L’importance des taux d’intérêt pour les ménages, l’industrie et la transition écologique
La remontée spectaculaire des taux directeurs de la Banque Centrale Européenne (BCE) – mais aussi de la Fed (banque centrale américaine) – début 2022 a fait suite à une période prolongée de taux directeurs proches de zéro, voire négatifs, dans les années 2010.
Évolution des taux directeurs de la Banque centrale européenne entre 2009 et 2024
Lecture : En 2010, le taux de refinancement principal de la BCE était de 1%, le taux de la facilité de prêt marginal était de 1,75%, et le taux de la facilité de dépôt était de 0,25%.
Note : La BCE a trois taux directeurs.
Le taux de refinancement principal (MRO – Main Refinancing Operations) : c'est le taux auquel les banques commerciales peuvent emprunter de l'argent auprès de la BCE pour une durée d'une semaine.
Le taux de la facilité de prêt marginal (marginal lending rate) : c'est le taux auquel les banques peuvent emprunter des fonds à la BCE pour une nuit.
Le taux de la facilité de dépôt (deposit rate) : c'est le taux auquel les banques peuvent déposer leurs excédents de liquidités auprès de la BCE pour une nuit.
Les taux directeurs des banques centrales sont des taux d’emprunt à court terme. Les banques commerciales empruntent à leur banque centrale à ces tauxtaux1. Ces taux directeurs sont utilisés par les banques centrales comme principal outiltaux2 pour atteindre leur cible d’inflation – la maîtrise de l’inflation (ou stabilité des prix) étant aujourd'hui le mandat principal des plus grandes banques centrales.
En effet, selon la théorie quantitative de la monnaie, une forte l'inflation serait toujours le résultat d’une quantité de monnaie en circulation trop importante. Si la création monétaire peut avoir un effet sur l’inflation, ce n’est bien évidemment pas la seule cause d’une augmentation des prix. Nous détaillons les critiques et failles de la théorie quantitative de la monnaie dans notre fiche Inflation et monnaie. ficheinflationmonetaire
Quoi qu’il en soit, c’est dans ce cadre néoclassique que les banques centrales se servent des taux directeurs avec l’ambition suivante : une augmentation des taux directeurs devrait, en théorie, abaisser l’inflation – tandis qu’une baisse des taux devrait, au contraire, faire remonter l’inflation.
Bien que les taux directeurs des banques centrales puissent sembler abstraits, ils jouent un rôle cardinal dans la détermination des taux auxquels les ménages et entreprises peuvent emprunter à moyen et à long termes (comme nous le verrons tout au long de cette fiche). L’épisode de hausse des taux directeurs en 2022 illustre bien qu’une forte augmentation de ces derniers entraîne une hausse des taux d’emprunt pour les ménages, notamment pour les crédits immobiliers. Cela a privé de nombreux ménages de l’accès à la propriété – en raison de capacités d’emprunt réduites – et cela a diminué, in fine, la demande globale en prêts immobiliers.
La capacité d’emprunt des ménages est impactée par les taux directeurs
Lecture : En octobre 2024, le taux moyen de crédit à l’habitat aux particuliers résidant en France était de 3,46% et la valeur mensuelle des crédits correspondants était d’environ deux fois moins qu’en janvier 2020.
Note : CVS signifie Correction des Variations Saisonnières.
Les taux à long terme représentent en particulier un enjeu fondamental pour la transition écologique, celle-ci nécessitant de lourds investissement sur plusieurs décennies.taux4 Les investissements dans les transitions écologique et énergétique sont ainsi significativement impactés par des taux à long terme élevés.taux5 En effet, comme l’illustre le graphique ci-dessous, les investissements dans les énergies solaire et éolienne sont plus intensifs en capital que les investissements dans le gaz ou le pétrole. En d’autres termes, investir dans les énergies renouvelables requiert un capital initial plus élevé comparé aux énergies fossiles. En contrepartie, les projets gaziers et pétroliers présentent des coûts opérationnels post-déploiement généralement supérieurs à ceux de projets éoliens ou solaires.
Une conséquence directe de cela est que les investissements dans les énergies vertes sont beaucoup plus sensibles à une hausse des taux que les investissements dans des énergies plus carbonées.
Dans ce cadre également, de nombreux économistes, pays et associations (dont la France en 2023) se sont exprimés en faveur de la mise en place d’un taux d’intérêt vert.taux6 Ce taux vert serait un taux avantageux auquel les banques pourraient se refinancer, à condition que ces dernières financent des projets verts (tels que définis par la taxonomie européenne). En savoir plus en lisant la Proposition Baisser le coût de la transition écologique avec un taux d’intérêt vert par la BCE.
L’éolien et le solaire sont particulièrement intensifs en capital
Lecture : Pour de l’éolien en mer, les investissements initiaux (CAPEX) comptent pour environ 66% des investissements totaux (i.e., investissements initiaux et coûts d’opérations – CAPEX et OPEX) du projet. Les technologies les plus intensives en capital sont ainsi sur la gauche du graphique.
Note : Ces estimations valent pour les États-Unis, en 2024. Elles supposent que les projets sont financés à 55% par de la dette, sur 15 ans.
Pour en savoir plus
Alexandre Mirlicourtois, Baisse des taux : quel impact sur les taux de crédits immobiliers ? - Décryptage éco, Xerfi Canal (11/12/2024).
La règle de Taylor : une modélisation pour mieux appréhender les taux directeurs des banques centrales
Les taux directeurs des banques centrales jouent, comme nous venons de le voir, un rôle cardinal dans nos économies – que ce soit pour les États, les ménages ou les entreprises. Il est alors naturel de se demander : comment ces taux sont-ils déterminés par les banques centrales ? Comment les modéliser ?
