
La naissance du capitalisme est liée à celle de la comptabilité
La comptabilité d’entreprise est, avec la société par actions, l’une des deux inventions essentielles à l’origine de l’émergence du capitalisme.
L’histoire du capitalisme est en effet indissociable de celle de la propriété privée, du droit en la matière et de son évolution au cours des siècles. Il a eu fondamentalement besoin d’une capacité de financement démultiplié par le recours aux actions.
A/ La naissance de la société par actions
C’est en 1372 que serait née la première société « par actions », la Société des moulins de Bazacle. Les actions de cette société, appelées « uchaux », étaient librement cessibles au prix du marché par leurs détenteurs et donnaient droit à la perception de dividendes
Définition de la société par actions
La société par actions désigne un type de société dont le capital social est représenté par des titres financiers, les actions (ou parts sociales) souscrites par les associés, dès lors nommés actionnaires. Ces actions donnent à leurs propriétaires des droits financiers (via le versement de dividendes
Au XIXème, une autre évolution majeure a lieu avec l’introduction du concept de « responsabilité limitée », qui signifie que la responsabilité des actionnaires est limitée à une certaine somme (le plus souvent au montant de leur apport en capital). Cela a permis aux actionnaires de limiter leurs risques pénaux et financiers en les transférant à l'entreprise mais sans partage de la propriété des actions et des droits pécuniaires et sociaux qui les accompagnent.
B/ La comptabilité : un instrument efficace et précis mis au service du développement économique
Le capitalisme est également indissociable de la comptabilité d’entreprise
Comprendre la comptabilité en partie double
L’activité d’une entreprise se manifeste par divers flux financiers. La comptabilité en partie double consiste à enregistrer chacun de ces flux dans deux comptes simultanément : à chaque fois qu’un compte est débité, un autre est crédité du même montant. Cela permet de suivre les flux financiers en fonction de leur origine et de leur destination.
Dans les deux exemples suivants on peut voir comment sont traduits en comptabilité :
- le fait qu’un actionnaire souscrit au capital de l’entreprise
- le règlement d’un fournisseur par l’entreprise
Le succès de la comptabilité en partie double tient à de nombreux facteurs dont le plus déterminant est le suivant :
La comptabilité en partie double permet aux actionnaires de suivre l’usage qui est fait de leur apport en capital
Ils peuvent donc savoir si leur capital a été préservé, voire accru, ou au contraire s’il a été « entamé » par l’activité de l’entreprise. Ils peuvent alors prendre la décision de se verser des dividendes
Plus encore, l’information comptable peut leur permettre de savoir ce que « vaut » leur capital (même si la valeur des actions d’une entreprise ne se déduit pas de façon mécanique de la comptabilité)
Cette valeur intéresse les actionnaires s’ils veulent « vendre » leurs actions (on dit « réaliser » leur capital) ou les transmettre
Les deux autres clefs de la réussite de la comptabilité en partie double sont davantage d’ordre technique :
- Elle est intrinsèquement source de contrôle des données enregistrées : chaque enregistrement est fait simultanément au crédit et au débit de deux comptes comptables, ce qui empêche les erreurs de saisie.
- Elle fait l’objet d’une standardisation facilitant le suivi d’une année sur l’autre des ratios de « performance », la réalisation de comparaisons entre entreprises et la détermination pour l’État d’assiettes fiscales assez fiables et opposables devant les tribunaux.
Mais ces dernières fonctionnalités n’ont qu’un intérêt assez technique alors que la comptabilité a pour objet central de fournir une information décisive à l’actionnaire : le suivi de son apport en capital. Elle est faite d’abord et avant tout pour cela et les notions qu’elle utilise en dérivent toutes.
Le capitalisme
Pour en savoir plus
La comptabilité a pour but de déterminer l’évolution du bilan de l’entreprise et le résultat de son activité annuelle
En apparence, la comptabilité se limite à enregistrer des dépenses et des recettes permettant aux dirigeants (et aux tiers, dont les prêteurs) de s’assurer que l’entreprise ne « vit pas au-dessus de ses moyens ».
L’invention de la « comptabilité en partie double » permet beaucoup plus que cela. Elle permet de mettre en évidence deux grands types d’informations :
- le patrimoine de l’entreprise, via le bilan
notecomptabilan0 - le résultat de son activité au cours d’une période donnée via le compte de résultat
Comme on le voit sur l’image ci-après, le compte de résultat et le bilan sont interconnectés. Dans le bilan, la ligne « résultat de l’exercice » est le solde (positif ou négatif) du compte de résultat.
Comprendre le lien entre le bilan et le compte de résultat d'une entreprise
A/ Le bilan : ce que l’entreprise possède et doit
Le bilan dresse une photo à un instant précis de ce que possède et de ce que doit une entreprise.
Le bilan d'une entreprise
Au passif du bilan apparaissent les « ressources » ou sources de financement de l’entreprise : les capitaux propres (aussi appelés fonds propres) et les dettes contractées par l’entreprise envers les banquiers, les fournisseurs, les administrations, les salariés.
A l’actif du bilan apparaît la façon dont l’entreprise a utilisé ses ressources financières : il peut s’agir d’actifs physiques (immeubles, véhicules, machines), d’actifs financiers (créances, actions d’autres entreprises), d’actifs incorporels (brevets, droits d’auteurs, marques) et de la trésorerie de l’entreprise
Définition : les capitaux propres d’une entreprise
Les capitaux propres (ou fonds propres) constituent une partie des ressources financières de l’entreprise. Ils comprennent, d’une part, le capital social (c'est-à-dire le capital apporté par les actionnaires via la souscription d’actions) et, d’autre part, les bénéfices réalisés chaque année par la société quand les actionnaires décident de les ajouter aux fonds propres (sous la forme de réserve ou de report à nouveau). Ils constituent une ressource importante de l’entreprise pour deux raisons principales :
1. En théorie, aucune charge n’est obligatoirement associée aux capitaux propre (contrairement aux charges d’intérêt dues en contrepartie d’un emprunt), même si, en pratique, le versement de dividendes
2. Le niveau de capitaux propres conditionne le maximum de prêts que l’entreprise peut obtenir.
Notons enfin, que les capitaux propres constituent un passif de nature assez différente des autres dettes. Le capital social est intangible et ne peut être réduit que par décision de l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires (il est alors remboursé en partie). Par ailleurs, en cas de liquidation de l’entreprise, les actionnaires sont « servis » en dernier (en pratique, ils ne retrouvent donc pas leur mise). En résumé, les capitaux propres sont des « dettes » plus risquées que les autres.
Le bilan est toujours, par construction, en équilibre. Toute écriture qui fait évoluer dans un sens un poste de l’actif est « contrebalancée » par une écriture d’un montant équivalent, soit dans le sens inverse à l’actif, soit dans le même sens au passif. Par exemple, si j’emprunte 100 à la banque, j’ai + 100 au passif en dette et +100 à l’actif en trésorerie.
Notons ici que les titres de propriété (bâtiments, logiciels etc.), de dettes et de créances inscrites au bilan appartiennent tous à (ou sont dus par) la société, personne morale. La comptabilité est d’origine patrimoniale et n’enregistre que peu de biens ou de dettes qui n’appartiennent pas à l’entreprise.
C’est l’une des raisons qui font qu’elle ne rend pas compte des impacts de l’entreprise sur des actifs naturels qui ne lui appartiennent pas (voir l’Essentiel 7 sur l’absence de prise en compte de la nature par la comptabilité).
B/ Le compte de résultat : ce que l’entreprise dépense et gagne
Le compte de résultat (ou de « pertes et profits ») permet quant à lui de faire le solde sur l’exercice considéré des flux de charges et produits et en fin d’exercice de déterminer le résultat de l'exercice c'est-à-dire s’il y a eu profit (produits supérieurs aux charges) ou perte (dans le cas inverse). A la différence du bilan qui retrace le stock de ce que possède et doit l’entreprise, le compte de résultat retrace les flux.
Le compte de résultat d'une entreprise
A la clôture de l’exercice, le résultat est approuvé en assemblée générale. S’il est négatif, il vient réduire les capitaux propres au bilan
La comptabilité est indispensable à la vie économique
Comme on l’a dit dans l’Essentiel 1, la comptabilité est indispensable aux actionnaires car elle permet de suivre l’usage qui est fait de leur apport en capital. Plus généralement, la comptabilité permet de mieux comprendre la situation économique et financière d’une entreprise : c’est fondamental pour assurer son fonctionnement correct mais aussi et surtout ses interactions avec les autres acteurs économiques.
La comptabilité d’entreprise a de nombreuses fonctions :
- Elle permet d’enregistrer les opérations réalisées par l’entité concernée (paiement des salaires et des factures, émissions de factures à la suite de la vente de biens et services, comptabilisation des immobilisations
notecomptavieeco1 , mouvements de trésorerie, emprunts, évolution des capitaux propres etc.). - Elle permet de limiter les risques de fraude ou d’abus (grâce en particulier au mécanisme de la partie double).
- Elle permet de calculer des indicateurs utiles pour les dirigeants, les gestionnaires, les services fiscaux et sociaux (l’Urssaf en France), les autres parties prenantes (actionnaires, clients, fournisseurs, banquiers) quand elles y ont accès ; certains de ces indicateurs sont en outre encadrés réglementairement (notamment dans le secteur bancaire).
