Le système électrique : des caractéristiques peu adaptées à la concurrence
A/ Des contraintes écologiques, des choix stratégiques et sociétaux
Une particularité du système électrique tient au caractère essentiel du bien qu’il délivre, tant pour les ménages que pour les entreprises : notre société est totalement dépendante de l’énergie.
Même si l’électricité ne représente qu’un quart de la demande finale énergétique, elle est irremplaçable pour certains usages. Cette part est en outre amené à croître à l’avenir. C’est une nécessité pour tenir nos engagements climatiques (la neutralité carbone en 2050, qui suppose au recours maximal à une électricité bas-carbone) et pour des raisons géopolitiques devenant évidentes.
La France avait fait le choix de garantir à tous les citoyens des conditions équitables d’accès à ce bien essentiel au travers d’une grille tarifaire unique. Il s’agissait notamment de ne pas pénaliser les zones rurales éloignées du réseau, dans un souci d’aménagement du territoire (on parle de péréquation tarifaire) noteconcurrence1.
Par ailleurs, la production d’électricité engendre des impacts écologiques majeurs et protéiformes qui différent selon les centrales : émissions de gaz à effet de serre et pollution de l’air (pour les centrales à énergies fossiles), impact sur la biodiversité et sur les paysages, production de déchets, risques d’accidents majeurs, consommation d’espaces naturels et agricoles, etc. Le choix des filières de production comme de nos modes de consommation d’énergie se trouve, de plus, au cœur des stratégies d’atteinte de la neutralité carbone pour faire face à l’urgence climatique.
Le système électrique est également soumis à des choix politiques relatifs à l’indépendance énergétique : dans quelle mesure accepte-t-on de dépendre d’importations, qu’il s’agisse des combustibles, d’autres éléments nécessaires à la production (panneaux solaires, batteries, équipements entrant dans la construction des centrales) ou encore de l’électricité produite par d’autres pays européens interconnectés au réseau français pour répondre à notre demande ? Et surtout, accepte-t-on de confier les moyens de production à des grands groupes privés, français ou étrangers (sachant que le droit des affaires ne permet pas de garantir le maintien du contrôle d’une entreprise privée par un acteur français) ?
B/ Le système électrique est coopératif par nature
Le système électrique se compose d’un ensemble de centrales de production aux caractéristiques complémentaires ainsi que de réseaux noteconcurrence2 interconnectés à l’échelle européenne, qui acheminent automatiquement et en temps réel l’électricité aux consommateurs.
A chaque instant, l’ensemble de la production injectée sur le réseau par les différentes centrales doit être exactement égale à la somme des consommations soutirées par les usagers sur ce réseau. En cas de déséquilibre même minime (suite à la défaillance d’une centrale, d’une ligne ou à une d’erreur de prévision de la consommation ou de la production) et sans action rapide du gestionnaire de réseau noteconcurrence3, toute l’Europe peut se trouver plongée dans le noir en quelques secondes.
Chaque consommateur dépend donc du bon fonctionnement de l’ensemble du système électrique européen et non des seules ressources de son fournisseur. Chaque brique de ce système doit coopérer de manière fine avec les autres pour maintenir l’équilibre global malgré de forts aléas (notamment météorologiques) et des contraintes multiples qui pèsent sur chaque centrale. Chacune interagit de manière complémentaire en concertation avec les gestionnaires de réseaux, certainement pas de manière concurrente.
C/ Une planification nécessaire
La garantie de cet équilibre nécessite une planification à toutes les échelles de temps.
A long terme, la planification permet de déterminer les investissements nécessaires à la production et au dimensionnement du réseau.
L’adoption par l'Etat d’objectifs climatiques et énergétiques de long terme renforce encore l’impératif de planification à long terme pour définir une trajectoire vers une production électrique totalement décarbonée.
Il s’agit :
- de garantir que les capacités de production installées pourront répondre à la consommation prévue, à chaque instant et pour tous les aléas de fonctionnement envisageables (conditions météorologiques, panne d’une ou plusieurs centrales etc.) ;
- de dimensionner le réseau capable d’acheminer cette énergie, compte tenu de la localisation de la production et de la consommation et des avaries pouvant également affecter le réseau (choc de foudre, chute d’un arbre sur une ligne, …).
Dans le respect de ces contraintes techniques, plusieurs scénarios d’investissement sont envisageables et font l’objet d’un arbitrage politique en fonction de critères économiques, mais également écologiques, stratégiques, sociétaux : acceptabilité de telle filière, indépendance en matière d’approvisionnement, impact environnemental, etc.
Pour éclairer les décisions sur les investissements nécessaires, plusieurs scénarios énergétiques (incluant ou non les énergies non-électriques) sont réalisés. Ils fournissent, au niveau du système électrique une variété d’avenirs techniquement possibles.
Le choix le plus important en matière d’énergie réside dans l’orientation vers l’un ou l’autre de ces scénarios, non dans le choix de son fournisseur d’électricité ou d’une offre plus ou moins verte (voir partie 4.C).
L’organisation de débats publics approfondis sur ces scénarios est impérative dans un contexte de tensions internationales et locales. Aucune source d’énergie n’est sans inconvénient. Limiter sa consommation d’énergie est en général coûteux et difficile, surtout pour les plus défavorisés qui ont le moins d’accès à des alternatives. Nos concitoyens doivent comprendre les tenants et aboutissants de décisions lourdes, qui engagent la France pour des décennies et peuvent créer des nuisances locales.
Planification énergétique et travaux prospectifs en France
La Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) constitue la feuille de route de la France en matière de politique climatique. Elle est issue d’un travail de prospective régulièrement mis à jour. La dernière version a été publiée en avril 2020, et reconnue comme juridiquement contraignante par une décision du Conseil d’État en novembre.
L’Ademe a publié des scenarios de transition énergétique à horizon 2050 couvrant l’ensemble des énergies ainsi que leurs usages, et évaluant leurs impacts environnementaux (émissions de gaz à effet de serre, « empreinte matières » noteconcurrence3bis). Une partie du travail est régionalisé. Les résultats sont exprimés sous forme de quatre scénarios : S1 « Génération frugale », S2 « Coopérations territoriales », S3 « Technologies vertes » et S4 « Pari réparateur ». Ces travaux visent en particulier à alimenter la prochaine version de la SNBC qui devrait être publiée en 2023.
RTE noteconcurrence4 a publié plusieurs scénarios électrique à horizon 2050 reposant sur plusieurs hypothèses de mix de production visant à alimenter différents niveaux de consommation noteconcurrence5. La SNBC est une donnée d’entrée de ces scénarios qui nécessitent des simulations heure par heure de la production et de la consommation sur un ensemble d’hypothèses climatiques sur le long terme. Ils sont analysés sous l’angle économique (coût du système), écologique (impacts sur les ressources, déchets, empreinte carbone, qualité de l’air et de l’eau, occupation des sols, etc.), sociologique (implication sur les modes de vie, acceptabilité) et technique (risques industriels, etc.). Ils tiennent compte des interconnexions actuelles et envisageables avec les pays voisins et intègrent l’impact potentiel du changement climatique sur la production, le transport et la consommation d’électricité.
L’association NegaWatt a réalisé un exercice de prospective, toutes énergies, fournissant en outre les empreintes carbone et matière induites par les options retenues. Il a pour particularité d’être cadré par une sortie aussi rapide que possible du nucléaire et de viser une consommation énergétique aussi faible que possible.
A moyen et à court terme, il s’agit d’ajuster la production et la demande d’électricité
- A moyen terme, la planification est essentielle pour coordonner les périodes de maintenance des différents moyens de production noteconcurrenceavant6 et définir les stratégies d’utilisation de l’eau retenue dans les barrages hydroélectriques noteconcurrence6.
- A court terme et jusqu’au temps réel, il s’agit de réaliser une coordination très fine des moyens de production et du réseau afin d’assurer à chaque instant l’équilibre entre la demande d’électricité et la production au moindre coût économique, en prenant en compte les diverses contraintes techniques et environnementales noteconcurrence7.
Cette planification à toutes les échelles de temps vise à utiliser au mieux la complémentarité de chaque centrale, en coordination avec le réseau, pour garantir à chaque instant l’équilibre du système électrique au moindre « coût » économique, écologique et social.
Il revient à RTE noteconcurrence4 de garantir l’adéquation offre-demande en tout temps, en s’appuyant sur les différents producteurs.
En revanche c’est à l’État qu’il appartient de décider les trajectoires, les moyens de production à installer ou à rénover et de mettre en place les réglementations et dispositifs permettant cette adéquation à terme.
D/ Des coûts fixes et de long terme
Le système électrique, réseau comme parc de production, se compose essentiellement de coûts fixes et de long terme : ce sont là les caractéristiques d’un monopole naturel noteconcurrence8.
Les coûts de production : coûts fixes et coûts variables
Les coûts fixes de production, indépendants de la quantité d’électricité produite, comprennent l’investissement initial, une partie des charges d’exploitation liées à la maintenance ainsi que les investissements de fin de vie (démantèlement). Ces coûts intègrent également les coûts de financement des investissements, c’est-à-dire la rémunération demandée par les investisseurs et le remboursement des intérêts des emprunts.
Les coûts variables de production, qui dépendent – eux - des quantités d’électricité produites : il s’agit surtout des combustibles (charbon, gaz, uranium) mais aussi de coûts de traitement des déchets et de la partie des charges d’exploitation qui augmente avec les quantités produites.
Le coût complet est la somme des coûts fixes et variables.
Tous ces coûts peuvent être calculés sur la durée de vie totale de l’installation, rapportés à une année (les coûts fixes sont alors « annualisés ») ou rapportés au Mégawattheure produit (on parle alors, pour le coût complet, du LCOE pour Levelized Cost of Energy).
Le caractère de monopole naturel fait consensus pour les réseaux de transport et de distribution d’électricité.
Compte-tenu de leurs coûts et de leurs impacts environnementaux, il serait aberrant de développer des réseaux en concurrence pour alimenter une région, une ville ou un quartier. Ils sont donc confiés à des acteurs en situation de monopole. En France, RTE est en charge du réseau de transport et Enedis assure la gestion du réseau de distribution sur 95% du territoire (environ 150 entreprises locales de distribution noteconcurrence9eld pour les 5% restant).
En revanche, les promoteurs des marchés de l’énergie ne reconnaissent pas cette caractéristique pour le parc de production.
La « mise sur le marché » du système électrique n’ a donc pas concerné les réseaux mais les producteurs et fournisseurs d’électricité. Et l’histoire a montré qu’elle n’a en réalité concerné qu’un petit maillon de la chaîne de valeur, à savoir, la fourniture d’électricité (voir partie 4 et notrefiche sur le marché de détail de l’électricité fichemarchedetailelectricite). Dans le domaine de la production, l’entrée de nouveaux acteurs est restée extrêmement limitée.
C’était assez inévitable car les coûts de production de la filière nucléaire sont fixes à plus de 80% et cette proportion approche 100% pour les filières renouvelables (hydraulique, éolienne, photovoltaïque). Ces coûts sont en grande partie liés à la construction des ouvrages, dont les durées de vie sont très longues : de l’ordre de 30 ans pour les énergies solaires, éoliennes ou thermiques, 40 à 60 ans pour le nucléaire, parfois au-delà du siècle pour l’hydraulique.
Enfin, les montants des investissements dans le système électrique sont très élevés. Ils l’ont été par le passé (environ 13 Md€/an).
Ils le seront encore plus demain pour faire face à la maintenance d’un parc vieillissant et à son renouvellement ainsi qu’à la maintenance et à l’adaptation des réseaux pour permettre la transition énergétique (environ 20 à 25 Md€/an). Les investissements de production représentent et représenteront, d’après RTE, environ les deux tiers du montant total de ces investissements noteconcurrence10.
Dans ces conditions, pour les moyens de production comme pour les réseaux, il n’est bien sûr pas souhaitable de construire plus de moyens de production que nécessaire à seule fin de les mettre en concurrence pour ne garder que les « meilleurs », c’est-à-dire ceux qui produiraient au moindre coût. Et ce d’autant plus que comme les réseaux, leur impact sur l’environnement est important, et que les sites possibles sont limités par des contraintes physiques et l’acceptabilité des ouvrages. Il n’est évidemment pas plus souhaitable d’investir insuffisamment, ce qui pourrait arriver si le prix de marché est insuffisamment rémunérateur ou trop volatil.