La règle de Taylor est la règle de référence pour la modélisation des taux directeurs des banques centrales. Sa formulation relie les taux directeurs à des données connues : l'inflation et le Produit Intérieur Brut (PIB).taux7 Cette règle est souvent citée dans la littérature sur les banques centrales et est utilisée pour expliquer le comportement des banques centrales, lorsque celles-ci montent ou baissent leurs taux.taux8 Suivre cette règle est ainsi rattaché aux trois idées suivantes (idées souvent considérées comme allant de soi, mais qui peuvent être discutées) :
- l’inflation est la priorité de la banque centrale ;
- la banque centrale est l’institution responsable de la maîtrise de l’inflation ;
- agir sur les taux d’intérêt est la manière la plus efficace pour lutter contre l’inflation pour une banque centrale.taux9
Les deux premières idées sont, de plus, incorporées dans les traités européens qui définissent le mandat de la Banque centrale (art. 127 du TFUE).
La règle de Taylor, d’abord à visée descriptive, a progressivement endossé un rôle davantage prescriptif pour les autorités monétaires.
La règle de Taylor a pour ambition de définir une ligne de conduite qui s'impose aux autorités monétaires.
2.1 Origines de la règle de Taylor
La règle de Taylor, formulée pour la première fois par l’économiste John B. Taylor en 1993taux10 et popularisée par une étude de Goldman Sachs en 1996, est désormais un outil de référence, souvent utilisé par l’OCDE et cité par plusieurs banques centrales. Elle est utilisée pour définir un taux directeur de court terme, appelé taux de Taylor, qui permettrait, selon la théorie économique néoclassique, d’atteindre l’objectif de stabilité des prix de la banque centrale (une inflation de 2% dans le cas de la BCE ou de la Fed).taux11
Ce taux repose principalement sur trois éléments : l’inflation cible de la banque centrale, l’inflation observée à l’instant présent, et l’output gap – qui correspond à l’écart entre la production réelle et la production potentielle de l’économie (plus de détails en partie 2. 3)).
Premières limites identifiées par Taylor en 1993
Avant de détailler davantage la règle de Taylor, il convient de noter que Taylor lui-même, en 1993, ne voit pas en celle-ci une règle prescriptive, à suivre minutieusement. Il en liste d’ailleurs déjà certaines limites notables (que nous développons en partie 2. 3).
Pour appuyer son propos, il prend, entre autres, le cas du choc pétrolier de 1990 (choc qui fait suite à l’invasion du Koweït par l’Iraq)taux12. À la suite de cet événement, la flambée des prix du pétrole (qui ont doublé en quelques mois) a impliqué une forte inflation aux États-Unis, ce qui impliquerait, d’après la règle de Taylor, une augmentation importante des taux directeurs de la Fed.
Or, Taylor argumente que, dès lors qu’il semble clair qu’il s’agit d’une montée des prix temporaire – ici en raison d’une crise géopolitique –, sa règle (initiale) est insuffisante. Elle devrait en effet inclure certaines anticipations des marchés – ce que fera Goldman Sachs en 1996.
2.2 Présentation formelle de la règle de Taylor
Comme évoqué ci-dessus, la règle de Taylor est un sujet important en littérature économique.taux13 Ci-dessous nous reprenons la formulation de la règle de Taylor proposée par Goldman Sachs en 1996 (qui est une version améliorée par rapport à la règle de Taylor de 1993)taux14 :
r_nominal = r_(neutre réel) + p_anticipée + 0,5(y-y*) + 0,5(p – p_cible)
- r_nominal : le taux de Taylor (le taux directeur que devrait fixer la banque centrale selon la règle de Taylor).
- r_(neutre réel) : le taux neutre réel (ou naturel). Ce taux est souvent pris égal au taux de croissance tendanciel du PIB sur la période étudiée (voir ci-après pour plus de détails).
- p_anticipée : l’inflation anticipée.taux15
- y-y* : output gap, soit la différence entre le taux de croissance du PIB observé et le taux de croissance potentiel du PIB. Il s’agit donc d’un écart de production.taux16
- p : l’inflation observée à l’instant présent.
- p_cible : l’inflation cible de la banque centrale (2% pour la BCE ou la Fed par exemple).
De nombreuses autres versions – plus ou moins générales – de la règle de Taylor ont par la suite été développées.taux17
2.2.2 Premières interprétations de la règle de Taylor
Si l’on s’intéresse à la formulation dans le détail de cette règle, on peut remarquer que :
- Toutes choses égales par ailleurs, si p - p_cible est positif et augmente – donc qu’on a une forte inflation –, alors la banque centrale doit augmenter ses taux directeurs. Autrement dit, la hausse des taux d’intérêt est supposée permettre de réduire l’inflation, ce qui illustre bien le comportement de la BCE et de la Fed en 2022.
- Le taux de Taylor visé est modulé en fonction de de l’écart entre le PIB observé et un “PIB potentiel” estimé (ce qu’on appelle l’output gap). En pratique, la banque centrale devrait baisser ses taux dans les creux de conjoncture (où le PIB est inférieur au PIB potentiel, soit un output gap négatif) et, inversement, augmenter ses taux lorsque le PIB est supérieur au PIB potentiel - ce qui correspond à une économie en surchauffe et à un output gap positif (voir également la section 2. 3) pour plus de détails sur cette notion).