- Pour les sociétés par actions (cotées ou non), elle donne des informations qui permettront de donner une valeur aux actions.
Comment sont valorisées les actions d’une entreprise ?
On pourrait penser que pour calculer la valeur des actions d’une entreprise, il suffit de diviser le montant total des capitaux propres par le nombre d’actions. C’est en réalité plus complexe que cela.
Pour une entreprise cotée, la valeur de l’action, c’est son prix d’échange sur le marché (la Bourse). Les intervenants sur le marché décident d’acheter ou de vendre les actions d’une entreprise en se basant sur l’analyse de sa situation financière (et donc sur des indicateurs comptables), mais aussi sur des informations extra-financières (réputation, scandale etc.) ou sur des dynamiques propres au marché lui-même. Mais s’ils décident d’acheter ou de vendre
Pour une entreprise non cotée, il n’y a pas de prix de marché. Des expertises sont donc nécessaires pour évaluer la valeur des actions. Cette évaluation peut reposer sur différentes méthodes : des calculs faits à partir du chiffre d’affaires, du résultat net ou fondés sur des projections peuvent être corrigés par d’autres données extra-comptables (ex : les parts de marché, la réputation de l’entreprise, la « valeur » estimée de sa marque etc.)
Les indicateurs de gestion les plus importants sont les suivants :
1. Le niveau de trésorerie et la capacité à en générer. Une entreprise en manque de trésorerie qui ne pourrait payer ses fournisseurs, ses salariés ou une autre partie prenante doit se déclarer en faillite auprès du tribunal de commerce
Contrairement à une idée reçue, une entreprise peut faire des bénéfices tout en voyant sa trésorerie fondre
Imaginons par exemple qu’une entreprise utilise 100k€ de trésorerie pour acheter des locaux.
A l’actif du bilan, on va constater – 100 en trésorerie et + 100 en valeur immobilière. Sa trésorerie a donc fondu.
Par contre, dans le compte de résultat, les 100k€ d’investissement ne seront pas comptés en totalité : le coût d’achat des locaux sera lissé sur la durée d’utilisation. C’est ce qu’on appelle l’amortissement. Si cette durée est estimée à vingt ans, on comptera en charge 5k€ par an. Le résultat net comptable de l’année d’achat des locaux est donc beaucoup moins impacté par cet achat que le niveau de la trésorerie.
2. Les « résultats » (d’exploitation, courants avant impôt et nets après impôt) sont des différences, ou des soldes, entre produits et charges. Les trois soldes de gestion les plus importants sont :
- le résultat d’exploitation, qui permet de déterminer dans quelle mesure l’activité de production de l’entreprise couvre les coûts de production ;
- le résultat courant avant impôt, qui est déduit du résultat d’exploitation en lui additionnant le résultat financier (positif ou négatif) ;
- le résultat net après impôt, qui est déduit du résultat courant en lui additionnant le résultat exceptionnel et en retranchant les impôts sur les bénéfices. Le résultat net est appelé aussi bénéfice ou profit.
Comprendre les soldes intermédiaires de gestion d'une entreprise
D’autres indicateurs financiers issus du monde anglo-saxon sont couramment utilisés dans les communications financières des grandes entreprises :
- l’EBITDA (Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization) = EBE moins les provisions d’exploitation ;
- ROC (Résultat opérationnel courant) = EBITDA moins les amortissements ;
- NOPAT (Net Operating Profit After Tax) = bénéfice hors intérêts et résultats exceptionnels ;
- RPNG (Résultat net part du groupe) = résultat de l’exercice moins les quotes-parts des actionnaires minoritaires qui ne reviennent pas au groupe.
L’expérience de la direction de l’entreprise montre qu’il est impossible de se passer de l’outil comptable. L’expérience montre aussi qu’il est loin de suffire. Ce n’est pas avec la comptabilité, qui retrace des flux et des stocks passés et peut aider à faire des projections chiffrées, qu’on fait une stratégie ou qu’on mobilise une équipe.
La comptabilité ne peut être envisagée indépendamment d’une certaine conception de l’entreprise
Si la comptabilité est souvent considérée comme un système d’information neutre visant à mesurer la richesse et le revenu d’une entreprise, il n’en est rien en réalité.
Les résultats, les bénéfices, les coûts que beaucoup considèrent comme des données objectives sont pour les comptables des données conventionnelles, c'est-à-dire obéissant à des règles encadrées juridiquement et prédéfinies
Or, ces conventions véhiculent une vision de l’entreprise
La comptabilité ne peut ainsi être envisagée indépendamment de la conception qu’on se fait de l’entreprise, de sa finalité et de sa gouvernance. Elle est à la fois le reflet de cette vision et un élément la structurant. Comme nous le verrons dans l’Essentiel 5, de la comptabilité dérivent également des notions employées de façon tellement quotidienne (coût, profit ou bénéfice, charge…) qu’elles nous semblent parfaitement neutres et « aller de soi » alors qu’elles participent en fait de la conception et de la propagation d’une vision spécifique de l’entreprise et de son rapport aux diverses « parties prenantes ».
A/ Les systèmes comptables véhiculent différentes visions de l’entreprise
Dans un ouvrage collectif, Jacques Richard et ses coauteurs classent les systèmes comptables en fonction des systèmes économiques dans lesquels ils ont été élaborés.
L’ex-URSS et l’ex-Yougoslavie avaient mis au point des comptabilités différentes de celles que nous connaissons, l’une à orientation étatiste, et l’autre autogestionnaire.
Au sein du système capitaliste, ils distinguent :
- les systèmes libéraux : entrepreneurial, actionnarial phase 1, actionnarial phase 2 ;
- les systèmes socio-démocrates, cogestionnaire, à régulation étatique.
Comme on peut le voir sur le schéma ci-après, selon les systèmes comptables et les points de vue qu’ils nourrissent, le concept retenu pour déterminer le résultat n’est pas du tout le même.
B/ L’entreprise doit-elle être au service de ses actionnaires ?
Ce qu’est une entreprise et quels sont ses objectifs ont fait et font toujours aujourd’hui l’objet de débats de fond. Ces débats s’expriment dans les différentes théories portant sur la gouvernance d’entreprise (« corporate governance »), c'est-à-dire l'ensemble des processus, réglementations et institutions destinés à encadrer la manière dont l'entreprise est dirigée et contrôlée. La comptabilité contribue également à structurer la façon dont l’entreprise est perçue.
La prédominance de la valeur actionnariale ou « shareholder value »
Pour certains économistes, les dirigeants d’une entreprise ne doivent se soucier que du profit qu’elle est capable de générer, et c’est ainsi qu’ils agissent dans l’intérêt général. Milton Friedmann a écrit en 1970 dans le New York Times un article très célèbre au titre explicite The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits.
Dans son livre Capitalism and Freedom (1962), il affirmait également :
Peu d'évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l'acceptation par les dirigeants d'entreprise d'une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d'argent possible pour leurs actionnaires. C'est une doctrine fondamentalement subversive. Si les hommes d'affaires ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu'elle est ? Des individus privés autodésignés peuvent-ils décider de ce qu'est l'intérêt de la société ?
Il exprime ainsi clairement le principe de la shareholder value, aujourd’hui prépondérant en matière de gouvernance d’entreprise : les dirigeants ne doivent pas se préoccuper de performance sociale ou environnementale mais se concentrer sur la performance financière pour servir les actionnaires.
La théorie de l’agence
Le fait que les dirigeants d’entreprises agissent bien dans l’intérêt des actionnaires n’a rien d’automatique. Comment faire en sorte que cela devienne une réalité ?
C’est à cette question que les économistes Jensen et Meckling entendent répondre dans leur article fondateur sur la théorie de l’agence.
Cette théorie repose sur le postulat que l’entreprise s’apparente à un ensemble de relations contractuelles entre individus. Dans leur article, les auteurs se focalisent sur la relation entre le principal (le ou les actionnaires) et l’agent (le ou les gestionnaires et managers) qu’il engage pour effectuer un service en son nom, via une délégation du pouvoir de décision.
Sachant qu’il existe une asymétrie d’informations entre les actionnaires et les dirigeants de l’entreprise (qui ont plus de connaissances sur la façon dont elle est gérée), il faudrait trouver des mécanismes pour aligner leurs intérêts. Ainsi, les dirigeants seraient amenés à gérer l’entreprise en vue de maximiser la rentabilité des capitaux pour dégager de la valeur pour les actionnaires.
En termes de gouvernance d’entreprise, cela se manifeste par la mise en place de mécanismes incitatifs (ex : options d'achat d'actions, rémunération variable des managers en fonction du résultat de l’entreprise...) visant à aligner les intérêts des dirigeants et managers de l’entreprise avec ceux des actionnaires.
Comme on le verra dans l’Essentiel 9 sur les normes internationales IFRS, en matière comptable cela se traduit par le fait que la comptabilité est essentiellement réalisée en vue de donner des informations intéressant les investisseurs, beaucoup plus que les autres parties prenantes de l’entreprise (salariés, clients, fournisseurs, institutions publiques etc.).
Ces deux grandes théories, la « shareholder value » et la théorie de l’agence sont celles qui ont le plus influencé la gouvernance d’entreprise telle qu’elle existe aujourd’hui. C’est ce qu’on peut constater à la lecture des Principes de gouvernement d'entreprise du G20 et de l'OCDE (2017) qui ont pour objectif d’aider les responsables de l’action publique à évaluer et améliorer le cadre juridique, réglementaire et institutionnel organisant la gouvernance d’entreprise. La simple lecture du sommaire montre bien à quel point la place des actionnaires est centrale.