E/ L’électricité est un produit indifférencié et la demande est peu adaptable à l’offre
Une fois le parc de production construit, l’électricité délivrée est la même pour tous
Un électron reste un électron et il n’est pas possible de garantir au consommateur la provenance de son électricité noteconcurrence11. Le choix du type de production (par exemple avec nucléaire ou 100% renouvelable) se fait au moment de la construction des centrales. Certains acteurs y voient un moyen d’introduire une différenciation du « produit électricité », au travers d’offres vertes censées garantir une origine 100% renouvelable, ou plus exactement une aide à la construction de moyens de production renouvelables. Comme nous le verrons dans la partie 4.C, cette promesse est factice.
On ne peut pas non plus différencier les offres en fonction de la qualité de l’électricité livrée (plus ou moins grandes fréquences des coupures d’électricité ou de baisses de tension) puisque celle-ci dépend du réseau noteconcurrence12 et de l’ensemble des moyens de production qui y sont connectés, absolument pas du fournisseur d’électricité.
Pour plus de détails sur ce point vous pouvez également consulter notre fiche explicitant à quel point les offres en matière de fourniture d'électricité sont peu différenciées. fichemarchedetailelectricite
La demande d’électricité est peu élastique au prix
Par ailleurs, l’existence d’un marché est conditionnée à la faculté, pour l’offre comme pour la demande, de s’adapter l’une à l’autre : en théorie, il faudrait que la demande diminue quand les prix sont élevés et qu’elle augmente quand les prix sont bas.
Or, la demande d’électricité est extrêmement contrainte : pour un ménage, il est difficilement possible de baisser ou de décaler de manière significative sa consommation d’électricité sans dégrader ses conditions de vie ; pour une entreprise, une baisse de consommation d’électricité provoquerait un arrêt ou un décalage de la production, entraînant des difficultés techniques et/ou économiques noteconcurrence13. Inversement, les consommateurs ne vont pas soudainement se mettre à consommer massivement car les prix sont bas.
On dit que la demande d’électricité est peu élastique au prix : à court terme, une hausse (ou baisse) du prix ne se traduit pas par une baisse (ou hausse) significative de la consommation. Les consommations sont, en effet, largement déterminées par des éléments structurels (heures de consommation dépendant des contraintes organisationnelles, plus ou moins bonne isolation des logements, appareils électriques et électroniques plus ou moins performants, processus de production, etc.) qui ne peuvent changer que sur le temps long, via l’investissement en particulier.
Il existe également des solutions pour adapter la demande à la production au niveau du système électrique lui-même. Cependant, les usages déplaçables dans le temps ou « effaçables » noteconcurrence14 sont à ce jour limités (certains usages industriels, pour les clients résidentiels le déclenchement des ballons d’eau chaude, des lave-linges et lave-vaisselles ) et l’électricité ne se stocke que très peu : aujourd’hui essentiellement sous forme d’eau dans les barrages, demain éventuellement sous forme d’hydrogène ou de biométhane et par recours aux batteries, en mettant éventuellement à contribution les batteries des véhicules électriques, appelés à un fort développement. Il s’agit là d’un vrai enjeu mais il nécessite à la fois des sauts technologiques, des investissements importants et une organisation du système électrique permettant un pilotage efficace de ces leviers.
Comment s’est concrétisée l’ouverture à la concurrence ?
En raison des spécificités du système électrique, un monopole public (EDF-GDF) a été mis en place au sortir de la guerre pour gérer l’électricité et le gaz en France. Dans les autres pays, diverses organisations se sont mises en place noteouverture1, très majoritairement publiques mais avec des degrés de centralisation dépendant de l’histoire, de la culture et des modes d’organisation du pays, de sa géographie et de ses ressources énergétiques disponibles (charbon en Allemagne, charbon et gaz au Royaume-Uni, hydroélectricité en France, etc..) noteouverture2. Les échanges entre pays européens interconnectés étaient organisés entre gestionnaires de réseaux nationaux.
A partir de 1996, le secteur de l’électricité (et celui du gaz) a été progressivement ouvert à la concurrence. Comme on va le voir, malgré des changements très importants dans l’organisation du système, cette concurrence reste en fait assez artificielle. Par ailleurs, elle se traduit par une hausse des coûts globaux du système.
A/ L’ouverture à la concurrence a induit une profonde transformation du système électrique
En 1996, une directive européenne impose à l’ensemble des pays membres de l’Union la mise en place d’un marché de l’électricité, considéré comme :
particulièrement important pour rationaliser la production, le transport et la distribution de l'électricité tout en renforçant la sécurité d'approvisionnement et la compétitivité de l'économie européenne et en respectant la protection de l'environnement
La concurrence est notamment justifiée par un objectif de prix bas.
Si face à l’échec du marché, certains économistes noteouverture3 contestent désormais cet affichage initial, les textes européens sont pourtant clairs sur ce point. Par exemple, la première phrase du site de la Commission européenne dédié au marché de l’électricité précise : « Un marché européen intégré de l'énergie est le moyen le plus efficace économiquement pour garantir aux citoyens européens un approvisionnement énergétique sûr et abordable ».
Le président de la Commission européenne Romano Prodi, lors du conseil européen de Barcelone du 15 et 16 mars 2002 marquant une accélération de la libéralisation des marchés du gaz et de l'électricité, énonçait lui aussi clairement cette promesse : « Il est clair que cet accord va entraîner une réduction des prix et une augmentation de la concurrence » noteouverture4. Il allait même jusqu’à chiffrer les économies attendues grâce à ces baisses de prix : « Une libéralisation totale permettrait une économie annuelle de 15 milliards d'euros en baisse des prix » noteouverture5.
Comme partout en Europe, l’organisation du secteur électrique français a donc subi une profonde transformation.
- EDF et GDF ont été séparées en deux entreprises distinctes (l’une pour l’électricité, l’autre pour le gaz) et sont devenues des entreprises de droit privé afin, notamment, de ne pas bénéficier d’une garantie publique leur assurant de meilleures conditions de financement que leurs concurrents.
- La gestion du réseau, reconnu dès le début comme monopole naturel, a été séparée des activités de production et fourniture supposées « concurrentielles ». Elle est aujourd’hui assurée par deux filiales d’EDF qui doivent garantir leur indépendance vis-à-vis de la maison-mère : RTE pour le réseau Haute tension et Enedis pour le réseau moyenne et basse tension noteouverture6.
- De nouveaux acteurs, producteurs mais surtout fournisseurs, sont apparus et des marchés ont été mis en place pour organiser les échanges entre eux.
- Une autorité administrative indépendante, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) a été créée pour veiller au bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz.
Le développement du marché de l’électricité s'et fait sur deux niveaux.
- Le marché de gros, qui organise les échanges d’électricité entre professionnels du secteur (producteurs, fournisseurs et grands clients industriels) via une bourse (Voir Partie 3).
- Le marché de détail, qui représente l’ensemble des contrats entre fournisseurs et consommateurs finals (ménages, entreprises, administrations, etc.) : offres commerciales (dites offres de marché) et tarif réglementé de vente proposé par les fournisseurs historiques (EDF et entreprises locales de distribution noteconcurrence9eld) (Voir partie 4). Il ne s’agit pas d’une bourse.
B/ Une concurrence hors marché pour la production électrique
* Une fois sélectionnés, les producteurs ne sont plus en concurrence
Afin de faire émerger de nouveaux producteurs, dans les premières années de l’ouverture des marchés de l’électricité, la gestion de certains moyens de production publics a été cédée à des acteurs privés. C’est ainsi qu’une partie de la gestion de la production hydroélectrique sur le Rhône a été cédée à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR), qui est aujourd’hui une filiale d’Engie noteouverture7.
D’autres moyens de production ont été développés par les investisseurs privés. D’abord des centrales à cycle combiné gaz (CCG), qui étaient censées se rémunérer sur le marché, mais pour lesquelles des mécanismes de soutien ont dû être apportés. Puis des centrales éoliennes et solaires ont vu le jour avec des financements privés. Cependant, comme on le verra dans la partie 3, les prix sur le marché de gros sont très volatils et beaucoup trop incertains pour que des producteurs prennent le risque d’investir à long terme en étant rémunérés uniquement sur ce marché.
C’est pourquoi, le financement de ces nouvelles capacités de production s'est fait via des mécanismes hors marché, prenant la forme de tarifs d’achat garantis sur toute la durée de vie des installations ou des compléments de rémunération (Voir annexe 1).
Les investisseurs bénéficient ainsi d’un contrat de long terme avec l’État. Leur situation est comparable à celle des exploitants d’autoroutes, d’aéroports, de distribution d’eau.
* L'enjeu du coût du financement des énergies bas-carbone
Le coût des énergies bas-carbone se caractérise par la part importante de l’amortissement de l’investissement (CAPEX) et du coût du capital par rapport au coût d’exploitation (OPEX).
En effet, le coût du combustible, qui représente une part importante du coût d’exploitation, est nul pour les centrales hydroélectriques, photovoltaïques et éoliennes et faible pour les centrales nucléaires.
Le coût du capital est déterminant dans le coût global de l’électricité, comme le note l’un des économistes théoricien de la dérégulation du secteur au Royaume-Uni, David Newberry : « Toutes les technologies bas-carbone ont des coûts extrêmement sensibles à leur coût du capital » noteouverture8 (voir encadré).
Le coût du financement de l’investissement : un paramètre prépondérant
Etant donné la part largement prépondérante des coûts fixes (et donc de l’investissement), le coût complet du système électrique est très sensible au coût du financement.
L’étude « Futurs énergétiques 2050 » de RTE pointe l’importance de ce paramètre dès le début du chapitre économique : « Pour une variation du taux annuel de rémunération du capital allant de 1 % à 7 %, le coût complet annuel varie de plus 35 Md€/an pour tous les scénarios, ordre de grandeur bien supérieur aux écarts dus aux proportions respectives de production renouvelable et de nucléaire ».
Comme l’illustre le graphique ci-avant, le coût complet annualisé du scénario 100% renouvelable (M23) est de 55 Md€ par an pour un taux de financement (ou CPMC _ coût moyen pondéré du capital) de 1%, soit un taux accessible sans difficulté pour l’Etat, aujourd’hui. Il monte à 90 Md€/an pour un taux de 7%, classiquement exigé par des investisseurs privés. Soit une augmentation de 64% du coût complet !
L’impact est du même ordre pour le scénario de référence avec nucléaire (N2), dont le coût passe de 42 à 91 Md€ (+82%) lorsque le taux de financement (CPMC) passe de 1% à 7%.
Par ailleurs, les énergies renouvelables à leur démarrage étaient encore peu matures et nécessitaient pour leur développement des subventions. Le libre fonctionnement du marché ne pouvait les faire émerger noteouverture9. Des questions similaires sur le mode de financement se posent aujourd’hui pour le nucléaire (avec les nouveaux EPR), ainsi que pour les nouvelles installations hydroélectriques dont le coût de revient peut être supérieur au prix de marché de l’électricité.
L’État a donc mis en place des instruments hors-marché pour permettre le déploiement des renouvelables. Des tarifs de rachat pour l’éolien et le solaire ont permis de garantir aux développeurs des rémunérations sur des durées longues. Simultanément, une dynamique mondiale a conduit à des baisses considérables du coût des renouvelables. Dès lors, on a pu constater des sur-rémunérations importantes comme le relevait la Cour des comptes dans un rapport sur le soutien aux énergies renouvelables, en avril 2018. Ces premiers tarifs d’achat pèsent encore en partie sur la facture des consommateurs, malgré des modifications substantielles des dispositifs (voir annexe 1).
Notons ici que le coût du capital sert en théorie à rémunérer la « préférence pour le présent » et la prise de risque du financeur. Il faut cependant distinguer deux natures de risques : le risque commercial (d’invendu ou de vente à un prix trop bas par rapport aux coûts)- qui peut disparaître avec les tarifs garantis et/ou les compléments de rémunération - et le risque industriel (de construction, risque de surcoût ou de délai excessif ), sensible surtout pour le nucléaire.
La maîtrise industrielle croissante et les mécanismes de garantie de prix ont permis aux développeurs d’énergies renouvelables de réduire le coût du capital. Les projets renouvelables se finançaient encore jusqu'en 2020 avec un Coût Moyen Pondéré du Capital inférieur noteouverture10 à 5% ( avec 3/4 d’emprunt à ~3% et une rémunération à ~10% pour le 1/4 restant financé sur fonds propres). Ceci pèse bien sûr encore sur le coût de l’électricité produite et ce d’autant que le capital initial est rémunéré sur toute la durée de l’exploitation du projet et pas uniquement sur la période de construction.
Notons aussi que les nouveaux EPR, compte-tenu des dérives observées tant en coût qu’en délai pour les premiers (Olkiluoto et Flamanville, mais aussi dans une mesure moindre Hinkley-Point), apparaissent comme risqués industriellement. Leur financement nécessiterait pour un acteur privé un coût du capital plus élevé, voire rédhibitoire, sauf mise en place d’une garantie d’Etat.