- La règle de Taylor originale suppose que les taux directeurs de la Fed réagissent par un demi-point de pourcentage à une variation d'un point de pourcentage de l'inflation ou de l'écart de production.taux18
2.2.3 Analyse de l’optimum selon la règle de Taylor
Formulée ainsi, la règle de Taylor implique que, dans une situation théorique considérée comme optimale (dans cette vision de l’économie) – c’est-à-dire si l’output gap est nul et si l’inflation est égale à la cible d’inflation de la banque centrale –, on retrouve l’égalité suivante :
r_nominal = r_(neutre réel) + inflation
Cet équilibre est supposé traduire une politique monétaire que les banques centrales qualifient de neutre. Il s'agit d'une situation où la banque centrale ne cherche ni à stimuler ni à ralentir l'économie parce qu'elle est considérée en équilibre optimal (voir ci-après pour une critique de cet équilibre dit optimal).
Cet équilibre rejoint la vision d’institutions internationales, entre autres le FMI, selon lesquelles toute déviation du PIB par rapport au PIB potentiel – donc où l’output gap n’est pas nul – n’est pas idéale.taux19 Si l’output gap n’est pas nul, c’est que l’on se trouve dans l’une des deux situations suivantes :
- Si l’output gap est positif, l’économie est en surchauffe, avec un excès de de demande, ce qui mène à une sur-utilisation des ressources disponibles qui ne serait pas efficace.
- Si l’output gap est négatif, l’économie ne déploie pas tout son potentiel en raison d’une trop faible demande et/ou qu’il existe des capacités de production sous-utilisées. Cet état est souvent associé à une inflation trop faible par rapport à la cible de la banque centrale.
Cette caractérisation de l’optimum comme étant la stabilisation des prix et de l’output gap a cependant été critiquée, entre autres par l’économiste américain Michael Woodford.taux20 Woodford plaide ainsi pour un ajustement plus graduel des taux directeurs, prenant en compte l’évolution historique de l’économie. Selon lui, le taux optimal ne devrait pas uniquement être déterminé par la situation économique présente mais aussi par les dynamiques économiques passées, afin de mieux répondre aux fluctuations à long terme.
Enfin, cet équilibre de la règle de Taylor rejoint une autre règle d’or en économie néoclassique.taux21 Celle-ci stipule que, dans une situation considérée comme optimale – c’est-à-dire une situation où est maximisée la consommation par individu –, la croissance à long terme est égale au taux d’intérêt réel.taux22 Cette règle d’or traduirait une utilisation optimale du capital dans l’économie. Si le taux d’intérêt réel était inférieur à la croissance à long terme, il y aurait une suraccumulation du capital (trop d’épargne) – et inversement, si le taux d’intérêt réel était supérieur à la croissance long terme.
Cependant, cette règle d’or demeure discutable : elle émane de modèles purement théoriques, simplifiés (pour certains en économie fermée), et résulte d’une optimisation ne tenant pas compte de certains éléments importants, tels que la préférence pour le présent (reflet d'une certaine impatience à consommer). Par ailleurs, historiquement, la différence entre le taux d'intérêt réel et la croissance a été relativement volatile.taux23
Pour en savoir plus
2.3 Applicabilité et critiques pratiques de la règle de Taylor
2.3.1 Une applicabilité initiale qui a fait le succès de la règle de Taylor
Lors de son introduction en 1993 par Taylor, cette règle reproduisait fidèlement les taux directeurs de la Fed sur la période 1984-1992 (à l’exception notable de l’année 1987, durant laquelle la Fed avait ajusté ses taux en réponse à un krach boursier). Ce résultat a fortement contribué au succès et à la renommée de cette règle. Le graphique ci-dessous, issu de la publication initiale de John B. Taylor, compare ainsi le taux de Taylor avec le taux de la Fed sur la période 1984-1992.
Le taux de Taylor comparé aux taux passés de la Fed (1984 - 1992)
Lecture : En 1984, le taux directeur de la Fed (taux des fonds fédéraux) était d’environ 6,2%. La règle de Taylor (policy rule) aurait prescrit un taux directeur de l’ordre de 5,2%.
Bien qu’elle reproduise fidèlement le comportement de la Fed sur la période d’étude de Taylor, cette règle a, depuis, été critiquée pour diverses raisons, et n’a pas toujours reproduit le comportement des banques centrales (voir ci-après).
Bien sûr, cela ne surprendra personne qu'une règle aussi simple [que la règle de Taylor] ait peu de chances de correspondre à une politique [monétaire] entièrement optimale.
2.3.2 Premières difficultés pour déterminer le taux de Taylor : calcul de l’output gap et du taux neutre
Une première difficulté pratique dans la détermination du taux de Taylor est l’estimation des différents termes de la règle de Taylor, notamment l’output gap et le taux neutre réel qui sont des notions non-observables. Les valeurs de référence de l’output gap ainsi que du taux neutre réel peuvent être calculées de différentes manières et la méthode de calcul peut fondamentalement changer les résultats de la règle de Taylor.
Output gap
Pour rappel, l’output gap est la différence entre PIB et PIB potentiel. La difficulté d’estimation de l’output gap réside dans le calcul du PIB potentiel. Il existe de nombreux modèles statistiques et économétriques pour estimer le PIB potentiel.taux24 Citons-en ici deux :
- Une manière d’estimer le PIB potentiel est de regarder les données passées pour estimer le PIB potentiel à un instant donné (c’est le principe d’une régression).taux25
- Une autre approche pour estimer un PIB potentiel est de partir des forces de production (capital et travail) disponibles à un instant donné : à partir de ces valeurs, et en estimant la productivité du pays, on peut en estimer une production potentielle – et finalement un PIB potentiel.taux26
Il existe tout un panel de méthodes pour calculer l’output gap. Selon la méthode utilisée et les hypothèses prises, le taux de Taylor peut varier – ce qui limite le caractère prescriptif de cette règle.taux27
Taux naturel ou taux d'intérêt neutre réel
Le taux naturel (ou taux d'intérêt neutre réel) est un concept théorique défini initialement par l’économiste suédois Knut Wicksell.taux28 Ce dernier définit le taux naturel comme le taux d'intérêt qui équilibre l'épargne et l'investissement dans une économie, sans générer ni inflation ni déflation.