C/ L’entreprise au service de ses parties prenantes, la « stakeholder value »
La vision de l’entreprise au service de ses actionnaires est largement contestable.
D’une part, l’idée qu’une entreprise appartient à ses actionnaires, popularisée par l’économiste Milton Friedman, est fausse sur le plan juridique et a été contestée à partir des années 90 par des juristes français, anglais ou américains
La société est une personne morale, de droit privé. Elle ne peut être possédée par une autre personne morale ou par des personnes physiques. Les actionnaires sont propriétaires de leurs… actions, ce qui leur donnent des pouvoirs (et non une propriété).
C’est ce qu’explique très clairement Olivier Favereau dans une courte vidéo.
D’autre part, le fait que l’objectif premier de l’entreprise soit de réaliser des profits ne va pas de soi comme l’illustrent, par exemple, les récents débats qui ont eu lieu en France autour de la définition de la société.
« La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». (article 1832 du Code civil)
Cet article fait du profit la finalité de la société de droit privé. Or, le profit pourrait être considéré au contraire comme un moyen au service d’une finalité, la mission de l’entreprise ou sa raison d’être. Notons au passage, que le « profit » ou bénéfice mentionné dans le Code civil est un terme comptable : on voit bien de nouveau à quel point conception de l’entreprise et comptabilité sont intrinsèquement liées l’une à l’autre.
Ce sujet a fait et fait toujours couler beaucoup d’encre.
Par exemple dans l’ouvrage collectif 20 propositions pour réformer le capitalisme
« La société est constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de poursuivre un projet d’entreprise qui respecte l’intérêt général, financé au moyen du profit. » (Vingt propositions pour réformer le capitalisme - Proposition 2)
En France, cette proposition a été reprise dans la loi Pacte de 2019 mais de façon édulcorée. L’article 1832 n’a pas été modifié : l’objectif de l’entreprise reste le profit même si l’introduction des notions de « raison d’être » (article 1835 du Code civil) et « de société à mission » (article L210-10 du Code du commerce) ont ouvert de nouvelles possibilités.
Par ailleurs, il est précisé dans l’article 1833 du Code civil que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », en plus de l’obligation d’avoir un « objet licite » et d’être « constituée dans l'intérêt commun des associés ».
Enfin, il est évident que la poursuite du profit n’est pas nécessairement source d’intérêt général. Le mouvement en faveur de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises considère que « l’alignement des planètes » entre l’intérêt des actionnaires et l’intérêt général n’a rien de spontané. Et les exemples ne manquent pas d’entreprises ayant fait gagner beaucoup d’argent à leurs actionnaires en ayant abusé de leur personnel ou des ressources naturelles.
Pour en savoir plus
La comptabilité et son vocabulaire ne sont pas neutres : ils structurent nos représentations de l’économie
La comptabilité aide les gestionnaires de l’entreprise et éclaire la vie de l’entreprise auprès des parties prenantes mais en se situant d’un seul point de vue : celui des propriétaires du capital de l’entreprise. C’est ce que nous allons voir ci-après en montrant à quel point les termes peuvent parfois être trompeurs.
A/ Profit, valeur, coût : des notions ambigües
Le « profit », c’est ce qui permet soit de « rémunérer le capital » (en distribuant des dividendes
En effet, l’entreprise peut être vue comme une aventure humaine, comme un projet innovant, un défi à relever etc. Même au plan purement capitalistique, la détention d’actions a été vue dans l’histoire économique des siècles derniers comme preuve d’un soutien ou d’implication sans recherche nécessairement effrénée de rendement à court terme. Il était de bon ton dans les familles aisées de conserver des « valeurs » : la notion était alors plus morale que l’actuelle. L’engagement dans une entreprise pouvait être lié aux valeurs (morales ou autres) que défendaient cette entreprise et son projet, et pas uniquement à sa capacité à « faire de l’argent ».
Le terme profit (comme le terme valeur) est également source de confusion : l’entreprise profite à ses parties prenantes pas uniquement parce qu’elle fait ou non du profit, au sens comptable du terme. Un achat de fourniture se fait au profit d’un fournisseur etc.
Un salaire profite… au salarié alors qu’il est vu comme une charge du point de vue de la comptabilité et donc des actionnaires.
Sur le plan macroéconomique, l’indicateur le plus proche de l’agrégation des profits est le PIB (produit intérieur brut). Il n’est pas constitué par le total des profits des entreprises mais par le total des revenus générés par l’activité économique, que ceux-ci proviennent du travail (les salaires et la rémunération non salariée des entrepreneurs individuels
Le paradoxe est donc manifeste : vus de la comptabilité d’entreprise (et de son dirigeant), les salaires sont des charges – donc à réduire –, alors que ce sont des contributions au PIB vus de la collectivité. Le profit se forme notamment en diminuant toutes les charges de l’entreprise qui sont des sources de bénéfice pour ses parties prenantes (les salaires sont des ressources pour les employés, les achats des ressources pour les fournisseurs etc.).
Le terme « coût » est lui aussi ambigu. Le coût d’un bien n’est pas une notion objective : il n’est définissable clairement et précisément que pour un « sujet donné » (celui à qui ledit bien coûte) comme on peut le constater en lisant juste les intitulés du cours de gestion de Claude Riveline.
Les salariés sont-ils un coût pour l’entreprise ?
Comme le souligne les auteurs d’une tribune parue en 2018, le fait que dans la logique comptable les salariés soient toujours « considérés du point de vue de ce qu’ils coûtent et jamais de ce qu’ils rapportent » n’est pas neutre. Cela contribue à faire croire que la réduction de la masse salariale, et donc les charges, contribue nécessairement à accroitre la performance de l’entreprise. Pourtant, les salariés, leurs compétences et leur force de travail sont bien sûr également des ressources pour l’entreprise. Les auteurs insistent sur la nécessité de proposer d’autres manières de considérer les salariés au sein du système comptable.
Paul Jorion insiste quant à lui sur la différence de traitement entre salaires et dividendes : « Un juste partage exige la remise en cause des règles comptables qui traitent les salaires comme des coûts et les bonus de la direction et les dividendes des actionnaires comme des parts de bénéfices, pour les considérer tous ensemble comme des avances faites au même titre à la production de marchandises ou de services. »
B/ La recherche de « création de valeur » pour l’actionnaire ne conduit pas à l’intérêt général
Comme on l’a vu à l’Essentiel 4, certains économistes affirment que les entreprises doivent se soucier uniquement de la « création de valeur », dit autrement du profit qu’elles sont capables de générer, et que c’est ainsi qu’elles agissent dans l’intérêt général. Cela revient à affirmer que la comptabilité serait un instrument suffisant pour que les entreprises fassent le bien et que leur action, orientée par ce simple critère, permette d’atteindre la meilleure situation économique du point de vue de l’intérêt général.
Cette vision, qui a valeur de dogme pour les économistes « néolibéraux », n’est conforme ni à la réalité empirique ni au bon sens. Un chef d’entreprise rivé à sa performance comptable et financière, donc à son profit (à court ou moyen terme, donc au fond à la seule fructification de son capital), n’a pas de raison de tenir compte de tout ce qui n’est pas « révélé » dans cette comptabilité. S’il considère qu’il peut obtenir ce qu’il veut à moindre coût, il ne tiendra pas compte des ressources naturelles (voir l’Essentiel 7), des inégalités sociales ou de la satisfaction de son personnel.
En particulier, il peut préférer, si le « marché » du travail le lui permet, accéder à du personnel performant et « discipliné ». Si, sur la durée, une machine produit pour un coût moins élevé que des personnes dont il faut payer les salaires et charges (et l’ensemble des frais associés), le dirigeant doit (du point de vue comptable) mécaniser, c’est-à-dire remplacer les hommes par des machines. S’il est plus rentable de sous-traiter une production ou un service dans un pays où les salaires sont bas et la main d’œuvre moins protégée, ou dans un pays où les normes environnementales sont moins strictes, il se doit également, du point de vue strictement comptable, de le faire.
C’est pour poser des limites à cette recherche sans frein du profit que le droit du travail et les réglementations environnementales existent. Par exemple, le projet de taxe carbone aux frontières de l’Union européenne a pour objet d’éviter que les normes européennes en matière d’émission carbone défavorisent les entreprises produisant sur le territoire de l’Union et ne les conduisent à délocaliser.
Plus généralement, la prédominance des intérêts des actionnaires se fait au détriment des autres parties prenantes de l’entreprise (les salariés, les fournisseurs, les clients etc.) puisqu’elle conduit à réduire les coûts au maximum, en négligeant souvent la qualité et surtout l’impact sanitaire ou environnemental des produits vendus.
La quête de la rentabilité financière à court terme et la recherche d’un rendement du capital très élevé peut, de plus, se faire au détriment de la pérennité de l’entreprise. La rémunération des actionnaires devient potentiellement prioritaire dans la stratégie, y compris quand les profits existent mais ne sont pas au niveau espéré selon les standards qui sont les leurs. En se dispensant de projets d’investissement pourtant rentables, mais à la rentabilité inférieure à la norme exigée, la gouvernance actionnariale menace à terme la pérennité des entreprises elles-mêmes et donc des parties prenantes qui lui sont directement liées.