Pour conclure sur ce point, il est clair que la construction de centrales de production d’électricité bas-carbone ne peut se faire en comptant uniquement sur les mécanismes de marché.
* La concurrence doit-elle concerner la construction des centrales et leur exploitation ?
En dehors du nucléaire et de l’hydraulique existants, les développeurs de projets de centrales de production d’électricité n’en sont pas nécessairement les exploitants. Ils n’en sont pas non plus nécessairement les constructeurs.
Dans le nucléaire, si le parc actuel a été construit et est exploité par EDF, la technologie a fait l’objet d’une mise en concurrence : celle de Westinghouse l’a emporté face à celle de General Electric ou du CEA.
Ainsi, la concurrence dans les technologies de production, la construction de centrales et les prestations de maintenance n’imposent pas le pilotage de leur exploitation par des acteurs en concurrence, ni surtout une rémunération des investissements sur toute la durée de vie de la centrale.
Faire porter les appels d’offre non pas seulement sur la construction mais également sur l’exploitation du parc, est susceptible d’induire plusieurs problèmes :
- Cela augmente significativement le coût de production : l’investisseur qui répond à l’appel d’offre sera remboursé non pas à la livraison de la centrale (à l’issue de la phase de construction), mais progressivement sur toute sa durée d’exploitation, via des tarifs garantis ou des mécanismes proches. Il intervient donc comme prêteur vis à vis de la collectivité sur un temps très long et se fait rémunérer à ce titre à un taux plus élevé qu’un emprunt public.
- Pour les centrales pilotables noteouverture11, la gestion par un exploitant unique permet une meilleure optimisation du programme d’appel.
- Stratégiquement et pour des raisons de contrôle démocratique, il paraît préférable de ne pas dépendre de décisions d’acteurs privés français ou étrangers pour une production aussi sensible que celle de l’électricité. noteouverture12
Par ailleurs, la concurrence sur la phase amont de construction du parc ne dispense pas de mener une réflexion sur la stratégie nationale et européenne à mettre en place pour maîtriser ces activités (éolien, photovoltaïque, stockage, etc.) noteouverture13 (voir partie 5). Cette maîtrise peut passer par le développement de filières sous l'impulsion de l'Etat à même d’organiser les filières (notamment la recherche, la formation, le développement de compétences, etc.).
B/ L'activité de fourniture d'électricité a été créée pour les besoins de la concurrence
* Une activité financière et commerciale, marginale et inutile
Avant l’ouverture des marchés, EDF facturait l’électricité qu’elle produisait, transportait et distribuait à l’ensemble des consommateurs français (sauf sur les 5% du territoire desservis par les entreprises locales de distribution ELD) noteconcurrence9eld.
Aujourd’hui, en plus des fournisseurs historiques (EDF et les ELD), le marché français de détail compte environ 80 fournisseurs dits « alternatifs » (dont 40 pour les consommateurs résidentiels).
Il s’agit d’électriciens étrangers (Vattenfall, Iberdrola, etc.), de pétroliers (ENI, Total Energie), de gaziers (Engie, ex GDF), de start-ups, d’enseignes de la grande Distribution (Carrefour, Cdiscount, …) et de coopératives militantes (Enercoop) notefourniture1. Ces fournisseurs alternatifs facturent l’électricité à environ 12 millions de sites (dont 10 millions de sites résidentiels).
Comme le montre le graphique suivant, la part de marché des fournisseurs alternatifs s’élève à 43% de la totalité du volume d’électricité vendu en France, avec une présence plus importante sur le segment des très gros clients (entreprises électro-intensives) et plus faible sur le secteur résidentiel.
Part de marché d'EDF et des fournisseurs alternatifs par type d'offre et type de consommateurs
Les fournisseurs achètent l’électricité aux producteurs pour la revendre aux consommateurs. Ils n’interviennent pas dans l’activité technique, ne « touchent » ni à la production d’électricité notefourniture2, ni à son acheminement jusqu’au consommateur. Comme nous l’avons vu, celle-ci est transmise automatiquement sans aucune possibilité d’intervention pour les fournisseurs : ils ne peuvent notamment pas choisir quelles centrales de production alimentent leurs clients. Ils ne stockent pas non plus l’électricité, ne relèvent pas les compteurs (ce sont les gestionnaires de réseaux qui s’en chargent).
Les fournisseurs se limitent donc à jouer un rôle d’intermédiaires financiers et commerciaux entre les producteurs et les consommateurs finaux. Ils construisent des offres de vente, démarchent les clients, achètent sur les marchés de gros de l’électricité, établissent des factures auprès de leur clients (engendrant des refacturations par les gestionnaires de réseaux pour la partie de la facture liée à l’utilisation des réseaux).
* L'activité de fourniture ajoute des coûts et de la complexité au système électrique
Avant l’ouverture à la concurrence, il n’y avait ni trading, ni démarchage, ni marketing puisque le producteur EDF en situation de monopole vendait directement l’électricité à l’ensemble des usagers, selon une grille tarifaire simple et unique, fixée pour couvrir les coûts de production globaux du système électrique (voir partie 4).
Nombre d’activités menées par les fournisseurs se traduisent donc par des surcoûts pour le système électrique : création de fonctions commerciales et de trading (pour acheter l’électricité sur le marché de gros) notefourniture3 duplication chez chaque fournisseur des fonctions supports (facturation, administratif, prévision de consommation, etc.), coûts de transaction liés à la contractualisation des échanges, etc. Ces surcoûts sont bien évidemment facturés au consommateur final.
En revanche, la relation clientèle qu’assurait le service public par le passé est dégradée (quel que soit le type de consommateurs mais particulièrement pour les plus fragiles) : les agences permettant un accueil physique ont disparu ; l’information neutre a fait place à un marketing et à un démarchage commercial particulièrement agressif et régulièrement dénoncé par le médiateur de l’énergie et les associations de consommateurs notefourniture4 ; les consommateurs sont ballotés entre Enedis, pour les problèmes relatifs au réseau, et EDF ou un autre fournisseur pour les questions contractuelles. Les clients précaires sont moins accompagnés et informés des aides à leur disposition. Pour les clients industriels, les métiers qui consistaient à connaître de manière très spécialisée les usages fortement consommateurs d’électricité (ex : fours à arc) tendent à disparaître (voir partie 5).
Le marché de gros pose de nombreux problèmes
L’apparition de nouveaux acteurs (producteurs et fournisseurs) a imposé la mise en place d’une bourse d’échanges : le marché de gros de l’électricité, qui définit un prix d’échange entre ces acteurs.
Le marché de gros est également censé assurer la coordination entre ces acteurs pour garantir l’équilibre du système électrique du court terme (prendre les bonnes décisions de gestion opérationnelle) au long terme (prendre les bonnes décisions d’investissement sur plusieurs décennies) alors même que les marchés n’existent que sur un horizon de trois ans.
A/ Un prix de gros très volatil
* Les moyens de production d'électricité sont appelés selon le principe du merit order (qui préexistait au marché)
A chaque instant, il faut définir le plan de production de toutes les centrales, appelé programme d’appel : c’est la quantité d’électricité à produire par chaque centrale pour répondre à la demande d’électricité au moindre coût, sur l’ensemble du réseau européen interconnecté.
Le programme d’appel est déterminé selon le principe du « merit order » économique (ordre de mérite), dans le respect de l’ensemble des contraintes techniques et environnementales notemarchegros1 : les centrales sont appelées selon l’ordre croissant de leur coût variable. En effet, une fois les investissements réalisés, les coûts fixes ne sont plus pris en compte puisqu’ils ne peuvent plus évoluer (ils ne dépendent pas des décisions opérationnelles liées au fonctionnement du parc de production). Le seul levier possible pour diminuer les coûts du système consiste donc à minimiser les coûts variables, seuls à dépendre de la quantité d’électricité produite.
La centrale ayant le coût le moins élevé est appelée en premier, et ainsi de suite : les productions renouvelables non stockables dont le coût variable est nul (photovoltaïque, éolienne, et hydraulique au fil de l’eau) sont donc appelées en premier, puis viennent les centrales nucléaires et enfin les centrales à gaz et à charbon notemarchegros2. L’eau des barrages hydroélectriques dont le coût est nul mais la quantité limitée se voit attribuer une valeur fictive qui permet de décider s’il faut la turbiner pour produire aujourd’hui ou bien la stocker pour produire plus tard notemarchegros3.
La détermination de ce programme d’appel est d’une grande complexité. Elle nécessite une vision fine de l’ensemble du parc, en raison des nombreuses contraintes qui pèsent sur les centrales, qui les lient entre elles, ou qui imposent de gérer des stocks (d’eau dans les barrages mais aussi de combustibles dans les centrales nucléaires ou d’un potentiel d’effacement de la demande notemarchegros4) en avenir incertain car dépendant fortement des conditions climatiques.
Elaboration du programme d’appel, de la veille (J-1) au temps réel
Source L'auteur
* Le prix de gros de l’électricité est basé sur le coût marginal, ce qui le rend très volatil
Le prix de marché de gros est égal au coût résultant de l’augmentation de la consommation d’1 MWh à un instant donné : on parle de coût marginal. Ce coût correspond à grands traits au coût variable de la dernière centrale appelée (donc le plus élevé) sur le réseau européen interconnecté, appelé coût marginal de production. Celle-ci étant souvent une centrale à gaz ou à charbon, ce coût marginal dépend en grande partie du coût du combustible gaz ou charbon notemarchegros5, principal élément du coût variable de ces centrales. notemarchegros6
C’est pourquoi, bien que le prix du gaz n’entre qu’en faible proportion dans le coût complet de production de l’électricité (environ 7% en France ou en Allemagne), son prix de gros en dépend la plupart du temps, ce qui le rend très volatil et peu contrôlable par la puissance publique.
Définitions
Les prix de gros sont les prix régissant les échanges entre professionnels sur le marché de gros. Ils recouvrent différents types de prix (infrajournalier, spot et à terme) en fonction de l’échéance entre l’achat et le jour de livraison de l’électricité
Le prix spot : désigne le prix de l’électricité achetée pour une livraison le lendemain.
Le prix à terme : désigne le prix de l’électricité achetée pour une livraison sur une période plus lointaine, entre 1 mois et 3 ans après l’achat. Le prix à terme le plus courant et le plus largement utilisé comme indice pour établir le prix de vente aux consommateurs est le prix d’achat pour une livraison calendaire (toute l’année) qui suit l’achat (appelé Year Ahead).
Ainsi, le prix spot peut fluctuer entre 0 et plusieurs centaines, voire milliers d’euros par MWh selon les heures de livraison.
Évolution du prix spot lors d’un mois d’hiver « normal » (Décembre 2018)
Source EPEX
Lecture : au cours du mois de décembre 2018, le prix d’un MWh coté la veille varie entre environ 0 et 90 €/MWh selon l’heure de livraison.
Le prix à terme représente l’achat d’un 1 MWh pour une livraison future, sur un horizon allant d’un mois à plusieurs années. Ce prix devrait afficher une grande stabilité puisqu’il n’est pas impacté, a priori, par les aléas conjoncturels (météo ou pannes) et que la demande moyenne annuelle d’électricité évolue peu (en exceptant la période particulière de 2020 liée à la Covid).
Pourtant, ce prix est lui aussi très volatil, dans des proportions moindres néanmoins, comme le montre le graphe ci-dessous.
On constate que les prix à terme ont varié entre 20 et 170 €/MWh environ sur la période présentée (2002-Oct 2021). Ils ont même dépassés 250 €/MWh en décembre 2021.
Dans le même temps, les couts de production n’ont que très peu évolué (voir le graphique ci-après sur a décomposition des coûts du système électrique)
Evolution des prix à terme (Year Ahead) en France de 2002 à 2021
Source EPEX
Lecture : le 1er janvier 2016, l’achat d’1 MWh pour chaque heure de l’année 2017 se faisait au prix d’environ 26 €/MWh. Le 3 octobre 2021 (pour une livraison en 2022), il se faisait à 170€/MWh.
La volatilité est très corrélée à celle des combustibles fossiles. On voit ainsi sur le graphique ci-avant l’effet de la hausse des commodités (combustible et prix du CO2) jusqu’à 2006 ; puis l’éclatement de la bulle CO2 européenne faisant chuter les prix ; puis l’envolée des prix des combustibles en 2008 liée en grande partie aux jeux olympiques de Pékin (entrainant une tension sur le fret) ; puis l’effondrement dû à la crise financière de 2008 ; puis une nouvelle remontée des prix des commodités de 2009 à 2012 ; puis la baisse des cours induite par la découverte des gaz de schiste américains jusqu’en 2016 ; puis une nouvelle remontée des cours du charbon et du gaz, jusqu’à la récente crise du gaz fin 2021, liée à la reprise d’activité mondiale post-covid et aux problèmes d’acheminement du gaz russe en Europe.