Cette notion repose sur une représentation simplifiée de l’économie dans laquelle le taux d’intérêt neutre fixerait, selon Wicksell, l’égalité entre l’offre de capitaux (issus de l’épargne) et la demande de capitaux (pour financer l’investissement). Notons que Wicksell a introduit et justifié cette notion dans un cadre théorique bien précis : une économie sans monnaie où les banques sont l’intermédiaire unique entre entrepreneurs et épargnants, et où les entreprises ne se financent que via la dette (et pas par la levée de capitaux par exemple). Ces simplifications rendent les conclusions de Wicksell fragiles quand on les applique à l’économie telle qu’elle est (avec des banquiers et de la création monétaire en particulier).
Cette approche du taux naturel a été discutée en profondeur, notamment par Keynes, pour qui l’épargne et l’investissement sont égaux comptablement. Par ailleurs, cette définition du taux naturel comme taux d’équilibre suppose que l’économie converge automatiquement vers un équilibre (sur tous les marchés) – ce que Keynes a contesté.
La règle de Taylor utilise pourtant ce concept.taux29 Dans certaines versions de cette règle – dont la version initiale de Taylor – le taux naturel est supposé égal au taux de croissance tendancielle (ou potentielle) de l’économie. Cela n’a pourtant pas de fondement économique clair.
Les banques centrales et institutions internationales utilisent le taux naturel comme un taux de référence (qui ne provoquerait ni inflation, ni déflation). Toutefois, cette notion demeure théorique et non-observable et elle ne peut être estimée que via des modèles et sous des hypothèses fortes.
Le taux d’intérêt naturel ne peut pas être directement observé, et son estimation est complexe en raison des défis liés aux mesures et à la spécification des modèles. En pratique, les estimations du taux d’intérêt naturel ainsi que leur interprétation dépendent toujours du modèle utilisé et des données disponibles, ce qui les rend sujettes à des incertitudes tant au niveau du modèle que sur le plan statistique.
2.3.3 Le choix des coefficients dans la règle de Taylor
Comme évoqué plus haut, se pose aussi la question des coefficients appliqués d’une part à l’écart entre l’inflation observée et l’inflation cible, et d’autre part à l’output gap. Dans les versions de 1993 de Taylor, et de Goldman Sachs (1996), ces deux coefficients étaient fixés à 0,5. Ces valeurs ont été choisies empiriquement par Taylor car elles permettaient de bien représenter l’évolution des taux de la Fed sur sa période d’étude (1984-1992).
Mais d’autres versions de la règle de Taylor existent.taux30 Citons ici simplement encore Taylor lui-même (1999)taux31, qui a repris un travail de Laurence Balltaux32 et propose d’appliquer un coefficient de 1 à l’output gap.taux33 Se faisant, le taux de Taylor devient plus sensible à une variation de l’output gap qu'à une déviation de l’inflation par rapport à sa cible fixée par la banque centrale. Il convient toutefois de noter que changer ces coefficients ne change pas le fait que dans une situation dite optimale, on retombe sur la règle d’or théorique citée plus haut.
2.3.4 La question de l’accès aux données
Enfin, pour que la règle de Taylor puisse être utilisée en pratique par les banques centrales pour déterminer leurs taux directeurs, il faut que celles-ci aient accès, en temps réel, à des estimations fiables de plusieurs variables macroéconomiques (inflation, PIB). Cela limite le caractère opérationnel de la règle de Taylor.
Ainsi que l’a relevé Ben McCallum en 1993taux34, Taylor retient, pour le calcul du taux neutre à la date t, des données inconnues à cette date par la banque centrale, à cause de leur délai de calcul. Il en est de même pour les calculs du PIB ou de l’inflation – dont les valeurs prennent plusieurs semaines à être calculées par les administrations.
Les premières estimations de variables macroéconomiques publiées par les institutions monétaires sont ensuite souvent révisées a posteriori. Une analyse sur les données américaines dans les années 1980-90 a montré que cela peut mener à des écarts sur le taux de Taylor de l’ordre d’un point de pourcentage.taux35
Bien que les estimations statistiques et économétriques se soient considérablement améliorées depuis les années 1980-90, il reste toujours un délai pour obtenir certaines données macroéconomiques. Par exemple, la banque centrale d’Angleterre (Bank of England) a publié sa première estimation du PIB du Royaume-Uni pour le premier trimestre 2024 le 10 mai 2024 - donc près de 40 jours après la fin du premier trimestretaux36 ; en France, l’Insee a publié son chiffre fin avril 2024.taux37
2.4 Evaluation empirique de la règle de Taylor - cas US et européen
Malgré les difficultés et limites évoquées ci-dessus, il est tout de même possible de déterminer un taux de Taylor – soit a posteriori, soit en l’estimant en temps réel.
2.4.1 Application de la règle de Taylor pour les États-Unis
Le graphique ci-dessous compare les taux de la Fed avec ceux donnés par deux règles de Taylor :
Évolution du taux de la Fed et du taux de Taylor (1985-2024)
Lecture : Au premier trimestre 2020, le taux de la Fed était de l’ordre de 0,15%. La règle de Taylor de 1993 aurait prescrit un taux de l’ordre de -2% ; la règle de Taylor de 1999 aurait prescrit un taux de -7%.