Quand les entreprises rachètent leurs actions au lieu d’investir
La volonté de servir en priorité « l’actionnaire »
Le phénomène est loin d’être anecdotique.
En 2019, ces rachats, aux États-Unis, s’élevaient à environ 750 milliards de dollars alors que les introductions en bourse atteignaient 62 milliards de dollars. En 2021, ces rachats sont toujours massifs
L’information comptable est la base de l’autonomie de l’entrepreneur et de ses incitations à agir
Un entrepreneur (qu’il soit seul ou patron d’une équipe) a une large autonomie de décision. Elle est cependant limitée, sur le plan économique, par le fait qu’il doit financer son activité, et sur le plan juridique par les contraintes réglementaires imposées par l’État de droit.
La comptabilité donne au dirigeant les informations qui lui permettent de déterminer les besoins de financement de son activité. Il peut les satisfaire par autofinancement (en laissant dans l’entreprise suffisamment de bénéfices à cette fin), par endettement (auprès de banquiers ou en émettant des titres de dettes quand cela lui est accessible) ou par renforcement des fonds propres (les actionnaires « remettant au pot »).
Cette autonomie économique est une forte motivation à « se mettre à son compte ». Elle permet en effet une liberté d’action et de décision que n’a pas une personne en dépendance économique directe de son patron, comme un salarié. Rappelons que le contrat salarié est un contrat dit de subordination. Quand l’employeur est l’État, cette subordination s’accompagne en outre d’un droit de réserve (le fonctionnaire n’est pas libre de critiquer son employeur) qui renforce sur le plan moral la limitation de l’autonomie économique.
Plus généralement, la liberté maximale des uns et des autres ne peut se concevoir sans que soit ménagé un principe de subsidiarité
Le recours à cette motivation (souvent appelée « liberté d’entreprendre »
Il existe des situations où la bonne volonté des parties et leur soif de coopérer permettent de gérer avec intelligence des biens communs, en mettant en priorité l’intérêt commun sur l’intérêt général. Mais dans le cas de l’ex-URSS, la suppression de l’intérêt individuel ne se faisait pas au service d’un intérêt commun mais à celui d’une oligarchie. D’autre part, les expériences de gestion de communs (analysés notamment par Elinor Oestrom) sont en générale territoriales et ne sont pas généralisables à la vie économique dans son ensemble.
Cette motivation (l’autonomie) ne doit pas être confondue avec la soif d’enrichissement, ni avec le fait que la comptabilité soit fatalement condamnée à traduire uniquement l’enrichissement du capitaliste (au détriment des autres « parties prenantes »). C’est pour sortir de cette impasse, tout en sauvegardant l’apport de la comptabilité, qu’a été imaginée par Jacques Richard
En résumé, « faire du profit » est un gage d’indépendance et une manière d’appliquer le principe de subsidiarité dans le monde économique. Cette motivation ne doit pas être confondue avec la recherche du profit pour le profit, la quête exclusive d’argent.
La comptabilité ne tient pas compte des ressources naturelles et des pollutions
La comptabilité enregistre des flux ou des variations de stocks qui concernent des personnes physiques ou morales (voir l’Essentiel 2 sur le bilan et le compte de résultat). La nature ne se fait pas payer pour les services qu’on en retire ni pour les préjudices qu’on lui fait subir. Les prélèvements sur le patrimoine naturel ou la pression sur les services écosystémiques (voir le module sur les ressources naturelles), dont dépend toute activité économique, ne sont donc pas enregistrés dans la comptabilité de l’entreprise. Ils ne sont, par ailleurs, en général pas « appropriés », comme nous allons le voir.
A/ Quand la nature n’appartient à personne
Dans le cas – très général – où l’élément de nature n’est pas privatisé, la comptabilité d’une entreprise n’enregistre tout simplement pas sa « consommation ».
C’est ainsi que la destruction des pollinisateurs, des poissons sauvages, la modification de la composition de l’atmosphère (dont la teneur en gaz à effet de serre augmente, provoquant le changement climatique) ne sont enregistrés dans les comptes d’aucune entreprise.
Cela pourrait sembler légitime pour l’immense majorité des entreprises dont la pression sur la nature est apparemment marginale (notamment du fait que la plupart des entreprises sont très petites).
Mais ces actions individuellement marginales exercent dans l’ensemble une pression qui devient considérable.
Par ailleurs, certaines multinationales ont un impact loin d’être marginal :
- les industries fossiles extraient, transforment ou commercialisent des quantités massives de pétrole, de gaz et de charbon dont la combustion envoie dans l’atmosphère des centaines de millions de tonnes de CO2 ;.
- le secteur minier est le plus gros générateur de déchets solides, liquides et gazeux de tous les secteurs industriels
notecomptapollution1 ; il est également à l’origine de très nombreux conflits sociaux (cette industrie est à l’origine du plus grand nombre d’expropriations) ou environnementaux (voir la base de données EJ Atlas qui répertorie les conflits pour la justice environnementale).
La prise de conscience progressive des impacts écologiques croissants des activités économiques a conduit de nombreux pays à développer des outils de tarification des pollutions (voir encadré), ainsi qu’à demander aux entreprises de réaliser un reporting sur leurs impacts environnementaux et sociaux (voir l'Idée reçue 5). Cependant, ces mesures sont encore largement insuffisantes pour véritablement prendre en compte la préservation de la nature dans la stratégie d’entreprise : détruire la nature reste dans la majeure partie des cas source de profit comme en témoigne la santé toujours bonne des industries fossiles.
Donner un prix aux pollutions ?
L’expression « externalités négatives » désigne les répercussions négatives de l’activité d’un agent économique sur d’autres agents sans contrepartie monétaire marchande « spontanée ». Les pollutions locales (d’une rivière, de l’air, d’un territoire) ou globales (de l’océan, de l’atmosphère via les émissions de GES) sont donc des externalités négatives.
Pour y remédier, les économistes proposent de leur donner un prix afin que les agents économiques intègrent le coût de la pollution dans leurs décisions de consommation et d’investissement. La tarification du carbone (via une taxe ou un marché des quotas de CO2) est, ainsi, la principale mesure des économistes pour lutter contre le changement climatique.
Donner un prix aux pollutions fait effectivement partie des solutions, même si cela n’est pas si évident qu’il y paraît (comment donner un prix à ce qui n’en a pas, comment intégrer la dimension intergénérationnelle etc.) Par ailleurs, ce n’est pas, comme le laissent penser certains économistes, la solution unique. Par exemple, si taxe et quota ont bien sûr un effet sur le résultat d’une entreprise, il ne faut pas pour autant négliger les voies qui viseraient à intégrer beaucoup plus directement les pollutions et l’exploitation de la nature dans le bilan de l’entreprise.
B/ Quand les éléments de nature sont la propriété de l’entreprise
La situation est différente quand ces éléments de nature sont appropriés par l’entreprise. Si une mine ou un champ pétrolier sont privatisés, leur valeur est enregistrée à l’actif de l’entreprise minière ou pétrolière.
La valorisation de cette mine (ou de ce champ) au cours du temps doit bien sûr tenir compte de sa déplétion, c'est-à-dire du fait que les ressources contenues s’épuisent au fur et à mesure de son exploitation.
Dans certaines industries, les entreprises sont également tenues de constituer des provisions pour démantèlement, c'est-à-dire de constituer des réserves permettant à terme de remettre en état une installation industrielle, une carrière ou une mine (plus de détail dans notre fiche sur la provision pour démantèlement
Mais même dans ce cas, la nature n’y retrouve pas forcément son compte…
En effet, la valorisation financière de la partie résiduelle de la mine ou du champ pétrolier
Il peut arriver aussi qu’il soit plus rentable financièrement (en fonction du taux d’actualisation retenu) pour l’entrepreneur d’exploiter entièrement et rapidement la mine plutôt que de la gérer « en bon père de famille », c’est-à-dire en laissant des ressources à exploiter par ses enfants. Ce paradoxe est proche de ce qui s’est passé pour la chasse à la baleine à la fin du XIXème siècle.
Chasse à la baleine et taux d’intérêt
Dans un article de 1973, le mathématicien canadien Colin Clark fit un calcul économique simple consistant à comparer deux stratégies, l’une de gestion en « bon père de famille » du stock de baleines et l’autre consistant à tuer toutes les baleines, et à placer en banque l’argent de la vente. Le résultat fut frappant.
Citons Ivar Ekeland et Jean-Charles Rochet qui ont développé cet exemple dans leur livre Il faut taxer la spéculation financière (p.103) : « En bref l’industrie avait un intérêt financier à liquider les baleines le plus vite possible, car l’argent se reproduisait plus vite à la banque que les cétacés dans la mer. Aujourd’hui, alors que les taux d’intérêt sont presque nuls, le même calcul donnerait un résultat différent et l’on ferait peut-être confiance à l’industrie. Le calcul fut décisif, et l’on décida un moratoire sur la chasse à la baleine. Mais n’est-il pas paradoxal qu’une décision irréversible, comme d’éteindre une espèce animale, dépende d’une variable éminemment labile, et qui n’a rien de naturel comme un taux d’intérêt ? »
Ces simples constatations suffisent à comprendre que la voie consistant à privatiser entièrement la nature, voie proposée par nombre d’économistes comme la solution pour répondre aux enjeux de destruction de ressources naturelles et de pollutions, est une impasse.