Décomposition et évolution des coûts du système électrique français (production et réseaux) 2012-2021
B/ A long terme, le marché n’apporte ni la visibilité ni la rémunération nécessaires à l’investissement
Les coûts de production de l’électricité étant en grande partie composés d’investissements lourds amortis sur plusieurs décennies et de coûts fixes d’exploitation, il est impératif, pour l’investisseur, d’avoir une visibilité sur ses revenus durant toute la durée d’amortissement.
* Dans la pratique, les investissements dans le système électrique sont planifiés hors marché
Rappelons tout d’abord que les choix en matière d’énergie intègrent bien sûr une dimension économique mais également d’autres critères au moins aussi importants, d’ordre écologique, géopolitique, industriel, sociétal, etc.
Les investissements relèvent donc de décisions politiques planifiées, qui sont prises sur la base de scénarios de long terme garantissant l’équilibre du système électriques (voir partie 1). Elles ne sont pas déterminées par le marché, pas plus aujourd’hui que par le passé notemarchegros7. Ainsi, le parc hydroélectrique a été construit au maximum des capacités disponibles ; le parc nucléaire a été développé avant tout au nom de l’indépendance énergétique de la France notemarchegros8 ; les parcs éolien et solaire répondent à un objectif de diversification des sources non carbonées aux côtés ou en remplacement du parc nucléaire.
Le marché n’est pas apte à prendre en compte la diversité de ces critères, d’autant plus qu’il ne donne aucune visibilité au-delà de 3 ans, horizon maximal de cotation de produits à terme sur le marché de gros existant notemarchegros9.
* Le prix de marché ne permet pas de financer l’investissement
De prime abord, il peut paraître incompréhensible d’avoir pensé que le prix de marché, basé sur le coût marginal, serait capable de rémunérer à leur juste valeur chaque centrale, c’est-à-dire de couvrir à la fois ses coûts fixes et variables (en incluant une marge raisonnable). C’est en effet une condition pour que le prix de marché donne le bon signal d’incitation à l’investissement et tende vers un système optimisé économiquement.
Cette propriété résulte d’une théorie économique notemarchegros10 qui postule que sous certaines conditions, les coûts marginaux sont bien égaux, en moyenne, aux coûts complets de chaque moyen de production. Par exemple, sur une année moyenne, lorsque les centrales nucléaires fonctionnent, elles sont rémunérées au coût marginal le plus souvent égal au coût variable des centrales à gaz. Cela leur permet de rémunérer à la fois les coûts variables du nucléaire, bien plus faibles que ceux des centrales à gaz, mais aussi, grâce à l’écart entre le coût marginal et le coût variable du nucléaire notemarchegros11, les coûts fixes (dont l’amortissement et le financement des investissements).
Malheureusement, cette théorie est très fragile puisqu’elle fait porter la couverture des coûts du système, essentiellement fixes et de long terme, par une rémunération exclusivement basée sur le coût variable des filières de production de pointe. Surtout, les hypothèses sur lesquelles elles se fondent sont inapplicables en univers de marché, quelle que soit la composition du parc de production (voir annexe 3). Finalement, le prix de gros se trouve déconnecté des coûts du système électrique et incapable de garantir aux producteurs un retour sur leur investissement. Ainsi, plusieurs producteurs ont investi au début des années 2010 dans des centrales à gaz en Allemagne ; quelques années plus tard, en raison de la baisse des prix de marché et de l’inversion des coûts entre production à gaz et à charbon (ces dernières redevenant les moins chères), ils se voyaient contraints de mettre ces centrales flambant neuves « sous cocon », c’est-à-dire de les fermer pour au moins éviter les coûts fixes d’exploitation.
La défaillance du marché pour orienter l’investissement est aujourd’hui très largement reconnue notemarchegros12. C’est d’ailleurs pour cela qu’au fil des ans divers mécanismes de contournement du marché ont été mis en place pour donner de la visibilité et des garanties aux producteurs : tarifs d’achat garantis ou contrats pour différence, contrats de long terme, marchés complémentaires notemarchegros13, etc. (voir annexe 1).
La Commission européenne n’a de cesse de critiquer ces mécanismes perçus comme autant d’entorses au libre jeu de la concurrence, mais doit à chaque fois s’y résoudre devant l’ampleur des dysfonctionnements du marché. Ces mécanismes de contournement du marché ne sont d’ailleurs pas l’apanage de la France : même le très libéral Royaume-Uni, par exemple, a mis en place des contrats de long terme dans toutes les filières de production.
Certains économistes voient dans l’incapacité du marché de gros à financer l’investissement la conséquence du développement des énergies renouvelables intermittentes, solaire et éolien, dont le coût variable nul cadre particulièrement mal avec la théorie. En réalité, ce dysfonctionnement majeur concerne l’ensemble des filières de production. Aucune nouvelle centrale ne peut être construite si l’investisseur doit se rémunérer par un prix de marché très volatil et décorrélé des coûts complets de production (principalement composés de coûts fixes). Il en va de même pour les moyens d’équilibrage nécessaires à la transition énergétique que sont les stations de pompage hydraulique (STEP) ou les électrolyseurs pour produire de l’hydrogène, eux aussi intensifs en capital (voir annexe 1).
C/ A court terme, le marché est moins efficace qu'un système intégré
Si l’échec du marché à favoriser les bonnes décisions d’investissement fait consensus, de nombreux économistes continuent à lui attribuer la faculté de coordonner de manière efficace les différents moyens de production afin de définir à chaque instant le programme de production optimal, c’est-à-dire au moindre coût d’exploitation. Le marché conserverait ainsi son intérêt de coordinateur de court terme.
Notons tout d’abord que dans un système composé à près de 80% de coûts fixes, la coordination de court terme représente un enjeu limité même s’il n’est pas négligeable. Mais surtout, il est démontré aussi bien par la théorie que par la pratique que cette coordination par le marché reste moins bonne que celle faite par un opérateur unique.
* Une coordination par le marché moins efficace économiquement qu’un acteur unique
Nous l’avons vu dans la partie 3.A, quelle que soit l’organisation du système électrique, les plans de production des centrales (programme d’appel) sont définis selon un merit order économique, par ordre croissant de coût variable.
Avant la libéralisation, EDF effectuait cette coordination de court terme par merit order en mettant en œuvre des programmes d’optimisation intégrant les multiples contraintes et aléas pesant sur le parc de production pour déterminer le programme d’appel optimal.
Dans un système comprenant non plus un opérateur unique mais un ensemble de producteurs et d’acheteurs (les fournisseurs), chaque acteur ne dispose que d’une partie de l’information et se coordonne via le marché. Le problème d‘optimisation générale résolu antérieurement par l’opérateur unique subit donc une « décomposition par les prix » afin que chaque acteur se voit affecter un sous-problème. Or, en raison de la nature des contraintes notemarchegros14 qui pèsent sur le parc de production, cette multiplication des acteurs dégrade systématiquement le programme d’appel et fait augmenter les coûts, même dans une situation idéale où le prix de marché serait « parfait » et où tous les acteurs joueraient un jeu entièrement vertueux pour la collectivité, c’est-à-dire chercheraient à minimiser le coût complet de l’électricité (ce qui est loin d’être le cas dans la réalité, cf. point suivant).
Ce résultat est largement documenté dans la littérature scientifique notemarchegros15, mais également soutenu par la pratique : les acteurs disposant d’un parc important ne déterminent pas le programme d’appel de leur parc en se contentant de simuler un marché notemarchegros16.
En résumé, une optimisation centralisée par un acteur intégré efficace donne de meilleurs résultats qu’un marché parfait, donc a fortiori que le marché réel.
* Le recours au marché multiplie les risques d’abus de position dominante
Certains défenseurs de la concurrence mettent en avant le danger d’une concentration des moyens entre les mains d’un unique acteur qui pourrait exercer un pouvoir de marché, c’est-à-dire manipuler les prix à son avantage et au détriment des consommateurs. On note que cette crainte n’est assortie d’aucun exemple concret malgré les nombreux retours d’expérience de systèmes électriques gérés par des monopoles publics.
L’analyse de nombreux exemples étrangers notemarchegros17, dont l’emblématique catastrophe californienne de 2001, démontre en revanche que la multiplication d’acteurs privés ne les empêche pas d’exercer un fort pouvoir de marché. En raison des caractéristiques techniques du système électrique, la défaillance de quelques groupes de production suffit à mettre en péril l’ensemble du réseau en période de forte consommation : si un acteur refuse de produire, il existe un risque de black-out et les prix flambent.
La question se pose néanmoins dans le cas plus complexe de l’intégration de la France dans une «plaque » européenne. Il ne pourrait revenir à EDF de réaliser cette optimisation centralisée. Nous reviendrons plus loin sur ce point (dans le paragraphe sur la coordination européenne).
Le fiasco de la libéralisation du marché de l'électricité en Californie (2001)
En Californie, la libéralisation a été mise en œuvre à partir de 1996 : les deux producteurs historiques doivent vendre leurs moyens de production pour faire émerger sept producteurs privés. Des entreprises se spécialisant dans le trading d’énergie (achat pour revente sur les marchés et spéculation sur les cours de bourse) voient le jour, tel Enron.
L’arrêt quasi-total des investissements qui s’en est suivi, mais surtout les manipulations des cours du marché par les producteurs qui « retenaient » leur production en prétextant des indisponibilités, ont créé des pénuries artificielles qui ont fait flamber les cours et ont mis les distributeurs en difficulté.
Cette crise entraîna 38 jours de coupures tournantes en Californie, une augmentation de 40% des tarifs de l’électricité, une réduction de 35% des effectifs salariés de l’industrie électrique, une perte de 45 Md$ pour l’État Californien entre 2000 et 2001, et le placement de cet État, le plus riche des États-Unis, sous surveillance de la communauté financière, traitement généralement réservé aux pays en développement.
Enfin, l’État californien dut se substituer aux distributeurs menacés de faillite et acheter l’électricité à des prix exorbitants dans le cadre de contrats long terme allant jusqu’en 2011, Cette expérience malheureuse a mis un coup d’arrêt à l’expérience de libéralisation dans 23 États aux USA.
Source L’expérience californienne est relatée en détail dans le livre de François Soulte
EDF Chronique d’un désastre inéluctable (2003) et dans le documentaire de Gilles Ballastre
Les apprentis sorciers (2005) qui donne la parole à des acteurs californiens de l’électricité (voir une retranscription de ces interviews
ici). Vous pouvez également lire ce
fil twitter consacré au désastre californien.
Pour prévenir ces manipulations, il est nécessaire de surveiller très étroitement le producteur, comme le fait aujourd’hui la Commission de régulation de l’énergie avec EDF. notemarchegros18
On peut en outre envisager de confier la production à un acteur dont l’objectif premier est d’assurer une mission de service, comme c’est le cas d’entreprises sous statut public. Le statut d’Établissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC), par exemple, impose de réinvestir l’ensemble des bénéfices. L’entreprise n’a alors aucun intérêt à manipuler le marché.
* La désoptimisation nationale est-elle compensée par une meilleure coordination européenne ?
L’ouverture des marchés a-t-elle permis une meilleure coordination entre pays ? A-t-elle entraîné une baisse des coûts d’exploitation qui pourrait plus que compenser la désoptimisation à l’échelle nationale que nous avons développée précédemment ?
Si l’interconnexion du réseau européen est bien antérieure à la mise en place des marchés, il est vrai que la coordination entre pays s’est améliorée au cours des dernières décennies. Mais cette meilleure complémentarité intra-européenne est-elle pour autant imputable au marché ?
Remarquons d‘abord que rien ne permet d’affirmer que le développement des lignes d’interconnexion entre pays européens soit lié au développement du marché : des facteurs géopolitiques comme la chute du mur de Berlin ou techniques comme le développement d’énergies renouvelables intermittentes rendant de plus en plus nécessaire la mutualisation des moyens de pointe et le « foisonnement » des consommations peuvent aussi expliquer ce développement, débuté à l’époque des monopoles publics. Remarquons également que les progrès méthodologiques dans la gestion des capacités d’échanges entre pays européens via les lignes d’interconnexions n’est pas liée à la régulation par le marché du système électrique européen.
