Cette fiche a bénéficié des observations d’Antoine Missemer, chercheur CNRS au Cired, que nous remercions ; sa responsabilité n’est cependant en rien engagée par cette version.
La règle de Hotelling en résumé
Hotelling, via un modèle mathématique, détermine notamment la valeur d’un stock de ressource épuisable, l’évolution de cette valeur et le rythme d’extraction de la ressource en fonction du régime économique en vigueur (concurrence, duopole, monopole). Il en a été déduit une règle, selon laquelle le prix unitaire note4 d'une ressource naturelle non renouvelable doit croître à un taux égal au rendement des autres actifs économiques (pour simplifier leur taux d’intérêt). Dans le modèle initial de Hotelling, ce rendement est supposé connu et unique ce qui est évidemment une simplification : on sait que les rendements dépendent des actifs et de leur niveau de risque.
Cette règle implique en fait que les ressources naturelles non renouvelables ne s’épuisent qu’à la fin des temps, leur demande décroissant à zéro avec la hausse des prix. Elle dit également qu’il existe, du point de vue de l’exploitant, un rythme optimal d’évolution du prix d’une ressource naturelle et un sentier optimal d’épuisement de cette ressource. Cette règle a été ultérieurement utilisée pour justifier qu’il peut être économiquement optimal d’épuiser à terme une ressource naturelle, en oubliant au passage qu’un tel épuisement optimal pour chaque exploitant au niveau individuel, conduirait au niveau macroéconomique (donc en le généralisant à toutes les ressources naturelles) à l’effondrement de l’économie (sans parler des humains) et donc in fine à leur ruine.
Notons, enfin, que les observations empiriques concernant le pétrole montrent que l’exploitation d’un gisement suit une courbe en cloche : la production croît jusqu'à un plafond (le pic de production) pour décroître ensuite. Le modèle de Hotelling dans sa version de base ne rend pas compte de ce phénomène.
Un modèle de référence comportant des représentations et hypothèses discutables
Le modèle de Hotelling est de facture globalement néoclassique ; il vise à optimiser l’utilité intertemporelle d’un acteur économique ficheutilite, supposé rationnel : ce dernier optimiserait la somme actualisée note5 de ses revenus obtenus soit de l’exploitation de sa mine, soit du placement de son argent. (À elle seule cette hypothèse pour le moins audacieuse invalide le modèle dans sa capacité à représenter la réalité, mais nous n’y reviendrons pas dans sa généralité. Citons juste le cas de l’île de Nauru fichenauru, qui comportait un gisement de phosphate très important : ses exploitants (les habitants de l’île) l’ont épuisé et, après avoir été parmi les plus riches du monde, ils connaissent maintenant la misère.
Le modèle comporte également des hypothèses spécifiques, dont certaines se comprennent dans une modélisation initiale, d’autres moins, mais dont l’ensemble conduit nécessairement à voir qu’il ne représente pas du tout et de loin la complexité du monde.
- Il ne représente qu’une mine, qu’un marché, qu’une ressource et des producteurs en concurrence ou non.
En général, il y a plusieurs gisements pour une matière première ou énergétique. Ceux-ci relèvent, la plupart du temps, de la propriété publique (mais pas partout : aux États Unis par exemple, les propriétaires privés du sol ont aussi la propriété du sous-sol) et sont exploités par un opérateur (éventuellement un consortium) à qui l’exploitation est concédée moyennant un accord de partage de la rente. Il y a de plus, en général plusieurs marchés (même dans un cas aussi exceptionnel que le pétrole) et plusieurs ressources substituables.
- Il ne tient pas compte de la financiarisation des marchés de matières premières (or la logique des acteurs financiers n’est pas celle d’un exploitant minier), qui crée de la volatilité sur les cours, observable et absente des conclusions du modèle.
- Les réserves note6 sont supposées parfaitement connues alors qu’elles ne le sont pas ou très mal.
En 2023, des économistes note7 ont introduit de l’incertitude dans une variante du modèle de Hotelling : au lieu de postuler que la ressource en question est répandue sur le sol et qu’il suffit de se baisser pour la ramasser, [ils postulent] qu’elle est cachée dans des gisements qu’il faut découvrir avant de l’exploiter. Leur conclusion est sans appel : L’analyse mathématique démontre qu’il n’y a pas de signal-prix. [...] Ce n’est que quand la ressource est totalement extraite, et se trouve donc stockée, que l’on se retrouve dans le modèle de Hotelling et que le prix croît exponentiellement.
- Il simplifie fortement la question du coût de transport et de sa variabilité qui est parfois déterminante dans l’économie de la ressource considérée (comme pour le gaz ou le charbon).
- Il ne considère qu’une alternative pour l’exploitant : dépenser pour produire dans la mine ou placer l’argent, alors que dans la pratique un entrepreneur a un comportement beaucoup plus complexe et peut envisager bien d’autres alternatives.
- Le rendement du placement alternatif est supposé connu et constant (au taux d’intérêt moyen des actifs) alors que les rendements accessibles sont fluctuants et en outre inconnus ex ante. Par ailleurs, les acteurs n’ont pas tous accès aux mêmes rendements (du fait de leur capacité d’accès à l’information et de leur puissance financière).
- Il décrit une situation d’équilibre : un entrepreneur minier réalisera les mêmes bénéfices, dans cette configuration, qu’il conserve ses ressources dans le sol en spéculant sur la montée des prix ou qu’il les vende pour tirer des revenus placés dans un second temps sur les marchés financiers. Cette situation ne se rencontre pas dans la réalité.