On peut dès lors se demander s’il ne serait pas légitime que la comptabilité rende obligatoire l’enregistrement de ces destructions ou pollutions qu’on peut assimiler à une perte d’actif. C’est la voie ouverte par Jacques Richard et Alexandre Rambaud en vue d’intégrer les enjeux écologiques et sociaux dans la comptabilité. Différentes équipes de recherche se penchent aujourd’hui sur cette question.
C/ Les risques financiers liés au climat, un concept qui ne s’est pas encore traduit au niveau comptable
La prise en compte des risques climatiques par les acteurs financiers
En septembre 2015, dans son discours sur la « tragédie des horizons », Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière, affirme que le réchauffement climatique présente des risques aux conséquences financières potentiellement systémiques. Il en dresse la typologie suivante :
Typologie des risques climatiques dressée par Marc Carney
- Les risques physiques : impacts des catastrophes climatiques sur les entreprises, les chaînes de production, le commerce ;
- Les risques de transition : impacts des mutations économiques liées à la réduction des émissions de gaz à effet de serre sur les entreprises carbonées ;
- Les risques de responsabilité : recours en justice, initiées par des victimes ou autres parties prenantes.
Plus de détails sur les risques systémiques liés au réchauffement climatique dans le module sur la finance.
Le discours de Marc Carney a marqué le début de la prise en compte des enjeux climatiques par le monde de la finance dans son ensemble (et non plus seulement au sein des départements dédiés aux questions sociales et environnementales). Depuis, les banques centrales mènent des recherches pour évaluer dans quelle mesure le système financier est exposé aux risques climatiques (voir le module sur la monnaie). De plus en plus d’acteurs financiers réfléchissent à réduire leur exposition aux secteurs économiques les plus impactés par ces risques (voir le module sur la finance).
Une prise de conscience qui ne transparait pas encore dans les bilans des entreprises
On sait aujourd’hui que respecter l’Accord de Paris sur le climat impliquera de fermer par anticipation un certain nombre d’actifs très carbonés comme les centrales à charbon et plus généralement les installations des industries fossiles.
On appelle actifs échoués, « stranded assets » en anglais, ces actifs (usines, infrastructures, bâtiments, centrales de production) qui devront fermer avant leur fin de vie économique, que ce soit pour des raisons de régulation (ex. : décision politique de sortir du charbon) ou en raison de destructions anticipables (ex. : infrastructures et bâtiments construits dans des zones devenues inondables du fait de la montée du niveau des océans).
Comptablement, la matérialisation des « stranded assets » se traduirait par plusieurs impacts négatifs pour les entreprises les détenant.
D’une part, elles ne pourraient évidemment plus compter sur les ressources résultant de l’activité arrêtée.
D’autre part, elles verraient leurs charges augmenter de façon importante et assez subite :
- les durées de vie raccourcies des installations entraineraient l’accélération des dotations aux amortissements des biens concernés ;
- la majorité de ces installations nécessitent la constitution de provisions pour démantèlement dont les coûts devraient être déclenchés beaucoup plus tôt que prévu.
notecomptapollution4
On voit très vite que cet effet ciseau pourrait conduire rapidement à des faillites.
Or, à ce stade, s’il existe des travaux visant à évaluer le montant des « stranded assets », il semble qu’aucune réflexion ne soit véritablement engagée pour commencer à envisager leur traduction comptable, que ce soit du côté des instances politiques ou de celui des normalisateurs. Étant donné l’importance des énergies fossiles dans le système économique, cette absence d’anticipation des fermetures d’actifs à venir est très préoccupante pour la stabilité financière (et bien sûr pour les enjeux de durabilité).
La comptabilité obéit à des principes fondamentaux et des règles codifiées
Les normes comptables comprennent les principes fondamentaux, ainsi que les règles et méthodes à respecter pour tenir les comptes d’une organisation.
Les entreprises françaises respectent le plan comptable général édité par l’Autorité des normes comptables, les entreprises allemandes les normes Deutschen Rechnungslegungs Standards (DRS) édictées par le Deutsche Rechnungslegungs Standards Committee, les entreprises américaines les normes USGAAP.
Il existe également des normes comptables internationales (IAS – IFRS).
A/ Des principes destinés à garantir la sincérité des comptes et leur continuité dans le temps
La comptabilité repose sur un certain nombre de conventions appelées « principes comptables ». Élaborés au fil du temps, ces principes très généraux servent de cadre de référence aux normalisateurs comptables, c'est-à-dire les institutions qui édictent et font évoluer les normes comptables (telle l’Autorité des normes comptable en France). Elles permettent également aux comptables des entreprises d’avoir un principe pour guider leurs décisions comptables quand ils sont confrontés à une question précise et qu’il n’existe pas de normes détaillant ce cas particulier.
L’objectif est de garantir l’utilisation par les comptables de conceptions et de méthodes préalablement définies et acceptées par tous, de façon à limiter au maximum leurs marges de manœuvre pour infléchir le contenu des comptes et faire en sorte que ces derniers reflètent l’image la plus fidèle possible du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l'entité considérée.
Dans certains pays tels les États-Unis, les principes et concepts nécessaires à la compréhension et l’application des normes comptables sont définis au sein d’un document unique dénommé « cadre conceptuel ».
C’est également le cas des normes internationales IFRS dont le cadre conceptuel détaille les destinataires de l’information financière, les objectifs des états financiers, les éléments les composant, les hypothèses de base et les caractéristiques qualitatives de l’information financière.
Dans d’autres pays, tels la France ou l’Allemagne, les grands principes comptables sont inscrits dans la loi. En France, c’est par exemple dans le Code du commerce qu’on trouvera les grands principes comptables que nous listons ci-après. Si l’on retrouve ces principes dans la plupart des systèmes comptables, ils peuvent faire l’objet d’interprétations différentes (voir le concept de prudence ci-après).
Les grands principes comptables des normes françaises
- Principe de continuité d’activité ou d’exploitation : on suppose que l’entreprise continue son activité (dans le cas inverse, cela aurait des impacts notamment sur la valeur de ses actifs qui passeraient alors en valeur liquidative, c’est-à-dire qu’ils seraient valorisés à leurs prix de vente attendus ou espérés et non plus à leurs prix d’achat).
- Principe de spécialisation des exercices : fourniture d’informations périodiques en séparant les exercices comptables et en y rattachant les charges et produits acquis à chaque exercice.
- Principe du nominalisme : respect de la valeur nominale de la monnaie sans tenir compte des variations de son pouvoir d’achat (coût historique).
- Principe de prudence : ne pas transférer sur des exercices futurs des incertitudes présentes susceptibles de grever le patrimoine et le résultat de l’entreprise. Dans les normes françaises, ce principe renvoie à une prudence asymétrique (on enregistre les pertes latentes de l’année mais pas les gains latents).
notecomptanormes3 L’IASB (International Accounting Standard Board), qui édicte les normes internationales, a une vision plus nuancée de ce principe. La prudence a été introduit dans le cadre conceptuel de l'IASB en 2018 seulement, sous l’angle de la recherche de neutralité, en veillant à ne pas surévaluer les actifs et les produits ni sous-évaluer les passifs et les charges. Cette position peut parfois conduire à réévaluer certains actifs à leur valeur actuelle et faire ainsi ressortir des plus-values latentes. - Principe de permanence des méthodes : les méthodes comptables retenues et la structure du bilan et du compte de résultat ne peuvent être modifiées d'un exercice à l'autre, sauf dans des cas exceptionnels, afin de donner une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l'entreprise.
- Principe d’importance relative : on suppose que les dirigeants ont connaissance de la réalité et de l’importance des évènements enregistrés. Cela rejoint la notion de sincérité attendue des dirigeants.
- Principe de non-compensation : les éléments d'actif et de passif doivent être évalués séparément. Aucune compensation ne peut être opérée entre les postes d'actif et de passif du bilan ou entre les postes de charges et de produits du compte de résultat.
- Principe de bonne information : au-delà de la conformité aux règles et aux principes, le problème essentiel est d'apporter aux différents utilisateurs des documents financiers une information satisfaisante, c'est-à-dire suffisante et significative pour les comprendre.
- Principe d’intangibilité du bilan d’ouverture : le bilan d'ouverture d'un exercice doit correspondre au bilan de clôture de l'exercice précédent. L'application de ce principe interdit de corriger les comptes clos de l'exercice précédent.
Quel serait l’impact sur les enjeux écologiques et sociaux de l’application de ces principes ?
Cela permettrait, par exemple, de bénéficier, dans le domaine des indicateurs extra-financiers, des règles de sincérité et d’image fidèle mises au point au fil du temps pour le domaine financier. Il ne serait, ainsi, plus possible de modifier un reporting extra-financier d’une année sur l’autre si un indicateur environnemental ou social venait à présenter un résultat défavorable.
Plus fondamentalement, l’application du principe de prudence ou de non-compensation aux questions environnementales pourrait servir de base à une modification en profondeur de la comptabilité pour intégrer la nature.
B/ La différence entre comptes sociaux et comptes consolidés
Toutes les entreprises doivent publier leurs comptes sociaux. Les entreprises composées de différentes sociétés (par exemple les multinationales) doivent en plus publier des comptes consolidés.