Note : “Règle de Taylor (1993)” est la règle originale de Taylor. “Règle de Taylor (1999)” est l’autre règle évoquée par Taylor en 1999 avec un coefficient 1 (et non 0,5) devant l’output gap.
On voit différentes tendances dans les courbes ci-dessus.taux38
Entre les années 1980 et le début des années 2000, la règle de Taylor reproduit – à quelques exceptions près – assez fidèlement les taux directeurs de la Fed. Cette période, souvent qualifiée de Grande Modération, est marquée par une moindre volatilité du cycle économique – ce qui, selon certains banquiers centraux, serait dû à une plus grande indépendance des banques centrales par rapport aux politiques, mais qui peut résulter de bien d’autres facteurs (comme par exemple la relative stabilité des prix du pétrole durant cette période).taux39
De 2003 à 2005, les taux de la Fed se sont situés en deçà de ceux recommandés par la règle de Taylor, ce qui, selon Taylor, aurait contribué à la crise des subprimestaux40, l’économie américaine étant en surchauffe.
Durant la période 2009-2016, alors que la règle de Taylor aurait prescrit des taux négatifs, la Fed a maintenu ses taux légèrement positifs, autour de 0,15 %, contrairement à certaines autres banques centrales qui ont mis en place des taux négatifs.taux41 Il en a été de même au moment de la crise Covid en 2020. En 2010, la Fed justifiait le choix de ne pas baisser ses taux sous zéro en de telles périodes par des contraintes légales et opérationnelles, ainsi qu'un manque de cadre clairement établi – jusqu’où peut-elle baisser ses taux ?taux42
Enfin, rapidement après la pandémie du Covid, et dans un contexte d’inflation galopante, la règle de Taylor aurait prescrit une hausse des taux 1/ plus tôt, et 2/ plus importante que ce que n’a fait la Fed en 2022.
Un mot sur les taux directeurs négatifs
En général, les taux directeurs fixés par les banques centrales sont positifs, ce qui signifie que les banques commerciales perçoivent des intérêts sur les fonds qu’elles déposent auprès de leur banque centrale. Cependant, lorsqu’une banque centrale fixe un taux d’intérêt de dépôt négatiftaux43, elle oblige les banques commerciales à payer pour placer leur argent auprès de leur banque centrale.
Ce phénomène a été principalement observé en Europe et au Japon après la crise financière de 2008, alors que les banques centrales cherchaient à stimuler l’économie en favorisant les dépenses et les investissements plutôt que l’épargne. En incitant les banques à prêter davantage, les taux d’intérêt négatifs visaient ainsi à stimuler la croissance économique. L’efficacité de cette mesure n’a pas vraiment été manifeste d’où le recours au quantitative easing. ficheqe
2.4.2 Application de la règle de Taylor pour la Zone euro
Le graphique ci-dessous représente différentes règles de Taylor (avec des taux neutres allant de 0% à 2,5%) et les compare au principal taux directeur de la BCE, le taux de refinancement MROtaux44 pour la période 2014-2024.
Les conclusions sont similaires à ce que l’on peut voir pour les États-Unis :
- Selon la règle de Taylor, la BCE aurait été trop accommodante entre 2017 et début 2020.
- Au moment de la crise du Covid, début 2020, la règle de Taylor aurait prescrit une baisse bien plus significative des taux directeurs que ce qui a été fait par la BCE. Toutefois, il convient de noter qu’à la même période, la BCE a lancé un vaste programme de quantitative easing (le Pandemic Emergency Puchase Programme, ou PEPP).taux45
- La règle de Taylor aurait également prescrit une hausse des taux 1) plus tôt, et 2) plus importante dans le contexte de forte inflation début 2022.
Évolution du taux de refinancement de la BCE et de différents taux de Taylor (pour différents taux neutres)
Lecture : Au premier trimestre 2020, le taux de refinancement principal de la BCE était de 0%, tandis que la règle de Taylor aurait prescrit un taux directeur allant de -5,5% à -8% – selon le taux neutre utilisé.
2.4.3 Quelques remarques conclusives sur la règle de Taylor
À l'origine, la règle de Taylor n’était pas destinée à être prescriptive, mais plutôt à servir de guide (parmi d'autres) pour l’orientation de la politique monétaire des banques centrales. Cette règle s’appuie sur un cadre théorique et simplifié pour relier simplement les taux directeurs des banques centrales – considérés par les institutions internationales comme le meilleur moyen pour une banque centrale de stabiliser les prix – à l’inflation courante et au PIB. Bien qu’elle soit fréquemment citée par les institutions internationales elles-mêmes, il est inexact de dire que la règle de Taylor reproduit fidèlement la politique monétaire des banques centrales.
Empiriquement, la règle de Taylor tend à réagir plus fortement que les banques centrales ne l’ont fait aux changements de conjoncture. Par ailleurs, lors de périodes de faible inflation, certaines banques centrales ont développé d'autres outils dits non-conventionnels, comme le quantitative easing ficheqe pour relancer l’économie (ce qui n’est pas pris en compte dans la règle de Taylor).
La règle de Taylor décrit ainsi imparfaitement l’évolution des taux directeurs des banques centrales. Ces taux sont des taux à court terme (pour des périodes de quelques jours ou une semaine). Cela pose la question de potentiels liens entre les taux de court terme et ceux de long terme.