Les règles du marché européen impliquent que chaque pays accepte de perdre en partie la main sur le fonctionnement de son parc de production pour se soumettre au programme d’appel coordonné à la maille européenne par les opérateurs de bourse. Il devient par exemple impossible, pour un pays, de donner la priorité au fonctionnement d’une centrale nationale pour des raisons d’équilibre économique ou d’emploi local ou en fonction de critères écologiques qui contreviendraient au merit order notemarchegros19. En contrepartie de cette perte de souveraineté, le programme d’appel optimisé à l’échelle européenne permet d’utiliser au mieux la complémentarité des moyens de production et le foisonnement de la demande entre les différents pays, via les interconnexions notemarchegros20.
Cependant, de la même façon qu’au niveau national, le marché n’est pas la meilleure solution pour effectuer la coordination européenne de court terme. On peut penser qu’un optimiseur public centralisé au niveau européen notemarchegros21, qui appliquerait des règles de préséance (merit oder) définies collectivement et aurait la visibilité sur les informations relatives aux différents moyens de production pourrait faire mieux que le marché.
L’optimisation du fonctionnement du parc de production à l’échelle européenne ne nécessite donc pas, en soi, la mise en place d’un marché, avec son cortège d’effets pervers de tous ordre - économiques, sociaux, démocratiques.
Enfin, rappelons que la mise en place des marchés de l’électricité ne vise qu’à effectuer la coordination de court terme du parc européen (c’est-à-dire son fonctionnement) et non planifier et coordonner les investissements. Or ce sont ces derniers qui sont prépondérants en termes de coût (voir partie 1.D). Une planification coordonnée des investissements à l’échelle européenne dans le respect des contraintes propres à chaque Etat (ex : choix de telle ou telle technologie, préservation d’une certaine indépendance énergétique) aurait donc un impact bien plus important et permettrait, par exemple, de mutualiser les moyens de pointe.
Le marché de détail : l’impossible équation entre besoin de stabilité des prix et marché
A/ Qu’est-ce que le marché de détail de l'électricité ?
Comme on l’a vu dans la partie 2, l’ouverture à la concurrence a introduit de nouveaux intermédiaires, les fournisseurs dont le rôle consiste à acheter sur le marché de gros de l’électricité aux producteurs pour la revendre aux consommateurs notemarchedetail1.
Le marché de gros désigne la bourse d’échanges entre professionnels de l’électricité (en particulier les achats des fournisseurs aux producteurs). Il est à noter qu’une grande partie des échanges échappe au marché : d’une part, parce qu’EDF, qui détient environ 80% de la production et près de 60% des clients (en volume vendu), approvisionne ses clients en grande partie par sa propre production, sans passer par les marchés ; d’autre part, parce que les fournisseurs alternatifs peuvent accéder à une partie de l’électricité nucléaire produite par EDF au prix régulé de 42 €/MWh par un mécanisme de contournement du marché, l’ARENH (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique, voir partie 4.C).
Le marché de détail désigne quant à lui les contrats entre les fournisseurs et les consommateurs finals (particuliers ou entreprises). Contrairement au marché de gros, il n’est pas organisé comme une bourse puisqu’il fonctionne via des contrats bilatéraux.
Quel que soit le type de contrat, la facture d’électricité payée par les consommateurs se décompose en trois grands postes de coûts, d’une importance équivalente pour un consommateur domestique :
- Le TURPE (Tarif d’Utilisation des Réseaux publics d’Électricité), un tarif réglementé fixé par la Commission de régulation de l’énergie couvrant les coûts d’accès au réseau de transport et de distribution.
- La part énergie censée couvrir les coûts de production et de fourniture (ou commercialisation) d’électricité.
- Des taxes et contributions fixées par les pouvoirs publics (qui comprennent notamment un complément de rémunération des énergies renouvelables) notemarchedetail2.
Les fournisseurs ne fixent donc que le prix de la part énergie de la facture, c’est la seule partie « en concurrence ».
De la théorie à la réalité
En théorie, la part énergie des factures d’électricité devrait refléter parfaitement les prix de gros pour transmettre aux consommateurs les incitations tarifaires du marché, supposées optimales. C’est le principe de la tarification dynamique promue par la Commission Européenne (voir annexe 2) dont l’un des objectifs est de répondre aux besoins de flexibilité du système électrique en incitant les consommateurs à déplacer leurs consommations vers les heures moins tendues.
Cependant, les consommateurs n’ont pas, à ce jour, les moyens d’adapter significativement leur consommation aux prix en temps réel, sauf à mettre en danger leur activité pour les entreprises ou à se priver de chauffage et des usages de base de l’électricité pour les particulier : ils ne peuvent déplacer que quelques usages, par exemple, pour les particuliers, les ballons d’eau chaude et les lave-linges (à lancer la nuit ou à midi plutôt qu’en fin de journée). L’incitation à déplacer ce type d’usage existe depuis des décennies par des tarifs de type « heures creuses » notemarchedetail3. Il est tout à fait possible d’améliorer encore l’adaptation de la demande à une production appelée à devenir plus intermittente (éolien et solaire) sans pénaliser gravement les consommateurs, sans les exposer à la volatilité extrême des prix du marché de gros, en utilisant le « foisonnement » notemarchedetail4 des consommations. Cela implique de rechercher l’équilibre global du système électrique (ce que ferait un acteur intégré) et non des opportunités individuelles pour chacun des fournisseurs.
Si la tarification dynamique n’est pas (encore !) la norme, nous allons voir que la libéralisation du marché de l’électricité s’est traduite par le passage d’un système où les prix de détail basés sur les coûts de production étaient relativement stables, à un système où les prix de détail sont indexés de façon croissante sur les prix du marché de gros.
Une majorité de consommateurs (particuliers et entreprises) se retrouvent, ainsi, exposés aux prix de marché, dont la volatilité (voir partie 3.A) s’accorde fort mal avec leur besoin de stabilité des prix de ce bien essentiel qu’est l’électricité.
Face aux difficultés causées par cette volatilité des prix de marché, des mécanismes de contournement se sont mis en place pour amortir les fluctuations. Ces amortisseurs sont plus ou moins développés selon les pays, ce qui explique en grande partie pourquoi l’envolée des prix du gaz en 2021, qui s’est répercutée sur les prix de gros de l’électricité de tous les Etats européens, n’a pas eu partout le même impact sur la facture des consommateurs.
B/ Le fonctionnement historique : les tarifs réglementés de vente (TRV)
Avant l’ouverture des marchés, seul l’opérateur historique fournissait de l’électricité aux consommateurs. Ceux-ci avaient tous accès à la même grille tarifaire : tarifs verts pour les plus grands consommateurs (industriels), jaunes pour les consommateurs moyens (petites industries et entreprises tertiaires), bleu professionnel pour les petites entreprises et bleu résidentiel pour les particuliers. Dans chaque catégorie, les prix dépendaient du niveau de puissance souscrite et d’options reflétant leur profil de consommation, offrant un bon compromis entre stabilité des prix et incitation à consommer aux moments le plus opportuns pour le système électrique notemarchedetail5.
Ces tarifs étaient calculés pour couvrir en moyenne l’ensemble des coûts de production (y compris les coûts fixes) ainsi que les coûts de transport et de distribution d’électricité.
Chaque année, l’évolution des tarifs suivait celle des coûts du système électrique. Ceux-ci n’étant pas amenés à évoluer brutalement, l’évolution était modérée et garantissait une certaine stabilité.
Ainsi, l’INSEE indique dans une note de 2019 : « Après ce contre-choc [1986], le prix nominal de l’électricité a évolué très modérément jusqu’en 2007 (+ 2,6 % entre 1986 et 2007). Cette relative stabilité s’explique tout d’abord par la mise en service de nombreuses centrales nucléaires au cours des années 1980 : les coûts de production de l’électricité sont déconnectés des fluctuations des cours des hydrocarbures. » notemarchedetail6
C/ L’ouverture à la concurrence et la diversification des offres de fourniture d'électricité
* L’introduction d’offres de marché et la suppression des tarifs réglementés de vente aux entreprises
L’ouverture à la concurrence s‘est traduite par la possibilité, donnée aux consommateurs, de « choisir » leurs fournisseurs et d’opter pour différents types de contrats.
Cette ouverture s’est faite par étape : ce sont d’abord les plus grands clients qui ont eu cette possibilité, dès 1999, puis les entreprises de plus en plus petites jusqu’en 2004. En 2007, elle a été ouverte aux consommateurs domestiques.
Les étapes de l'ouverture à la concurrence du marché de l'électricité en France
Pour les entreprises, les tarifs réglementés de vente ont d’abord cohabité avec les offres de marché. Mais les clients qui décidaient de quitter le TRV n’avaient pas de droit de retour. Or, piégées par une envolée des prix de gros qui menaçait leur santé financière, les entreprises ont obtenu du législateur, en 2007, un droit au retour moyennant une pénalité de 20 à 23% par rapport au tarif initial.
A l’incitation des fournisseurs alternatifs, la Commission européenne a ouvert en 2007 une procédure pour Aide d’État à l’encontre de la France visant à faire disparaître les TRV et les tarifs de retour. Ces mécanismes sont notamment contestés au nom d’une concurrence jugée déloyale, puisque, comme l’écrivait Electrabel par exemple : « La quasi-totalité des sites des clients d'Electrabel a demandé à bénéficier du tarif de retour. Le tarif de retour a entraîné une éviction progressive des fournisseurs alternatifs au profit d'EDF, car, à tarif égal, les clients préfèrent souvent ce dernier » notemarchedetail7.
Le gouvernement français a réagi à cette procédure en créant l’Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique (ARENH _ voir partie suivante) et en supprimant progressivement de tous les tarifs réglementés de vente pour les entreprises, ce qui est chose faite depuis 2015 (à l’exception des toutes petites entreprises). C’est donc bien sous la contrainte que les entreprises ont « choisi » des offres de marché.
Les clients domestiques, ainsi que les toutes petites entreprises, conservent quant à eux l’accès à un TRV (tarif bleu), mais pour une durée provisoire notemarchedetail8. Ils ont donc le choix entre :
- Le tarif réglementé de vente, fixé par les pouvoirs publics et toujours proposé par les fournisseurs historiques (EDF et les entreprises locales de distribution noteconcurrence9eld), mais avec des évolutions majeures dans leur mode de calcul (voir ci-après).
- Les offres de marché, proposées par l’ensemble des fournisseurs (alternatifs et historiques) dans le cadre de contrats. Il peut s’agir d’offre à prix fixe (leur prix hors taxes n’évolue pas sur la durée du contrat) ou d’offre à prix indexé (leur prix suit les évolutions des tarifs réglementés de vente ou d’indices du marché de gros spécifiés dans le contrat).
* L’ARENH (Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique) : un dispositif hors marché pour stimuler la concurrence !
En réponse à la procédure pour aide d’État ouverte par la Commission européenne en 2007, la France a mis en place en 2011 un mécanisme nommé ARENH. Censé prendre fin en 2025, ce mécanisme impose à EDF de mettre à disposition de ses concurrents à prix fixe (42€/MWh correspondant à une estimation du coût de production) environ un quart de sa production nucléaire (soit 100 TWh), correspondant à leur part de marché en 2011.
L’objectif affiché de l'ARENH est de mettre fin à la concurrence déloyale que subirait les fournisseurs alternatifs de la part d’EDF, puisque l’opérateur public bénéficiait de la production peu chère du parc nucléaire historique, largement amorti. En leur donnant accès à une partie de cette production à prix coûtant, l’ARENH permettrait, ainsi, de favoriser la concurrence sur l’activité de fourniture le temps que les concurrents développent de nouvelles capacités de production.
Comment fonctionne l’ARENH et le mécanisme d’écrêtement ?
L’ARENH est un dispositif qui oblige EDF à vendre chaque année à ses concurrents jusqu’à 100 TWh au prix fixe de 42€ MWH, censé représenter les coûts de production du nucléaire historique.
En novembre, les fournisseurs alternatifs formulent leur demande de volumes ARENH pour les douze mois suivants auprès du guichet de la Commission de régulation de l’énergie. Ils se fondent, pour cela, sur la consommation prévisionnelle de leurs clients aux heures de faible consommation (dites « Heures ARENH »).
Si la demande globale excède le plafond de 100 TWh prévue dans la loi (comme c’est le cas depuis 2019), la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) notemarchedetail9cre doit alors procéder à l’écrêtement des volumes ARENH : après examen de la validité des demandes, elle répartit proportionnellement les 100 TWh disponibles. Par exemple, lors du guichet de novembre 2021 pour l’année de livraison 2022, la CRE a reçu environ 160 TWh de demande ARENH : après écrêtement, chaque fournisseur alternatif s’est vu attribuer 62,37% du volume demandé et devra acheter les volumes manquants directement sur le marché de gros.