- Les comptes sociaux (ou comptes individuels)
Ce sont les comptes de chaque société prise isolément. Ils reposent le plus souvent sur des normes édictées au niveau national (sachant que le régulateur national peut s’inspirer, voire reprendre entièrement les normes internationales) et permettent de déterminer le résultat fiscal de l’entreprise, c'est-à-dire le résultat qui servira de base au calcul de l’impôt à payer par la société. En France, l’organisme régulateur pour le secteur privé est l’Autorité des normes comptables (ANC). Les comptes sociaux sont établis par toutes les sociétés, y compris celles qui font partie d’un groupe plus important.
- Les comptes consolidés
Ils présentent la situation comptable et financière d’un groupe comme s'il s'agissait d'une société unique. Ils sont établis par la société mère à partir des comptes individuels de chacune des sociétés composant le groupe. Les techniques de consolidation sont bien sûr elles aussi normées. La communication financière des grands groupes, les résultats annoncés dans les médias, se fait toujours sur la base des comptes consolidés.
C/ Des normes internationales pour accompagner le développement des marchés de capitaux
Comme on l’a vu, les comptes sociaux sont établis sur la base de normes définies au niveau national. Le développement des marchés de capitaux à partir des années 1970 a cependant suscité le besoin de normes comptables uniformisées pour les grands groupes cotés afin notamment de permettre aux investisseurs de comparer leurs états comptables et financiers.
Les normes IFRS (International Financial Reporting Standards)
Lancés en 1973, les travaux visant à élaborer des normes comptables internationales sont aujourd’hui menés par l’International Accounting Standard Board (IASB), hébergé par la Fondation IFRS, organisation à but non lucratif enregistrée dans l'État du Delaware aux États-Unis.
Ces travaux ont mené à l’élaboration des normes internationales, appelées IAS, International Accounting Standards (pour celles élaborées jusqu’en 2001, dont une vingtaine sont encore en vigueur), puis IFRS (pour celles élaborées après 2001 et qui couvrent 17 thèmes). Les membres de l’IASB ont également pour mission de promouvoir l’utilisation et la généralisation à l'échelle mondiale de ces normes.
La fondation IFRS affiche sur son site l’objectif de servir l’intérêt général. Cependant, la présence importante des cabinets d’audit (Deloitte, PWC, KPMG, EY) dans la gouvernance de cette fondation
En effet, les normes qu’elle élabore sont d’une extrême complexité ce qui conduit nécessairement à créer des missions pour ces grands cabinets d’audit afin d’aider les entreprises à comprendre et mettre en œuvre les normes, puis ensuite à auditer leurs comptes.
Quelles sont les entreprises concernées par les normes IFRS ?
Ces normes visent prioritairement les comptes consolidés des sociétés cotées et des sociétés financières mais elles peuvent également concerner ceux des sociétés non cotées ainsi que les comptes sociaux. En 2009, des normes IFRS simplifiées et adaptées ont été réalisées pour les PME (et révisées en 2015).
Les normes IFRS n’ont pas de caractère obligatoire : chaque État détermine s’il souhaite les utiliser ou pas. Elles sont cependant très largement utilisées à travers le monde. D’après la Fondation IFRS, 144 juridictions (sur les 166 analysées) requièrent l’adoption des normes IFRS pour toutes ou la plupart de leurs sociétés cotées et institutions financières.
Cependant, ce n’est pas le cas de certaines des principales économies du monde. Par exemple, le Japon autorise les normes IFRS sur une base volontaire pour les entreprises nationales ; la Chine a adopté des normes nationales substantiellement en ligne avec les normes IFRS, mais sans prévoir de les adopter complètement ; les États-Unis obligent leurs sociétés cotées à émettre leurs comptes consolidés selon leur norme nationale (US GAAP)
Comme nous allons le voir dans l’Essentiel 9, la généralisation des normes IFRS à travers le monde est loin d’être neutre en termes de représentation de ce qu’est une entreprise et a des conséquences fortes en matière de gestion.
Au sein de l’Union européenne, des marges de manœuvre limitées
Depuis 2005 les sociétés cotées européennes doivent présenter leurs comptes consolidés selon les normes internationales IFRS.
Les normes comptables IFRS focalisent les dirigeants d’entreprise sur la création de valeur à court terme
Comme on l’a vu dans l’Essentiel 4, la conception aujourd’hui dominante de l’entreprise en fait un « actif » ou plus exactement un ensemble d’actifs et de passifs, détenu par un ou des « propriétaires » (les actionnaires) qui cherchent à en retirer une valorisation maximale. C’est sans aucun doute l’une des évolutions du système économique les plus marquées des dernières décennies (évolution qui lui a même donné un nom : le capitalisme actionnarial ou capitalisme financier).
A/ Les états comptables et financiers des entreprises doivent prioritairement servir aux investisseurs
En matière comptable, la prédominance de l’intérêt de l’actionnaire se traduit par le fait que les états financiers sont préparés du point de vue des investisseurs. C’est précisément l’objet des normes comptables internationales IFRS qui, comme on l’a vu à l’Essentiel 8, se sont généralisées au niveau mondial pour les comptes consolidés des entreprises cotées. Elles sont orientées pour rendre compte de la valorisation de cet ensemble d’actifs et de passifs, chacun ayant une certaine « autonomie », du point de vue des actionnaires. L’entreprise n’est plus du tout vue comme un collectif au travail, visant à réaliser une mission. Chaque actif ou passif est susceptible d’opérations ad hoc (vente, titrisation etc.).
Les normes IFRS au service de l’investisseur
L’IASB, l’organisme qui élabore les normes IFRS, précise dans le Cadre conceptuel 2018
Il est par ailleurs précisé sur son site que les normes IFRS :
- apportent de la transparence en améliorant la comparabilité internationale et la qualité de l'information financière, permettant ainsi aux investisseurs et aux autres participants du marché de prendre des décisions économiques éclairées.
- renforcent la responsabilité en réduisant l'écart d'information entre les fournisseurs de capitaux et les personnes à qui ils ont confié leur argent.
- contribuent à l'efficacité économique en aidant les investisseurs à identifier les opportunités et les risques à travers le monde, améliorant ainsi l'allocation des capitaux.
B/ Comptabilité en coût historique et comptabilité en juste valeur
De façon simplifiée, on oppose souvent le modèle continental qui privilégie le « coût historique » au modèle anglo-saxon qui privilégie la « juste valeur » (« fair value » en anglais), terme assez ambigu.
La comptabilité en coût historique consiste à valoriser les actifs dans le bilan de l’entreprise au coût d’acquisition. Cette méthode de valorisation des actifs est encore utilisée pour les comptes sociaux en France et en Allemagne. Ainsi un bâtiment comptabilisé en coût historique l’est à sa valeur d’achat, qui est fixe ; en juste valeur, il l’est à sa valeur de revente (qui peut varier en fonction du marché immobilier) et peut donc incorporer une plus-value latente
Dans les normes anglo-saxonnes, qui ont largement été reprises dans les IFRS, c’est la comptabilité en « juste valeur » qui prévaut. La plupart des éléments de passif et d’actif devraient être valorisés à leur valeur actuelle de marché, l’idée sous-jacente étant qu’en cas de cession d'un actif sa valeur comptable soit précisément égale à sa valeur de vente.
Plus précisément, l’IFRS 13 (Evaluation de la juste valeur) définit la juste valeur comme « le prix qui serait reçu pour la vente d’un actif ou payé pour le transfert d’un passif lors d’une transaction normale entre des participants de marché à la date d’évaluation ».
Lorsque les transactions ne sont pas observables directement, il existe trois techniques d’évaluation :
- l’approche par le marché : L’entreprise se base sur les prix et d’autres informations pertinentes générées par des transactions de marché sur des actifs, des passifs ou un groupe d’actifs et de passifs comparables ;
- l’approche par le résultat : l’entreprise calcule une valeur actualisée des futurs cash-flows générés par l’actif ;
- l’approche par les coûts : cette dernière approche est indispensable, par exemple, pour éviter l’annulation de la valeur d’actifs financiers qui auraient une valeur de marché nulle (en cas de crise financière majeure), mais une valeur d’usage.
C/ Les impacts négatifs de la juste valeur
Les risques pour la stabilité financière
De nombreux travaux académiques dénoncent les effets de la comptabilité en juste valeur pour la stabilité financière.
Elle exacerbe, en effet, les fluctuations du système financier, et peut provoquer une spirale descente-ascendante des marchés financiers, voire amplifier le risque systémique. Le bilan d’une société cotée dont les actions grimpent pour des raisons spéculatives est amélioré artificiellement ; inversement, son bilan est dévalorisé de façon excessive si ses actions font l’objet de spéculation à la baisse.
Ce phénomène d’exacerbation des fluctuations peut masquer les difficultés réelles de l’entreprise : la hausse continue du cours d’une action, crée un effet de richesse artificiel en masquant un taux d’endettement excessif. C’est, par exemple, ce qui s’est passé pour Carillion, deuxième entreprise britannique du BTP et des services, qui a fait faillite en juin 2018 alors qu’elle affichait, un an avant, une très bonne santé financière. Quand tout un secteur fait l’objet d’une bulle spéculative (comme pour la bulle internet des années 2000) ou que cet emballement affecte l’ensemble de l’économie, le risque devient alors systémique.