La courbe des taux (yield curve ou term structure of interest rates) est la courbe montrant le taux d'intérêt (ou rendement) d’un certain actif en fonction de sa maturité (ou échéance).taux46
Par exemple, dans le cas d’obligations d’État – donc la dette d’un État –, il y a des obligations à différentes échéances (ou maturités) : des obligations à 1 an (au bout d’un an l’Etat doit rembourser le montant investi et des intérêts) et des obligations à 10 ans (le remboursement avec intérêts se fait au bout de 10 ans).
Les taux des obligations – donc les taux auxquels empruntent les États – sont des variables très importantes, dans la mesure où ils influencent les taux d’emprunt des particuliers et entreprises.taux47 Ainsi, si l’on regarde le cas américain, les taux d’emprunt immobilier suivent assez fidèlement le taux des obligations de l’État américain à 10 ans.
Les taux immobiliers suivent l’évolution du taux d’emprunt de l’État
Lecture : En 1990, le taux des obligations à 10 ans des États-Unis était d’environ 9,2%, tandis que les prêts immobiliers à 30 ans affichaient un taux de l’ordre de 9,8%.
3.1 Cas général de la courbe des taux
Dans le cas général, une courbe des taux a la forme suivante :
Plus la maturité d’un titre est grande, plus le taux d’intérêt (annuel) est important, ce qui traduit un différentiel de risques : en effet, plus l’échéance est lointaine, plus l’émetteur du titre a de risques de ne pas pouvoir rembourser son obligation. Il y a ainsi une prime de risque ou prime de terme lorsque l’échéance est plus lointaine.
Ainsi, plus la pente de la courbe est importante, plus les investisseurs exigent des primes de risques importantes pour prêter à long terme.
3.2 Inversion de la courbe des taux
La forme générale de la courbe des taux ci-dessus n’est toutefois pas toujours vérifiée, et l’on peut avoir une situation dite d'inversion de la courbe des taux.taux48 Si l’on reprend le cas des obligations, cela se passe quand les taux des obligations à court-terme sont plus importants que ceux des obligations à long-terme.
Cela se produit notamment en période de forte inflation (comme en 2022-2023 en Europe et aux États-Unistaux49). L’inflation étant forte, les investisseurs anticipent que la banque centrale va monter ses taux directeurs (taux à court terme), ce qui va avoir tendance à ralentir l’économie (puisque le coût du financement augmente). Les taux à court terme sont donc relativement élevés. Cependant, les investisseurs anticipent également que l’inflation à moyen et à long termes baissera – et que la banque centrale diminuera alors ses taux directeurs. En raison de ces anticipations, les taux à moyen et à long termes deviennent relativement plus faibles que les taux à court terme.
Une inversion de la courbe des taux a historiquement été annonciatrice d’une récession. Cependant, ce lien entre les deux est encore débattu dans le milieu économique.taux50 En effet, les récessions (sur les années 1980-2020) aux États-Unis et en Europe ont toujours été précédées d’une inversion de la courbe des taux, mais l’inverse n’est pas vrai. Un contre-exemple est la crise de la dette souveraine en Europe (2010-2012) qui n’a pas été précédée par une inversion de la courbe des taux.
3.3 Taux à court et à long termes dans la courbe des taux
Comparer les taux à long terme et à court terme revient à analyser la forme de la courbe des taux. Pour les obligations souveraines, on qualifie généralement d’obligations à court terme celles de 1 ou 2 ans (1y ou 2y en anglais), tandis que les obligations à long terme s’étendent sur 10, 20 ou 30 ans (10y, 20y et 30y respectivement).
L’évolution des taux à court terme par rapport aux taux à long terme est souvent observée à travers le spread, qui correspond à la différence (ou l’écart) entre ces deux taux au fil du temps.taux51
La courbe ci-dessous illustre l’évolution du spread pour les obligations du Trésor américain. Elle représente l’écart entre le taux des obligations américaines à long terme (10 ans) et le taux à court terme (2 ans). Un spread positif indique une courbe des taux dans son cas général – c’est-à-dire que le taux à long terme est supérieur au taux à court terme. Inversement, un spread négatif traduit une inversion de la courbe des taux, phénomène par exemple observé sur la période 2022-2024, lorsque la Fed a significativement augmenté son taux directeur.
Le spread des obligations américaines illustre l’inversion de la courbe des taux
Lecture : En juillet 2019, le taux d'emprunt à 10 ans des États-Unis dépassait celui à 2 ans de 0,2 point de pourcentage (ce qui correspond ainsi au spread).
Dynamiques et détermination des taux à long terme
La partie précédente a présenté certains éléments fondamentaux pour comprendre la formation de la courbe des taux. Plusieurs théories économiques ont été développées pour tenter de l’expliquer plus en détail et pour en proposer une modélisation rigoureuse.
Si un consensus existe sur le rôle central de la politique monétaire des banques centrales dans la détermination des taux à court terme, les déterminants des taux à long terme font l’objet de nombreux débats, sans qu’une conclusion claire ne soit établie.
4.1 Les principales modélisations classiques des taux à long terme
Étant donné l’importance des taux à long terme dans l’économie, différentes théories économiques ont été développées pour comprendre leurs dynamiques.
4.1.1 La théorie des anticipations
La théorie des anticipations est l’approche la plus connue – entre autres car elle est relativement intuitive. Cette théorie stipule que les taux d'intérêt à long terme reflètent les attentes des investisseurs concernant les taux d'intérêt à court terme futurs.taux52 Autrement dit, dans sa formulation la plus simple, cette théorie prédit qu’un taux à long terme serait égal à la moyenne des anticipations des taux à court terme futurs.