L’ARENH est un mécanisme asymétrique.
Dans la limite de 100 TWh notemarchedetail10, les fournisseurs alternatifs ont le choix de s’approvisionner soit à prix coûtant (on dit qu’ils s’approvisionnent à l’ARENH, soit 42€/MWh), soit sur le marché de gros lorsque celui-ci passe en-dessous du prix coûtant. Le mécanisme leur offre de plus des opportunités de spéculation. Ainsi, lorsque les prix étaient bas en 2016, certains fournisseurs alternatifs ont acheté à terme sur le marché de gros, puis ils ont revendu à un prix plus élevé en bénéficiant de la hausse des cours de 2017, se refournissant à l’ARENH pour alimenter leurs clients.
Le producteur EDF se retrouve quant à lui dans une situation difficile, obligé de vendre à perte lorsque le prix de marché s’effondre (comme par exemple en 2016 où il est resté autour de 30 €/MWh pendant plus d’un an) et de vendre à prix coûtant (à l’ARENH) quand les prix de marché sont supérieurs à 42€/MWH. Évidemment, EDF a fait valoir que ce mécanisme plombait ses finances et entravait sa capacité d’investissement.
Côté consommateurs, l’ARENH a joué un rôle d’amortisseur puissant des hausses des prix du marché de gros. En effet, les tarifs réglementés de vente, qui servent de guide aux autres offres et reflètent aujourd’hui le mode d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs, intègrent en grande partie l’ARENH dans leur calcul, diminuant la part indexée sur le marché de gros (voir partie suivante).
L’ARENH fait l’objet de nombreuses critiques de la part de tous les acteurs. Les débats tournent autour de plusieurs points :
- Le prix : EDF revendique depuis longtemps une revalorisation des 42€/MWh, qui ont été fixés en 2012 et non revus depuis. Il est cependant difficile de se faire un avis sur la réalité des coûts de production du nucléaire, tant ils sont opaques.
- L’aspect asymétrique du mécanisme : rarement mis en avant, cet aspect est le plus dangereux et pénalisant pour EDF (donc à terme pour les consommateurs ou les contribuables) ;
- Le volume accessible à l’ARENH (100 TWh hors mesure exceptionnelle 2022) : appuyés par la Commission de régulation de l’énergie, les fournisseurs alternatifs demandent son augmentation car ce volume n’a pas évolué depuis 2011 alors que leur part de marché a augmenté ;
Plus généralement, tout le monde convient que l’ARENH n’a pas permis de faire émerger de nouveaux moyens de production de manière significative, et que les fournisseurs ne sont pas plus près qu’avant à vivre une « concurrence libre et non faussée ». Le mécanisme a donc échoué, sans surprise.
Enfin, la situation est de moins en moins tenable : le fait que les volumes d’ARENH demandés par les fournisseurs soient écrêtés chaque année un peu plus pour respecter le plafond global de 100 TWh a un impact négatif pour les consommateurs. En effet, les fournisseurs alternatifs doivent acheter les volumes ainsi écrêtés sur le marché de gros, ce qui se répercute sur les prix payés par les consommateurs notemarchedetail11. D’un autre côté, augmenter les volumes d’ARENH comme le demande la Commission de régulation de l’énergie conduirait à accepter de maintenir sous perfusion des fournisseurs dont on continue à chercher la plus-value pour le système électrique et pour les consommateurs.
* Changer le calcul du tarif réglementé de vente pour faire une place à la concurrence
Dès l’ouverture du marché de l’électricité, les TRV ont été attaqués par les fournisseurs alternatifs et contestés par la Commission européenne : ils y voyaient une entrave à la concurrence.
Après avoir obtenu leur suppression pour les clients professionnels, ils ont obtenu une révision complète du mode de calcul du tarif réglementé de vente pour les particuliers.
Ainsi, depuis 2015, il n’est plus calculé à partir des coûts de production de l’opérateur historique mais pour s’approcher des conditions d’approvisionnement d’un fournisseur alternatif qui ne disposerait pas de moyens de production. La part énergie du tarif reflète donc :
- Les coûts du prix régulé du nucléaire (ARENH à 42€/MWh), pour environ 50% de la part énergie.
- Le prix de gros lissé sur deux ans pour environ 30% de la part énergie.
- Et depuis 2019, le prix de gros de décembre (pour une livraison l’année suivante), correspondant au volume écrêté de l’ARENH (environ 20% en 2021) notemarchedetail12.
Ce mode de calcul poursuit un objectif de « contestabilité », défini par la Commission de régulation de l’énergie comme « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF présent ou entrant sur le marché de la fourniture d’électricité de proposer, sur ce marché, des offres à prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés » notemarchedetail13.
Il s’agit donc de s’assurer que le TRV sera suffisamment élevé pour permettre l’existence d’offres concurrentes des fournisseurs alternatifs. L’objectif avoué n’est plus d’assurer un approvisionnement au meilleur prix pour le consommateur mais de permettre aux fournisseurs alternatifs de proposer une offre moins chère que celle du fournisseur historique. Les textes organisent donc explicitement l’augmentation artificielle du TRV, quand les prix de marché sont élevés, dans le seul but de permettre aux fournisseurs alternatifs d’être compétitifs ! Une bien étrange façon de concevoir la concurrence, qui n’est pas sans conséquence sociale : le tarif réglementé de vente concerne encore 68% des clients particuliers. C’est le seul tarif proposé aux consommateurs ayant eu des difficultés de paiement. Il sert par ailleurs de référence à l’ensemble des offres.
D/ La différenciation des offres de fourniture d'électricité se concentre sur les prix
La concurrence avait été accompagnée d’une promesse – non tenue – de baisse des prix. Les fournisseurs alternatifs mettaient également en avant la stimulation de l'innovation et la possibilité, pour les consommateurs, de « choisir » leur offre.
Mais choisir quoi, quand le produit technique délivré dans les prises électriques est le même pour tous ? Lorsqu’on consulte le comparateur d’offres mis à disposition par le médiateur de l’Energie, les critères de sélection se résument au coût estimé « hors et avec promo/remise et au pourcentage d’électricité verte ».
C’est donc ce dernier critère qui permet aux fournisseurs de se démarquer autrement que par le prix. Or les offres vertes sont basées sur un système de certificat d’origine unanimement dénoncé.
La fausse promesse des offres vertes
Les offres vertes sont basées sur des garanties d’origine (GO) censées certifier la provenance de l’électricité consommée. Bien sûr, il ne s’agit pas de choisir l’origine de l’électricité livrée à un instant t par le réseau, puisqu’il est impossible de tracer la provenance des électrons. Néanmoins, les consommateurs pourraient s’attendre à ce que les offres vertes encouragent l’investissement dans la production renouvelable.
Or il n’en est rien : le développement des énergies renouvelables solaires et éoliennes est dû presque exclusivement à un autre mécanisme de subventions, hors marché : les tarifs d’achats qui garantissent aux producteurs la visibilité nécessaire sous forme de revenu sur toute la durée d’amortissement de leurs installations. Les GO, qui prennent la forme de bons distribués aux producteurs renouvelables sous conditions (et revendables sur un marché), sont un mécanisme de subvention inefficace et obscure malgré la promesse de transparence sur l’origine de l’électricité produite. Une même installation ne pouvant pas prétendre à la fois au tarif d‘achat et au certificat d’origine (ce serait un cumul de deux subventions), les garanties d’origine vont essentiellement à des ouvrages hydroélectriques déjà amortis, n’importe où en Europe. Ainsi, comme le relevait un producteur solaire en 2019 notemarchedetail14, environ un quart de ces garanties d’origine correspondent à des productions hydroélectriques norvégiennes, et certaines sont même localisées en Islande, pourtant non raccordée à l’Europe continentale !
La coopérative Enercoop met en avant quelques exceptions, de très petites installations qui ne respectent pas les critères d’attribution des tarifs d’achat et pour lesquels ces certificats pourraient avoir un intérêt, mais cela reste marginal.
En très grande partie, les offres vertes sont donc du vent, une tromperie du consommateur. EDF, par exemple, ne se prive pas de vendre des offres vertes qui proviennent du même parc de production que l’électricité vendue au tarif réglementé de vente, mais considérée, elle, comme 100% grise (donc pas du tout renouvelable) !
La Commission de régulation de l’énergie notemarchedetail9cre met également en avant des services visant à accompagner les clients vers une consommation plus intelligente (en évitant les heures de pointe). Dans son dossier de juin 2021 intitulé Les tarifs de l’électricité et du gaz naturel, elle écrit en introduction que les consommateurs ont désormais accès à une grande diversité d’offres de marché et cite les « offres week-end, offres heures super creuses, offres véhicule électrique, etc. ». Il s’agit ni plus ni moins d’offres qui existent depuis près de 40 ans pour les industriels (tarifs verts 15 et 18). Des offres équivalentes, plus simples (car cela suffisait au besoin de flexibilité), existaient également depuis longtemps pour les clients particuliers (tarifs Heures Creuse, EJP, Tempo).
L’association de consommateurs CLCV , dans son « plaidoyer pour un retour au monopole », parle de « zéro innovation », avec une « présentation « trompeuse » des offres » (notamment les offres vertes), des offres qui « de par leur caractère abstrait […], leur complexité et une attractivité peu évidente, sont propices à des pratiques commerciales douteuses » avant de conclure : « Au-delà du fait que les opérateurs alternatifs ont manqué d’innovation, ils ne sont pas producteurs et lorsque l’on n’est pas producteur... il est plus difficile d’innover ».
Dans ce contexte de différenciation particulièrement difficile, on comprend que les fournisseurs alternatifs se soient battus pour obtenir le moyen de proposer des offres moins chères que les tarifs réglementés de vente… ce à quoi ils sont parvenus, non en baissant les prix de leurs propres offres, mais en poussant les tarifs réglementés à la hausse derniers et en les rendant dépendants des prix de marché de gros.
En revanche, face à la flambée récente des prix de marché de l’électricité, les consommateurs ayant souscrit des offres indexées sur ces prix se sont retrouvés piégés par l’envolée de leur facture d’électricité, sans avoir eu l’impression de faire un « choix » éclairé.
Plus d’explications sur la faible différenciation des offres des fournisseurs alternatifs dans notre fiche sur le marché de détail de l’électricité. fichemarchedetailelectricite
E/ Aujourd’hui, l’indexation des prix de l'électricité sur les prix du marché de gros s’impose à tous
Le bilan de l’ouverture des marchés aux clients entreprises s’était révélé très négatif : ils avaient exprimé clairement leur souhait de garder un tarif réglementé de vente (voir partie 4.3). Depuis, leurs représentants ne cessent de réclamer des prix stables … donc à l’opposé des prix de marché.
Pour les clients particuliers, le bilan n’est pas meilleur. En France, une étude de l’Insee, complétée après 2016 des augmentations de TRV publiées par la Commission de régulation de l’énergie, montre une augmentation de près de 50% entre 2007 (date de l’ouverture des marchés aux particuliers) et 2021 en euros constants, c’est-à-dire une fois déduits les effets de l’inflation.
Évolution du prix de l'électricité pour les particuliers depuis 2007 en euros constants (Base 100 en 2007)
Lecture : Pour un indice de prix de l’électricité fixé à 100 en 2007, cet indice s’élevait à 148 en 2021, soit une augmentation de 48% hors inflation.
Le changement de mode de calcul du tarif réglementé de vente a conduit à indexer sur les prix de marché de gros l’ensemble des tarifs et offres proposés aux consommateurs. Le montant des factures est donc devenu beaucoup plus volatil, incontrôlable par la puissance publique. Par ailleurs, il ne garantit plus de couvrir les coûts de production (ce qui était auparavant imposé par la loi).
Ce changement de mode de calcul est l’une des causes essentielles des récentes hausses.
Ainsi, en 2019, les TRV ont fortement augmenté, non pas à cause d’une augmentation des coûts de production mais bien de l’envolée des prix de marché, comme l’a écrit la Commission de régulation de l’énergie dans sa délibération justifiant ces hausses de tarif notemarchedetail15. L’Autorité de la Concurrence l’a également souligné en constatant cette hausse au motif que ces augmentations n’avaient « rien à voir avec l’augmentation des coûts de production d’EDF » notemarchedetail16.
Durant les cinq dernières années (entre août 2016 et août 2021), avant l’envolée du prix du gaz de 2021, les TRV ont ainsi augmenté de 18% hors taxe (25% pour la part énergie), alors que les coûts de production n’augmentaient pas significativement en France notemarchedetail17.