La focalisation sur la création de valeur à court terme pour l’actionnaire
La vision de l’entreprise comme un ensemble d’actifs et de passifs indépendants les uns des autres conduit à envisager toute opération de démantèlement ou de cession partielle sans considération aucune du corps social de l’entreprise. Elle induit des comportements managériaux focalisés sur la maximisation de la valeur à court terme de chacun des actifs et des passifs.
Si, en outre, la rémunération des dirigeants est indexée sur cette valeur, il est facile de voir qu’elle aggrave fortement le court-termisme de leur action et l’absence de reconnaissance des impacts de long terme ou de tout autre impact non matérialisé dans les comptes.
Pour illustrer ce biais, on peut prendre l’exemple développé par le professeur Tomo Suzuki, de l’université d’Oxford.
Sans entrer dans l’analyse détaillée, il est clair que la norme IFRS, en faisant apparaître pour la plantation une valeur potentielle qui serait celle de sa revente, peut encourager un comportement spéculatif à très court terme en encourageant cette valorisation de court terme, pour vendre et réaliser la plus-value.
Dans les deux comptabilités cependant, la nature n’est pas comptée et les désastres environnementaux liés à l’exploitation de l’huile de palme n’apparaissent dans aucune des trajectoires de profits et pertes…
Les normes IFRS défavorisent les investissements de long terme, indispensables à la transition écologique
Comme on l’a vu, les normes IAS/IFRS sont principalement destinées à informer les investisseurs. Schématiquement, elles leur donnent les outils d’analyse leur permettant d’exercer une pression sur les firmes en vendant leurs actions si le retour sur investissement est en dessous de la moyenne attendue par le marché et/ou si les dividendes ne sont pas à la hauteur.
En recherchant une rentabilité financière de court terme et en distribuant une part trop importante des profits, les entreprises réduisent la mise en place de projets d'investissement, ce qui les fragilise à long terme et limite leur capacité à revoir leur modèle d’affaires dans le sens de la durabilité.
Dans un article publié en 2024, Vera Palea, Alessandro Migliavacca et Andrew G. Haldane ont mis en évidence la réalité de ce phénomène. A travers une analyse économétrique de plus de 5 000 entreprises européennes cotées en bourse au cours des 30 dernières années, ils montrent que le passage aux règles comptables IFRS a freiné l'investissement des entreprises de tous les secteurs d'un tiers à un quart, compte tenu des opportunités disponibles.
Dans le cas des sociétés financières, cette pression du marché peut les amener à réduire la durée de détention de leurs actifs financiers (taux de rotation de leurs portefeuilles élevé) ou encore à sélectionner des projets très risqués, rentables à court terme, au détriment de projets d’investissement à long terme, moins rentables à court terme. Dans le rapport 2014 sur la stabilité financière mondiale, le FMI s'inquiétait, ainsi, que les banques aient accru leurs prises de risque financier (acquisition d'actifs financiers) au détriment de leur prise de risque économique (financement de l'investissement productif).
Pour en savoir plus
Idées reçues
La comptabilité donnerait une idée objective et rigoureuse de la performance de l’entreprise
La comptabilité est généralement vue et enseignée comme une technique rigoureuse d’enregistrement de dépenses et de recettes, proche finalement de ce que doit faire un ménage bon gestionnaire.
Cette vision est naïve. L’organisation des comptes est subordonnée à une finalité (représenter ce que les actionnaires considèrent comme la valeur de leurs actions et son évolution), obéit à une logique spécifique et emploie un vocabulaire qui induit de fait des jugements de valeur. Il est clair qu’appeler profit ce qui ne profite qu’aux actionnaires, charge ou coût ce qui leur coûte, induit une perception spécifique de ce qu’est un profit ou un coût (voir l’Essentiel 5). On a montré notamment que cette logique conduisait à ne pas prendre suffisamment en compte la nature et les hommes.
Par ailleurs, dans bien des cas, et malgré les travaux de contrôle des auditeurs, il reste des éléments d’ombre dans les résultats comptables. Même sur un plan strictement financier, la comptabilité ne peut pas toujours donner une appréciation juste de la valeur de l’entreprise. Les risques auxquels elle est exposée (et qui sont supposés faire l’objet de provisions) ne sont pas toujours faciles à estimer, parce qu’ils peuvent être mal connus ou difficiles à monétariser.
Ceci étant, la comptabilité reste un outil nécessaire, qu’on peut employer avec intelligence si on en connaît les limites.
La comptabilité permettrait aux dirigeants d’augmenter la création de valeur pour les actionnaires donc pour la collectivité
Selon la conception dominante, le dirigeant d’une entreprise devrait se concentrer sur la création de valeur pour l’actionnaire. C'est effectivement un des objectifs de la comptabilité largement mis en avant
En revanche, comme on l’a vu dans l’Essentiel 5, création de valeur pour l’actionnaire (c’est-à-dire tout simplement son enrichissement) et pour la société sont deux notions évidemment distinctes, mais surtout sans lien de causalité.
D’une part, la « valeur » pour la société est une notion éthique complexe, variable dans le temps et dont la définition ne peut évidemment pas se ramener à une notion quantitative et encore moins comptable. Ce qu’est le bien commun fait et fera couler des milliers de pages et nécessitera toujours des délibérations démocratiques.
D’autre part, l’enrichissement de l’actionnaire peut participer à ce bien commun (ou à cette valeur sociale) si l’activité qui en est à la source et la manière dont elle est conduite y contribuent. Cela n’a aucune raison d’être automatique. Pour ne prendre que quelques exemples, des entreprises très polluantes peuvent être très profitables, tout comme des entreprises recourant au travail des enfants.
C’est pour cela que se multiplient les réflexions autour de la raison d’être de l’entreprise, les entreprises à mission ou à impact, l’entreprise objet d’intérêt collectif, l’entreprise contributive. Des propositions d’évolution du Code civil ont été faites, pour son article 1832
Pour en savoir plus
La comptabilité, ce ne serait pas de l’économie
Les économistes, dans leur grande majorité, ne s’intéressent pas à la comptabilité qui leur semble de l’ordre de la pratique managériale et sans rapport direct avec leur discipline. C’est ainsi que, sans s’en rendre compte, ils utilisent des termes comptables structurant leur réflexion. Mais parfois ils les utilisent dans un sens totalement différent du sens comptable.
Pour le citoyen, cela ne facilite pas les choses.
Prenons trois exemples :
1. Le terme capital
Cette différence n’est évidemment pas du tout anecdotique : quand on discute des revenus respectifs du capital et du travail, très gros enjeu dans la réflexion sur les inégalités sociales et l’avenir du capitalisme, de quoi parle-t-on ?
2. Le coût pour un économiste n’est pas un coût comptable : ce n’est pas une dépense ou une charge. C’est ce qu’il en coûte à un « agent économique » et qu’il appellera, s’il est néoclassique, une « désutilité ». Ce coût peut donc ne pas être monétaire, ce que la comptabilité ne voit pas. Ce peut être par exemple un « coût d’opportunité » (c’est-à-dire une perte de revenu liée à un choix qui exclue une opportunité), ce que le comptable d’enregistre pas.
3. Comme l’a fait remarquer Michael Kalecki, “I have found out what economics is ; it is the science of confusing stocks with flows”.
Ces écarts entre comptabilité et économie pourraient ne pas poser de problèmes majeurs si le vocabulaire et le raisonnement économique courant ne mélangeaient pas les notions et n’avaient pas une telle importance politique. Il est clair, pour ne prendre qu’un exemple, que la confusion, entretenue (délibérément ou pas) entre le comportement de bon gestionnaire d’un État et d’un ménage repose en partie sur ces écarts mal compris et mal expliqués (plus d’explications dans le module sur la dette publique). Or, cette confusion légitime pour une partie de l’opinion des principes de « bonne gestion » qui sont infondés sur le plan économique.
On ne pourrait pas changer les référentiels comptables, appliqués par des millions d’entreprises dans le monde
La comptabilité s’impose de droit à toute entreprise qui manipule de l’argent.
1. Ils sont utilisés par des centaines de millions d’entreprises dans le monde
2. Ils sont complexes et traduits informatiquement. La quasi-totalité des entreprises utilise des logiciels comptables (soit par elles-mêmes, soit en faisant appel à un cabinet comptable) qui sont mis à jour en permanence en fonction des évolutions juridiques. Toute évolution lourde serait un immense chantier très coûteux.
3. Les quatre grandes sociétés d’audit mondial contrôlent de fait les instances de normalisation ; elles sont au cœur de la pratique et en même temps source de conservatisme.
4. Enfin, la comptabilité d’entreprise est articulée avec la comptabilité nationale qui est elle-même l’objet de référentiels internationaux. L'harmonisation internationale des différents systèmes de comptabilité nationale repose sur le Système de comptabilité nationale des Nations unies de 2008 (SCN 2008). Ce système est à la base du Système européen de comptes (SEC 2010) adopté par les États membres de l'Union européenne.
Ces raisons donnent à penser que cette « révolution » pourra prendre des années et incitent à poursuivre sans attendre la mise en œuvre d’actions moins ambitieuses. Mais si, comme le présent module entend le montrer, le « paradigme comptable » est l’une des sources les plus profondes de la destruction du patrimoine naturel et humain, il va bien falloir en changer. C’est une question vitale. Tout l’enjeu est donc plutôt celui du chemin à suivre pour y arriver !