L’idée sous-jacente est la suivante : personne n'investirait dans des obligations à long terme si les investisseurs anticipaient que les taux à court terme futurs allaient être et demeurer plus élevés que les taux à long terme actuels.
En effet, si tel était le cas (taux à court terme présents et futurs plus hauts que les taux à long terme), l'investisseur préférerait plutôt investir dans des obligations à court terme, et réinvestir périodiquement à court terme. Les taux à long terme doivent donc correspondre aux anticipations des taux à court terme futurs des investisseurs.
Empiriquement, il est clair que les anticipations des investisseurs jouent un rôle dans la formation de la courbe des taux. Cependant, la formulation la plus simple de la théorie des anticipations a fait l’objet de nombreuses critiques, principalement parce qu’elle néglige la prime de risque associée aux taux à long terme. De plus, cette théorie se heurte aux inexactitudes des prévisions du marché concernant les taux à court terme futurs, ce qui remet en question sa capacité à expliquer pleinement la dynamique de la courbe des taux.taux53
La forward guidance : un outil non-conventionnel pour guider les anticipations des acteurs financiers
Depuis le début des années 2000, plusieurs banques centrales ont utilisé un nouvel outil non-conventionnel : la forward guidance (la directive anticipée).
Le principe est le suivant : les banques centrales communiquent publiquement sur leurs intentions futures en termes de politique monétaire. Autrement dit, elles donnent des indications sur la direction probable de la politique monétaire à moyen et à long termes (hausse, maintien ou baisse des taux directeurs, entre autres).taux54
En communiquant ses intentions futures, une banque centrale peut orienter les anticipations des banques, investisseurs, entreprises et consommateurs – dans la mesure où cela réduit leurs incertitudes sur le futur.
Ce faisant, les banques centrales aspirent, entre autres, à influencer les taux d'intérêt à long terme. Par exemple, lorsque les taux directeurs et l’inflation sont proches de 0, la capacité de la banque centrale à stimuler l’économie par des baisses de taux devient limitée (ce qui était le cas dans les années 2010 en Europe et aux États-Unis). Dans ce cadre, la forward guidance devient utile pour signaler aux marchés que les taux resteront bas pendant une période prolongée, ce qui peut encourager la reprise de l'activité économique (et, en théorie, faire remonter l’inflation).
4.1.2 La théorie de la préférence pour la liquidité
La théorie de la préférence pour la liquidité repose sur l’idée que, sans incitation particulière, les investisseurs privilégient la liquidité – c’est-à-dire la disponibilité immédiate de leurs actifs –, que ce soit par spéculation ou par aversion au risque. Pour les inciter à prêter à long terme, il est par conséquent nécessaire d’offrir une prime de risque – ce qui entraîne généralement des taux à long terme plus élevés que les taux à court terme, et justifie ainsi une courbe des taux assez pentue.taux55
Cette approche explique pourquoi les taux à long terme observés tendent à être supérieurs aux taux à long terme prédits par la théorie des anticipations – cette dernière ne prenant pas en compte de prime de risque.
Cependant, considérée isolément, la théorie de la préférence pour la liquidité est parfois jugée simpliste, car elle met l'accent sur l’offre et la demande de liquidités, sans intégrer pleinement d’autres facteurs importants, tels que la politique monétaire, les risques de défaut ou encore les anticipations du marché.taux56 En combinant la théorie de la préférence pour la liquidité avec la théorie des anticipations – ce qui revient donc à combiner les anticipations des marchés avec une prime de risque à long terme –, il devient possible d’analyser et d’estimer plus finement les taux à long terme.
Le graphique ci-dessous décompose ainsi les obligations françaises et allemandes à 10 ans en deux éléments : les anticipations des taux d’intérêt à long terme des acteurs et la prime de risque à long terme.
Décomposition du taux des obligations françaises et allemandes : anticipations des marchés et prime de risque
Lecture : En janvier 2020, le taux des obligations à 10 ans de l’État français était de l’ordre de 0% (ligne rose), et ce taux était même négatif (-0,2%) pour l’Allemagne (ligne noire). La moyenne anticipée des taux d’intérêt à court terme futurs était de 0,4% (zone grise), et la prime de risque associée à des titres émis depuis la zone Euro était de -0,7% (zone rouge).
4.1.3 La théorie de la segmentation des marchés (market segmentation theory)
Une troisième approche visant à appréhender les taux à long terme est la théorie de la segmentation des marchés. Cette dernière repose sur l’idée que les marchés des obligations à court et à long termes seraient plus ou moins indépendants.taux57 Selon cette théorie, différents investisseurs préfèrent des segments de maturités spécifiques en fonction de leurs besoins financiers propres.taux58 Par exemple, les banques vendent et achètent principalement sur les marchés à court terme – car elles ont besoin d’avoir accès à des liquidités rapidement –, tandis que les fonds de pension participent davantage aux marchés de long terme.
Les taux d'intérêt pour chaque segment de maturité seraient ainsi déterminés par l'offre et la demande spécifiques à ce segment – ce qui entraîne une détermination des taux d'intérêt propre à chaque segment.
En pratique, des études montrent que certaines tendances des taux à court et à long termes peuvent être amplifiés par la segmentation des marchés.taux59 Il serait toutefois insuffisant de conclure que c’est le seul mécanisme en jeu dans la formation des taux à long terme.
4.2 D’autres déterminants des taux à long terme ?
Ci-dessus ont été présentées les trois approches les plus connues permettant d'appréhender les dynamiques des taux à long terme. Cela étant dit, d’autres caractéristiques des taux à long terme ont été étudiées dans la littérature économique et financière.