Depuis début 2021, la flambée mondiale des prix du gaz s’est traduite par de fortes hausses du prix de gros de l’électricité en Europe, obligeant les États à intervenir pour éviter une envolée des factures notemarchedetail18. Dans sa Communication d’octobre 2021, la Commission européenne renvoie aux États Membres la responsabilité de régler le problème en les autorisant à prendre des mesures fiscales ou d’aides (chèque énergie, subventions, réductions fiscales etc.).
Les pays du nord de l’Europe suivent cette ligne, voyant cette flambée des prix de gros comme un épisode conjoncturel. Même si l’épisode de 2021 est extrême, l’évolution des prix de gros depuis leur mise en place prouve pourtant leur très grande volatilité dès l’origine (voir partie 3.1). Le gouvernement français, avec d’autres pays, défend en 2021 une réforme du marché de détail tout en prétendant, contre toute analyse, que le marché de gros fonctionne correctement.
La concurrence a également des impacts autres qu’économiques
* Remise en cause du service public, notamment de l’équité de traitement des consommateurs
La multiplication des offres de marché, portée par de nombreux fournisseurs, conduit à casser l’égalité de traitement entre consommateurs qu’assurait une grille tarifaire unique. La négociation individuelle est généralement défavorable aux consommateurs les plus fragiles, dont le manque d’accompagnement fait par ailleurs l’objet d’alertes régulières du médiateur de l’énergie.
De plus, les usagers doivent faire face aux politiques de démarchage des fournisseurs jugées agressives, choquantes et trompeuses par les associations de consommateurs, dénoncées par le médiateur de l’énergie et condamnés régulièrement par la justice noteautresimpacts1.
* Entrave à la transition écologique
Par ailleurs et comme nous l’avons vu, le mécanisme de formation des prix de marché rend difficile le financement des investissements massifs que nécessite la transition énergétique.
Un exemple parmi tant d’autres, rappelé par l’économiste Dominique Finon : en Bavière, des projets de développement de stockage (stations de pompage hydroélectriques) pourtant essentiels pour la transition énergétique, ont été stoppés en raison d’une baisse de l’écart de prix (« spread ») entre la nuit et le jour, suite au développement du photovoltaïque noteautresimpacts2.
* Énorme complexité qui rend le système fragile et opaque
Aujourd’hui, de plus en plus d’économistes et de spécialistes du secteur le reconnaissent ouvertement : plus personne ne comprend rien aux mécanismes ultra-complexes qui se sont développés pour essayer d’adapter le marché au système électrique.
Un tel « machin » présente un caractère d’opacité et de complexité extrême qui n’est pas sans rappeler les produits dérivés en finance, exposant le système à des crises majeures à répétition (comme l’avaient fait les produits dérivés en 2008). Sous couvert de laisser le « choix » aux citoyens, cette complexité et cette opacité interdisent de fait tout contrôle démocratique sur la politique énergétique noteautresimpacts3.
* Menace sur la souveraineté énergétique
Enfin, la concurrence imposée par l’Union européenne conduit à placer des multinationales privées au coeur d'un secteur hautement stratégique sur bien des aspects : pour l’accès à un bien essentiel, pour l’économie, pour l’aménagement du territoire, pour faire face à l’urgence climatique.
Dans une étude pour l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), les auteurs dénonçaient déjà en 2016 le bilan de la libéralisation sous l’angle économique, stratégique et écologique.
L’Europe, il y a vingt ans, était à la pointe en matière d’énergie et d’électricité, aujourd’hui, elle est en recul. Dans les années quatre-vingt-dix, l’électricité y était à la fois abondante et abordable, avec de grands groupes industriels leaders dans leur domaine et des opérateurs électriques de référence dans le monde. Aujourd’hui, l’Europe a une électricité plus chère que ses grands compétiteurs, son tissu industriel perd du terrain et ses électriciens sont mis en difficulté. […] Cette vision abstraite et peu « systémique » mise en œuvre depuis une vingtaine d’années aboutit à des résultats plus que décevants en matière de CO2, de compétitivité et de développement industriel.
Conclusion : les promesses non tenues du marché
Le bilan de deux décennies d’ouverture des marchés de l’électricité confirme l’inadaptation de ce secteur à la concurrence. Aucune des promesses avancées dans la directive d’ouverture des marchés de 1996 et régulièrement reprises dans les versions suivantes pour ouvrir les marchés n’a été tenue : « Le marché intérieur de l'électricité (…) a pour finalité, en organisant des marchés de l'électricité concurrentiels transfrontaliers, d'offrir une réelle liberté de choix à tous les clients finals de l'Union (…), d'assurer la compétitivité des prix, d'envoyer de bons signaux d'investissement et d'offrir des niveaux de service plus élevés et de contribuer à la sécurité d'approvisionnement ainsi qu'au développement durable. » (Directive (UE) 2019/944).
Les rustines et contournements pour tenter de palier les défauts du marché se sont révélés insuffisants, voire contre-productifs :
- Pour les investissements massifs nécessaires à la transition énergétique. Au cours des trente prochaines années, il faudra renouveler presque intégralement le parc de production français non seulement car il est vieillissant mais aussi et surtout pour atteindre les objectifs climatiques du pays. Il s’agit également d’adapter le réseau à la croissance de la part des énergies renouvelables intermittentes et aux nouveaux usages de l’électricité. La plupart des pays européens font face à des défis d’ampleur similaire. Les investissements nécessaires sont massifs comme noté dans les derniers scenarios prospectifs de RTE. Or, le marché ne donne pas les bonnes incitations. La forte volatilité des prix de marché ne permet pas de stimuler efficacement les investissements lourds essentiels à la transition énergétique, qui nécessitent planification et visibilité de long terme.
- Pour la tarification des consommateurs : les prix de marché n’offrent pas la stabilité nécessaire tant aux particuliers qu’aux entreprises, en les exposant inutilement à une volatilité importante. Par ailleurs, la concurrence sur les offres est antinomique avec l’équité de traitement qui devrait s’appliquer à un bien de première nécessité. La garantie d’accès à l’énergie, l’accompagnement des populations précaires sont également mises à mal. Les consommateurs se trouvent confrontés à des démarchages agressifs et répétitifs, largement documentés.
- Pour la « liberté de choix » des clients finals de l'Union. Les vrais choix qui se posent aux citoyens en matière énergétique concernent d’une part l’organisation du secteur énergétique et d’autre part nos modes de production et de consommation d’énergie. Ces choix sont nettement plus importants que l’alternative entre des « offres vertes » ou des « offres grises », qui n’a aucun impact sur le système énergétique. Concernant l’organisation du secteur énergétique, les débats opaques entre la Commission européenne et les gouvernements successifs privent les citoyens de tout contrôle démocratique. Quant aux choix de nos modes de production et de consommation énergétique, ils nécessiteraient que des débats citoyens soient organisés autour des scénarios décrivant les futurs possibles, notamment ceux de RTE pour l’électricité noteconclusion1, ce qui n’est pas fait aujourd’hui.
Associations de consommateurs et représentants des producteurs réclament, à mots plus ou moins couverts, la sortie du marché noteconclusion2. Tous réclament une stabilité de long terme sur les prix.
Face à ce constat, de nombreuses positions et propositions sont sur la table.
La Commission européenne ainsi qu’une majorité d’États de l’Union continuent de juger « efficaces » le marché et son prix calé sur le coût marginal. Ils ne voient dans la flambée des prix de 2021 qu’une crise passagère, oubliant les crises précédentes.
En France, mais également dans d’autres pays noteconclusion3, de plus en plus d’acteurs fustigent ce système et cherchent à le réformer. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, déclarait ainsi sur le plateau de Public Sénat le 24 septembre 2021 : Le marché unique européen de l'électricité ne marche pas, il est "aberrant" et critiquait ses règles "obsolètes".
Un projet de réforme d’EDF et de la réglementation du prix de vente du nucléaire, dénommé Hercule noteconclusion4, tente depuis quatre ans de corriger une nouvelle fois un système qui se révèle intenable. Mais l’enlisement du projet dans des négociations opaques entre le gouvernement français et la Commission européenne donne une nouvelle illustration de l’impossibilité de réformer le marché.
Parallèlement, des économistes de plus en plus nombreux, y compris parmi les pères théoriciens de l’ouverture des marchés comme Paul Joskow, reconnaissent aujourd’hui les graves lacunes de cette organisation. Ils proposent non pas de sortir du marché mais d’en circonscrire le périmètre. Ils préconisent la mise en place de marchés « hybrides » combinant marché et planification noteconclusion5. Le président d’EDF, Jean-Bernard Lévy, se range à cette idée noteconclusion6 et décrit un marché dont le rôle se limiterait à gérer le fonctionnement à court terme du parc de production (donc à déterminer le programme d’appel par merit order). Le prix de marché ne serait jamais utilisé, ni pour rémunérer le producteur ni pour facturer les clients. Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, développe la même idée en proposant de maintenir un marché de gros tout en découplant les prix de détail des prix de l’énergie fossile (donc des prix de gros). Il évoque divers mécanismes de stabilisation des prix, complexes et partiels, visant à revenir à une tarification basée sur les coûts de production de l’électricité pour tous les consommateurs noteconclusion7.
Dans tous les cas, une réforme fondamentale du système électrique est à entreprendre.
Pour en savoir plus
Une série de 3 vidéos d'Heu?reka
Annexe 1 - Les mécanismes de rémunération des investissements
A/ La rémunération des nouvelles filières : tarif d’achat et contrat pour différence
En France, les énergies renouvelables solaires et éoliennes bénéficient, depuis toujours, de tarifs d’achat garantis. Historiquement, ces tarifs étaient fixés par l’État qui avait mal anticipé les baisses de coûts, ce qui a occasionné des sur-rémunérations importantes. Aujourd’hui, ils restent fixés par l’État pour les petites installations, mais sont le résultat d’appels d’offre noteremuneration1 au-delà d’une certaine taille. Contrairement à ce qui est parfois avancé, ces dispositifs se justifient même lorsque les technologies seront matures et « compétitives ». En effet, investir des sommes importantes sans garantie de rémunération sur le long terme serait au mieux très coûteux (en raison d’une prime de risque importante exigée par les financeurs), au pire impossible.
Pour le nouveau nucléaire, il est également prévu des contrats de long terme, de type Contrat pour Différence noteremuneration2 (CFD), comme c’est déjà le cas au Royaume Uni pour la centrale d’Hinckley Point.
Quant aux investissements dans les ouvrages hydroélectriques, le président d’EDF Jean-Bernard Levy a prévenu qu’ils ne seraient pas possibles sans des garanties de rémunération de long terme, par exemple là encore de type CFD. « Faute d’instauration d’un mécanisme de soutien, à l’image de ceux appliqués aux énergies renouvelables, le potentiel de plusieurs gigawatts d’hydraulique en France […] ne pourra pas être exploité. » noteremuneration3
Les Contrats pour Difference (CFD), une complexité bien inutile
Il s’agit d’un mécanisme qui semble s’inspirer des Shadocks : plutôt que de fixer un prix garanti, le producteur doit vendre au prix de marché, pour ensuite être compensé à la hausse ou à la baisse par un mécanisme public … pour finalement percevoir le prix fixé.
Par exemple, pour un prix garanti fixé à 49€/MWh, si le prix de marché est à 53€/MWh, EDF vendra sa production nucléaire à 53€/MWh sur le marché et reversera 4€/MWh à l’Etat ou à une caisse de compensation. Inversement, si le prix de marché est à 40€/MWh, EDF vendra sur le marché et se verra verser par l’Etat (ou cette caisse de compensation) 9 €/MWh pour atteindre le prix garanti.
Quel est donc l’intérêt d’une pareille usine à gaz, par rapport à un simple prix fixe ?
- Il est équivalent sur ce que perçoit le producteur et sur ce qui est facturé au consommateur (sauf si l’Etat décide d’en prendre une partie à sa charge… c’est-à-dire celle du contribuable).
- Il est sans effet sur le prix de marché qui correspond au coût marginal du parc de production dans son ensemble, que le producteur soit rémunéré au prix de marché ou non.
- Il est sans effet sur le fonctionnement des centrales et l’incitation à ne pas produire aux périodes de surproduction (se traduisant par des coûts marginaux négatifs) : pour cela, il faut ajouter un système d’incitation à l’écrêtement qui n’a rien à voir avec le CFD.
B/ Parc historique hydraulique et nucléaire : le même besoin de garanties de long terme
Les parcs historiques, hydraulique et nucléaire principalement, ont été construits avec une garantie de revenu : à l’époque, les tarifs règlementés de vente étaient en effet calculés pour recouvrir l’ensemble des coûts (la loi l’imposait). Sans cette garantie, leur développement aurait été impossible.