La mise en place d’indicateurs extra-financiers suffirait à compléter la comptabilité sur le plan social et écologique
Les entreprises d’une certaine taille mesurent des « indicateurs extra-financiers », comme par exemple leur impact carbone, leurs rejets toxiques, ou encore des ratios de parité homme-femme. Elles les communiquent dans un rapport qui peut être distinct (pour les entreprises cotées) du « document de référence », qui est le document comptable public juridiquement le plus contraignant.
A/ Le mouvement du reporting extra-financier est foisonnant
De nombreux travaux et initiatives au niveau français, européen et international visent à accélérer et approfondir ce mouvement, en particulier relativement aux informations sur le climat. L’objectif du reporting est non seulement que les entreprises tiennent davantage compte des enjeux sociaux et environnementaux en mesurant leur impact mais aussi que les investisseurs disposent des informations sociales et environnementales pour orienter éventuellement leurs investissements.
- En 1977, la loi relative au bilan social de l’entreprise est votée en France et demande aux entreprises de plus de 300 salariés de délivrer des informations qualitatives sur leurs employés (effectifs, rémunérations, conditions de travail, formation etc.)
- En 2001, avec la loi relative aux nouvelles régulations économiques (loi NRE art.116), la France est le premier pays à inscrire dans sa réglementation
notecomptaindicateur1 l’obligation pour les entreprises cotées de rendre compte, dans leur rapport de gestion, de la façon dont elles prennent en compte « les conséquences sociales et environnementales » de leur activité. Au fil des loisnotecomptaindicateur2 , le cadre de reporting est précisé, et le nombre d’entreprises concernées étendu. En particulier, depuis 2015notecomptaindicateur3 , les acteurs financiers sont tenus de rendre compte de l’impact de leurs portefeuilles d’actifs sur le climat et de leur exposition aux risques climatiques. - Au niveau européen, le mouvement commence avec l’adoption de la Directive sur le reporting extra-financier en 2014.
notecomptaindicateur4 Il gagne en importance avec le lancement par la Commission européenne d’un groupe d’experts de haut niveau sur la finance durable (2016)notecomptaindicateur5, puis l’adoption d’un plan d’action sur ce sujet en 2018, toujours en cours de déclinaison (élaboration d’une taxonomienotecomptaindicateur6 des activités durables, de labels pour les fonds durables ou les obligations vertes, révision de la directive sur le reporting extra financier).notecomptaindicateur7 - Au niveau international, la prise de conscience croissante des risques financiers systémiques posés par le changement climatique, à partir de 2015 (voir le module sur la finance), a conduit au lancement de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) par le Conseil de stabilité financière. Dans son rapport de juin 2017, elle propose un cadre international de reporting des entreprises afin que les investisseurs puissent mieux évaluer les risques climatiques auxquels sont exposées les entreprises dans lesquelles ils investissent.
notecomptaindicateur8 En parallèle, les banques centrales et régulateurs financiers se saisissent également de ce sujet (voir le module sur la monnaie).
Au-delà des initiatives publiques, il existe également de très nombreux référentiels privés tels la Global reporting Initiative développée depuis 1997, ou le Carbone disclosure project depuis 2003.
De plus en plus de travaux font état de cette multiplicité des référentiels et insistent sur la nécessité d’une normalisation européenne, voire internationale.
Pour en savoir plus
L’exemple du bilan carbone
Il ne fait pas de doute que ces informations sont utiles à construire et à communiquer.
Il est nécessaire par exemple que les entreprises mesurent leur impact sur le climat, qu’elles prennent conscience des risques que le changement climatique induit et induira sur leur activité et qu’elles envisagent toutes les actions qu’elles peuvent mener pour contribuer à la neutralité carbone.
Le bilan carbone a été mis au point au début des années 2000 par Jean-Marc Jancovici pour permettre aux entreprises de mesurer leurs émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre (GES). Il a été depuis normalisé au niveau international. Le raisonnement se fait en cycle de vie, c'est-à-dire en regardant les flux engendrés par la production d’un produit du berceau à la tombe. Ces flux sont analysés en partant de ceux sur lesquels l’entreprise est la plus directement responsable (le « scope 1 ») à ceux qui sont le plus éloignés (le « scope 3 »).
Prenons un exemple : une entreprise pétrolière comme Total émet « directement » du CO2 et du méthane (par les fuites) lors de ses opérations d’exploration et de production et dans le transport du gaz fossile et de pétrole. C’est son scope 1. Elle en émet aussi en utilisant de l’électricité (dont la production émet du CO2). C’est son scope 2. Enfin, les produits qu’elle vend, lors de leur usage (qui conduit à brûler du pétrole ou du gaz), en émettent. Son activité dépend aussi d’achat de matériels et de matières, de déplacements de personnes, de construction d’immeubles… qui conduisent à l’émission de GES. C’est le scope 3.
Ainsi compté, le bilan carbone 2019 de Total est de l’ordre de 451 millions de tonnes de CO2eq, dont seulement 9 % pour le scope 1.
Cet outil permet ainsi aux entreprises et aux investisseurs d’avoir les informations nécessaires pour contribuer à la neutralité carbone, objectif incontournable pour stabiliser la température moyenne planétaire (plus vite cet objectif sera atteint, plus basse sera la température de stabilisation
Pour en savoir plus, consultez notre fiche Compter les émissions de gaz à effet de serre.
B/ Les informations extra-financières sont de plus en plus présentées comme l’un des deux piliers du reporting
L’Union européenne tente de rapprocher, au moins symboliquement, normes comptables et reporting extra-financier : la directive 2014/95/UE relative aux informations non financières introduit ce reporting dans la directive 2013/34/UE relative aux États financiers annuels et recommande d’établir des liens clairs entre les informations non financières et les autres informations du rapport de gestion. De même, la « Consultation publique : Bilan de qualité du cadre législatif de l’UE sur les informations à publier par les entreprises » de 2019 concernait à la fois les normes financières et extra-financières (déjà traitées dans la même partie du Plan d’action pour une finance durable de 2018 de la Commission européenne).
Des évolutions institutionnelles allant dans ce sens sont également à noter.
Un « European Corporate Reporting Lab » a été mis en place en au sein de l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG)
Le 3 novembre 2021, la Fondation IFRS a annoncé la création, aux côtés de l’IASB qui s’occupe des normes financières, de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) pour travailler à la normalisation internationale des informations extra-financières.
C/ Le poids croissant des normes extra-financières : une impression illusoire
Si les indicateurs extra-financiers sont importants, il ne faut pas en attendre plus d’effets qu’ils ne peuvent en produire. D’une part, les acteurs financiers ne s’en serviront qu’en fonction de leurs objectifs, de leur perception du risque climatique et de leur niveau d’aversion au risque en général. D’autre part, les dirigeants d’entreprises non financières ou financières resteront soumis aux exigences de rentabilité qui ne sont pas modifiées par ces informations précisément parce qu’elles sont « extra » -financières.
En effet, les normes comptables et financières sont largement prépondérantes pour orienter la stratégie des entreprises. Tant que la perturbation du climat, l’artificialisation et la dégradation des sols ou le non-respect des droits de l’homme au long de la chaine de valeur n’auront qu’un impact marginal sur le modèle d’affaires des entreprises, il est illusoire de penser que tous les acteurs économiques agiront simultanément pour réduire ces impacts à des niveaux suffisants (même si les informations extra-financières peuvent orienter certaines entreprises et certains investisseurs).
Si les informations extra-financières ne s’accompagnent pas d’autres politiques publiques (ex : normes sur les émissions de polluants ou les performances énergétique des bâtiments, tarification des externalités négatives, réforme de la comptabilité, régulations financières, investissements publics et subventions etc.), il est illusoire de penser qu’elles orienteront à elles seules l’ensemble de l’économie dans le sens de la durabilité.
Pour tenir compte de la nature dans les décisions de l’entreprise, il suffirait de mettre en place un « reporting intégré »
Le concept de reporting intégré est diffusé par l'International Integrated Reporting Council (IIRC), une association internationale créée en 2010 qui rassemble des entreprises pilotes (Danone, Vivendi, BNP...), des investisseurs, des ONG (Transparency International, WWF), des promoteurs de normes de reporting et les grandes firmes d'audit. L'IIRC a publié en décembre 2013 le cadre de référence international portant sur le reporting intégré, l’IR anglo-saxon (« integrated reporting »).
Ce document constitue une étape importante dans l'évolution vers des processus de reporting plus cohérents et efficaces. Pour l'IIRC, le reporting intégré se base sur six différents types de capitaux qui permettent de définir la valeur d'une entreprise : les capitaux financiers, manufacturiers, naturels, sociaux, humains et intellectuels.
Cette initiative va dans le bon sens : elle permet aux dirigeants qui adoptent ce référentiel de prendre connaissance et conscience, d’une manière aussi quantifiée que possible, des impacts de l’activité de leur entreprise ou de leur groupe sur l’environnement et sur le personnel. Ce reporting intégré ouvre leur champ de vision. Le fait que cette initiative soit portée par des acteurs puissants lui donne aussi plus de légitimité.
Pour autant, cette innovation ne peut suffire à transformer le système économique actuel pour une raison simple. Certes, le reporting intégré peut élargir le champ de vision des dirigeants et du conseil d’administration mais il ne change pas la pression exercée par le critère de décision ultime, la rentabilité du capital financier (voir aussi l’Idée reçue 5 sur les indicateurs extra-financiers).