Ainsi, toute une littérature étudie une potentielle extrême sensibilité (excess sensitivity) des taux à long terme par rapport aux taux à court terme. Les taux à long terme seraient particulièrement sensibles et pourraient sur-réagir à des variations rapides des taux à court terme.taux60 Plus généralement, cette extrême sensibilité renforcerait les effets de la politique monétaire sur les taux à long terme.taux61 Cependant, l’effet amplificateur des taux à court terme sur les taux à long terme est encore en discussion dans la littérature économique.taux62
Le contexte international joue également dans la détermination des taux à long terme (stabilité politique, taux à long terme dans d’autres grandes économies).taux63
Signalons enfin les politiques non-conventionnelles des banques centrales, et notamment les politiques de quantitative easing qui peuvent avoir un impact sur les taux à long terme – sans que les taux directeurs des banques centrales ne changent. En effet, en rachetant des actifs sur les marchés secondairestaux64, les banques centrales cherchent à redonner de l’assurance aux investisseurs et cherchent à faire baisser le rendement des obligations à long terme (puisque le prix des obligations en question va avoir tendance à augmenter).taux65
L'EURIBOR et les prêts à taux variable
Dans le cadre d’investissements à long terme, entreprises et particuliers peuvent opter pour des prêts à taux variable plutôt qu’à taux fixe, ce qui signifie que le taux de leur emprunt est réévalué périodiquement (par exemple tous les ans) selon les conditions de marché.
Pour évaluer ce taux variable, les banques consultent notamment la valeur de l’EURIBOR, qui est un taux interbancaire sur les marchés en euros.taux66 Chaque jour, la Fédération bancaire de l'Union européenne publie différents taux EURIBOR (pour des échéances allant de 1 à 12 mois). Concrètement, ces taux correspondent aux taux moyens auxquels les banques se sont prêtées de l’argent la veille, en euros, sur les marchés.taux67 Le taux variable est ainsi exprimé comme la somme entre l’EURIBOR et la marge du prêteur.
Dans les faits, l’EURIBOR à 3 mois – noté EUR3M – est une des valeurs les plus scrutées sur les marchés. L’équivalent au Royaume-Uni de l’EURIBOR est le LIBOR.
4.3 Les taux à long terme : des produits financiers déterminés par les marchés
In fine, cependant, les taux à long terme restent largement déterminés par les marchés financiers. Malgré des modèles permettant de mieux appréhender et prédire les taux à long terme, cela demeure un exercice difficile. Sur les dernières décennies, le rendement des obligations à 10 ans américaines a ainsi quasi-systématiquement été sur-estimé.taux68
Les prévisions passées ont largement sous-estimé la baisse des taux d'intérêt à long terme. […] Il est certes difficile de faire des prédictions à très long terme, car de nombreuses conditions peuvent changer sur cet horizon. Cependant, même pour des horizons plus courts, les prévisions des taux d'intérêt ont souvent été inexactes. Entre 1984 et 2012, le Bureau du budget du Congrès américain, les prévisionnistes du secteur privé et l'Administration ont tous systématiquement surestimé l'évolution des taux d'intérêt nominaux, même à seulement deux ans d'intervalle
Par ailleurs, au-delà des obligations, des prêts immobiliers ou aux entreprises, il existe de nombreux autres produits financiers – comme les produits dérivés – mettant en jeu des taux à long terme (voir encadré ci-dessous).
Un exemple de produit dérivé sur les taux à long terme : les interest rate swaps (IRS)
Un contrat swap est un contrat d’échange entre deux parties. Il existe de nombreux contrats de ce type. Dans le cas particulier des taux d'intérêt, il existe les IRS (Interest Rate Swap) – ou swap de taux d’intérêt.
L'objectif est d'échanger des intérêts sur un montant fixé initialement – on parle de montant notionnel. Dans cette opération, deux acteurs, désignés ici par A et B, s'accordent sur ce montant sur lequel les intérêts seront calculés. A s'engage à verser à B un taux d'intérêt fixe – on parle de swap rate – sur une période définie. En contrepartie, B s'engage à verser à A un taux d'intérêt variable, dont le niveau dépend des conditions du marché et dont la périodicité est convenue en amont (par exemple, tous les trois ou six mois). Ce mécanisme permet ainsi d'échanger un taux fixe à long terme contre des taux variables à court terme.
En Europe, le taux variable est souvent basé sur l'EURIBOR, qui est le taux auquel les banques se prêtent de l'argent entre elles (l’équivalent américain est le LIBOR).
Partant de l’ensemble de ces constats, certains chercheurs soulignent le fait que la volatilité du prix de certains actifs financiers – dans notre cas, les taux à long terme – ne reflètent pas nécessairement leur valeur intrinsèque, ni ne résultent de changements d’autres variables macroéconomiques, mais sont le résultat d’incertitude extrinsèque – donc sans lien direct avec les marchés. Les chercheurs David Cass et Karl Shell ont ainsi introduit la métaphore de tâches solaires (ou sunspots) pour désigner ce phénomène.taux69
La complexité de la formation des taux à long terme pèse sur la transition écologique
La fixation des taux à long terme est complexe et fluctue selon les transactions sur les marchés – et elle ne dépend donc pas uniquement de la politique monétaire des banques centrales.
Les taux d'intérêt sont un outil clé pour faciliter les transitions écologique et énergétique. En modulant le coût du capital, ils peuvent favoriser ou freiner les investissements nécessaires à ces transitions. Un cadre financier adapté, avec des taux incitatifs pour les projets durables, est essentiel pour accélérer le passage vers une économie verte et résiliente.