Ce parc demande aujourd’hui des investissements de maintenance, parfois lourds, qui eux aussi nécessitent des garanties de revenus. Pour le nucléaire, l’ARENH n’offre pas cette garantie puisqu’une chute des prix de gros entraîne une chute du prix de vente du nucléaire, ce qui a exposé EDF à des difficultés financières. Les débats de ces dernières années autour du mécanisme qui remplacera l’ARENH semblent converger vers l’établissement d’un Contrat pour Différence (cf. encadré ci-dessus) pour le nucléaire historique, ce qui revient à un tarif fixe.
Pour le parc hydroélectrique historique, il est également question de mettre en place un « ARENH hydraulique », qui reviendrait, là encore, à un prix fixe.
C/ La rémunération des centrales à gaz
Les centrales à Cycles Combinés Gaz (CCG) sont les seuls moyens de production qui ont été construits dans la perspective d’être rémunérés au prix de marché, essentiellement entre 2005 et 2013 noteremuneration4 : ces centrales étaient moins capitalistiques que les autres filières, avec des durées d’amortissement plus courtes et une part de coûts variables plus élevée. L’expérience se solda néanmoins par un échec car la découverte des gaz de schiste aux États-Unis fit plonger les cours du gaz, mais encore plus du charbon en raison d’une chute de la demande. Cela entraîna une chute spectaculaire des coûts marginaux, donc des prix de l’électricité mais également une inversion de l’ordre de mérite entre charbon et gaz, le premier devenant moins cher que le second : les centrales à gaz, moins souvent appelées, voyaient leur production diminuer fortement. S’en est suivi une cascade de mises sous cocon des Cycles Combiné Gaz ainsi que de graves difficultés financières de certains producteurs en Europe, comme l’allemand RWE.
Les rares CCG développées récemment, comme la centrale de Landivisiau, bénéficient de contrat de long terme leur garantissant des revenus minimums. Il s’agit là aussi d’un Contrat pour différence qui garantit au producteur une prime annuelle fixe de 40 M€/an sur 20 ans, pour un investissement de 400 M€.
D’autres mécanismes sont venus sécuriser les revenus des centrales destinées à garantir les pointes de production, notamment les Turbines à Combustion (TAC gaz). Il s’agit du mécanisme de capacité, qui offre un complément de rémunération lié à la mise à disposition de capacités disponibles en cas de besoin, indépendamment de la production. Mais ce mécanisme de marché échoue lui aussi à donner la visibilité nécessaire sur les revenus (cf. encadré ci-dessous).
Le mécanisme de capacité
Chaque fournisseur doit garantir non seulement une production suffisante pour répondre à la demande de ses clients, mais également une capacité mobilisable rapidement et suffisante pour couvrir leurs consommations en période de pointe. Il peut acheter des garanties de capacité auprès des producteurs, en particulier ceux détenant des moyens de pointe (mais également auprès des opérateurs d’effacement), ce qui leur assure un revenu complémentaire. Ces garanties de capacités sont ensuite échangeables sur un marché, par enchères.
Néanmoins, ce système de marché de capacités ne donne qu’une courte visibilité sur les revenus, ce qui est insuffisant pour investir sur 20 à 30 ans. C’est pourquoi la dernière centrale à gaz construite, à Landivisiau, ne s’est développée que grâce à une garantie de revenu par l’Etat sur sa durée d’amortissement.
Annexe 2 : la tarification dynamique
La Tarification dynamique consiste à « transmettre aux consommateurs les signaux de prix de marché » afin de les inciter à ajuster en temps réel leur consommation en la décalant hors des périodes de pointe.
Une directive européenne du 5 juin 2019 impose à tous les Fournisseurs de plus de 200 000 sites de développer une offre à Tarification dynamique. En France, la Commission de régulation de l’énergie impose pour ces offres trois obligations :
- Que le prix soit indexé au moins à 50% sur le marché spot (journalier) ou sur le marché infra-journalier)
- Qu’il reflète les variations de prix a minima au pas horaire
- Qu’il soit assorti d’un plafond de facture mensuelle HT égal au double de la facture d’une consommation équivalente au tarif réglementé de vente.
Les mises en garde sont pourtant multiples : le médiateur de l’énergie, début 2021, s’inquiétait des risques financiers pour les consommateurs et exhortait à un encadrement de ces offres. L’association de consommateurs CLCV a assigné, à l’automne 2021, quatre fournisseurs pour manque d’information de leurs clients sur les risques auxquels ils s’exposent avec de telles offres.
En Espagne, les consommateurs ont vu leur facture d’électricité exploser suite à l’envolée du prix du gaz, car beaucoup ont des offres indexées sur le marché de gros. Le journal El Pais le 5 septembre 2021 évoquait un « débat intense et amer » sur le prix de l’électricité dans le pays, avec « les entreprises et les citoyens [qui] attendent quotidiennement le prix du MWh sur le marché de gros ».
Plus loin de nous, au Texas, suite à un épisode de coupures dramatique entraîné par une vague de froid extrême, les prix se sont envolés jusqu’à 9000 $ / MWh (près de 8 000 €) à comparer avec une moyenne saisonnière de 50 dollars par MWh, et certains texans ont reçu des factures de de 17 000 $ (15 000 €) notetarification1.
Les promoteurs notetarification2 de cette Tarification dynamique, diamétralement opposée aux demandes de stabilité des consommateurs (des plus petits aux plus gros), mettent en avant son intérêt pour la transition énergétique en valorisant la flexibilité de certains consommateurs. Pourtant, aucune étude ne sous-tend et ne quantifie cet intérêt supposé pour le système électrique.
Il est tout à fait légitime de vouloir exploiter l’ensemble des flexibilités du système, notamment en incitant les consommateurs qui le peuvent, via la tarification, à décaler leur consommation en dehors des heures de pointe. Mais cela ne nécessite pas de les exposer frontalement au risque de volatilité des prix. Celui-ci peut être efficacement absorbé par la collectivité, à condition de viser un objectif d’adaptation de la consommation globale à la production globale, et non d’essayer d’élaborer des offres potentiellement lucratives, dans une démarché opportuniste. C’est cette recherche d’équilibre global qu’avait mis en place EDF depuis des décennies, faisant alors figure de précurseur, au travers de tarifs simples du type Heures creuses (avec des plages horaires bien calibrées d‘heures pleines et d’heures creuses). Ces tarifs, qui captent encore la plus grande partie des possibilités de flexibilité de la demande, peuvent être affinés pour s’adapter à l’augmentation des besoins de flexibilité sans exposer et contraindre inutilement les consommateurs.
Annexe 3 - La théorie économique sur laquelle se fonde le marché est inapplicable
La rémunération des producteurs au prix de marché repose sur une théorie notetheorie1 postulant que sous certaines conditions, l’espérance notetheorie2 des coûts marginaux annuels est égale aux coûts complets annuels du parc de production. Selon cette théorie, un prix de marché calé sur les coûts marginaux devrait ainsi permettre de couvrir à la fois les coûts variables de tous les moyens de production (dont certains sont bien moins élevés que les coûts marginaux de production, voire nuls) mais également les coûts fixes. Le prix de marché donnerait ainsi les bonnes incitations à investir notetheorie3 dans les moyens de production adéquats, pour tendre vers un système optimisé économiquement notetheorie4.
Cette théorie a des limites bien connues et antérieures au développement de moyens de production solaires et éoliens. Elle était utilisée partiellement et avec précaution et continue de l’être à EDF dans des approches prospectives pour aider aux décisions d’investissement dans les moyens de production de pointe (centrales à gaz notamment) et les moyens d’équilibrage (batteries par exemple), ainsi qu’en appui à l’élaboration des tarifs réglementés de vente. Mais jamais le tarif réglementé de vente ne s’est calqué sur les coûts marginaux.
Quelle que soit la nature du parc de production, cette théorie ne peut justifier un marché basé sur une tarification au coût marginal pour rémunérer les producteurs et facturer le client.
Ainsi, par exemple :
- La théorie nécessite une information parfaite des acteurs. Ceux-ci devraient avoir une vision exacte des coûts variables de toutes les centrales ainsi que de leurs revenus (donc des coûts marginaux), sur toute la durée d’amortissement des investissements. Il faudrait donc connaître, au moment d’investir, l’évolution sur les prochaines décennies des cours des combustibles, des autres coûts variables, des règles de marché, mais aussi de la durée de fonctionnement (facteur de charge, dépendant du mix de production, voire par exemple du réchauffement climatique) et même la durée de vie de la centrale… L’incapacité à prévoir l’évolution du cours du gaz, et même les risques de croisement des coûts variables des centrales à gaz et à charbon sont autant d’illustrations de l’écart entre théorie et réalité.
- Cette théorie suppose que le choix d‘investissement ne soit fait que sur critère économique sans prendre en compte les contraintes écologiques ou politiques. Le parc doit être « adapté » : chaque investissement doit résulter d’une optimisation économique garantissant que le parc de production est celui correspondant au moindre coût complet pour les hypothèses définies. Cette condition est nécessaire notamment pour garantir des durées de fonctionnement suffisantes de chacune des centrales, leur permettant de se rémunérer. Or le parc de production n’est pas simplement le résultat d’une optimisation économique mais dépend en grande partie de choix politiques prenant en compte d’autres paramètres comme par exemple la volonté de développer une filière nucléaire exportable, le souhait de développer des énergies renouvelables ou de mettre en place des mesures de réduction de la consommation d’électricité pour des questions écologiques et d’indépendance énergétique, etc. Le fonctionnement du marché interdirait toute intervention de ce type, au risque de modifier les conditions de rémunération des centrales.
- Chaque moyen de production doit être indépendant des autres. Or le fonctionnement des barrages hydrauliques conditionne celui des centrales hydrauliques et nucléaires en aval. Par ailleurs, les ouvrages hydroélectriques dépendent en grande partie, et de plus en plus, de contraintes externes liées au multi-usage de l’eau (niveau d’eau minimum / maximum pour les besoins agricoles, touristiques, de navigation, etc.)
- La théorie ignore la plupart des contraintes de fonctionnement des centrales : les centrales nucléaires, par exemple, ont des durées de démarrage et d’arrêt, des gradients de montée (ou de baisse) en puissance maximums, des nombres de modulation maximales sur une période donnée qui varient selon le niveau de chargement du combustible, etc.
- La théorie marche « en moyenne » : si toutes les conditions sont remplies, les coûts complets du système sont égaux à l’espérance des coûts marginaux, c’est-à-dire la valeur qu’ils devraient avoir dans le futur, en moyenne. Autant dire qu’il y a de grandes chances que sur la durée de vie d’une centrale, la moyenne attendue ne soit pas au rendez-vous.
La rémunération dépend essentiellement de l’énergie vendue notetheorie5 alors que les coûts sont très majoritairement fixes. Cela fait peser un risque majeur sur les acteurs, puisque le retour sur investissement dépend non seulement du prix, mais également du volume d’énergie vendu.
Ce risque est particulièrement important pour les moyens de pointe comme les turbines à combustion (historiquement au fuel et maintenant à gaz). Comme tout moyen de production, ils ne peuvent couvrir leurs coûts fixes qu’aux heures où le coût marginal est supérieur à leur coût variable. Or puisque ce sont les moyens de production qui ont le coût variable le plus élevé, les seules heures où le coût marginal est supérieur à leur coût variable sont les heures de défaillance, c’est-à-dire les heures où la production est inférieure à la consommation. Certains clients doivent être coupés, et cette énergie manquante se voit affecter un coût très élevé appelé coût de défaillance, qui forme le coût marginal à ces heures. Néanmoins, le système électrique est optimisé en France pour ne présenter que 3 heures de défaillance par an … en moyenne. Et il est tout à fait possible de rester 20 ans sans défaillance notetheorie6. Il est impossible pour un investisseur privé d’accepter un tel risque financier. A cela s’ajoute le fait que pour des raisons d’acceptation sociale, le prix de marché spot maximal a été plafonné à 3 000 €/MWh, alors que selon la théorie, il devrait être fixé de manière à rémunérer le coût fixe des turbines à combustion en seulement 3 heures par an, soit autour de 20 000 €/MWh notetheorie7. Le mécanisme de capacité (Voir encadré dans l’annexe 1) a donc été mis en place pour compléter et dé-risquer la rémunération de ces moyens de pointes, qui ne pourraient se développer dans un marché pur.
Mais le marché ne permet pas non plus de rémunérer les investissements dans les autres filières de production. Par exemple, comme le rappelait le président d’EDF Jean-Bernard Levy pour le nucléaire : « Aucune construction de centrale dans le monde ne peut se faire sans le soutien de l'Etat. Cela n'existe pas » notetheorie8.