- Les coûts de production sont supposés constants note8 alors que la réalité est plus complexe : à technologie donnée, il devient de plus en plus coûteux d’extraire une ressource au fur et à mesure qu’elle se raréfie (les rendements sont décroissants) mais le progrès technique peut changer cette donne, au moins pendant un certain temps. Notons que cette dernière hypothèse peut être corrigée pour la rendre plus cohérente avec la réalité empirique note9.
Une absence complète de validité empirique
Rappelons la règle tirée des travaux de Hotelling : le prix unitaire d'une ressource naturelle non renouvelable doit croître à un taux égal au rendement des autres actifs économiques.
Il peut paraître curieux qu’une règle qui s’exprime simplement mathématiquement et qui relie des données mesurables ne soit pas abandonnée quand l’observation l’invalide.
Prenons quelques exemples :
Prix du baril de pétrole (en dollars US) 1861 - 2019
Le cours du baril s’est maintenu à 20 dollars constants du début du XXe siècle jusqu’au choc pétrolier. Depuis il oscille globalement entre 20 et 120 dollars ; il a connu un passage en territoire négatif pendant la crise de la COVID19. Ces variations ne sont pas liées à celle du rendement des actifs financiers.
Citons un dernier exemple, issu du Syndrome de la grenouille d’Ivar Ekeland (Odile Jacob, 2015).
Colin Clark, a montré par exemple que rien ne garantissait que ceux qui exploitaient la baleine (ressource non renouvelable au delà d’une certaine pression de chasse), les industriels de la chasse à la baleine (norvégiens, japonais), et qui s’opposaient à toute réglementation, la préserveraient (dans leur propre intérêt). Comme chez La Fontaine, ils auraient pu parfaitement tuer la poule aux œufs d’or, contrairement à l’intuition populaire, car il était plus rentable de tuer toutes les baleines et de placer les bénéfices avec intérêts, plutôt que de gérer durablement le stock de baleines. A cette date, l’argent travaillait tout simplement plus efficacement que les baleines ne se reproduisaient. En clair, compte tenu de l’exigence de rentabilité des capitaux privés, la conservation de la ressource baleine exigeait une surveillance publique continue et un contrôle du rendement physique et de l'état des stocks. Les réglementations suivirent. S’agissant de l’industrie financière et non baleinière, la concurrence se fait directement sur les performances financières.
Dans cet exemple, sans intervention publique, la ressource non renouvelable se serait épuisée bien avant la prédiction du modèle.
À noter que des tentatives de sophistications du modèle ont permis, depuis plusieurs années, d’atteindre des résultats plus proches des observations, mais dans des situations particulières, ce qui enlève donc sa généralité au modèle de base.
Une ambiguïté fondamentale et courante chez les économistes néoclassiques
La démonstration de Harold Hotelling est un mélange de tentative de description du monde réel et de recommandation normative. Certes, son modèle est logiquement cohérent. Mais s’il était pertinent et ses hypothèses avérées, ses résultats seraient conformes aux données observées et il permettrait de faire des prévisions note10. On pourrait, alors, en inférer que le prix d’une ressource naturelle suit la « règle ». Mais, ni le modèle, ni ses hypothèses ne sont avérés. Faudrait-il alors faire rentrer le monde réel dans l’idéal du modèle ?
Cela peut paraître étonnant mais c’est pourtant la conclusion à laquelle arrivent généralement les économistes néoclassiques. C’est Léon Walras, l’un des fondateurs de cette école de pensée, qui a formulé pour la première fois ce biais idéologique : M. P(areto) croit que le but de la science est de se rapprocher de plus en plus de la réalité par des approximations successives. Et moi je crois que le but final de la science est de rapprocher la réalité d’un certain idéal ; c’est pourquoi je formule cet idéal. note11
On retrouve cette ambiguïté dans la démonstration des deux théorèmes de l'économie du bien-être par Kenneth Arrow et Gérard Debreu note12. Cette démonstration repose sur une formalisation mathématique abstraite du réel, qui conduit les économistes néoclassiques à faire de la libre concurrence un idéal à atteindre, puisqu'en théorie c’est un mécanisme efficace… La démarche est la même pour ce qui concerne le marché de quotas de CO2 : par un exercice de modélisation, il est possible de montrer que c’est un système optimal, donc, il doit être mis en place note13. C’est aussi ce qui est suggéré pour résorber le chômage, qui serait dû à des imperfections et des rigidités du monde réel, à résorber pour le conformer à la théorie. Le raisonnement est toujours le même : si des imperfections, des rigidités se rencontrent dans les faits, c’est elles qu’il faut gommer.
Revenons à la règle de Hotelling : elle ne nous informe pas sur la réalité, en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles. Dans les usages qui en ont été faits à partir des années 1970, elle s’est pourtant imposée de manière incontestée et normative - ce qui n'était sans doute pas la prétention de Hotelling.
Une neutralité discutable
La règle de Hotelling repose comme on l’a vu sur l’usage d’un calcul d’actualisation permettant d’optimiser un arbitrage intertemporel (exploiter ou non maintenant ou plus tard). Ce calcul est parfois présenté comme allant de soi, donc comme une pratique neutre, voire optimale au plan économique, en tous les cas rationnelle. C’est la pratique des marchés financiers et des grandes entreprises. Or bien au contraire cette pratique renvoie implicitement à des questions politique et éthique, entourant les enjeux d'allocation intertemporelle de ressources. Hotelling en avait d’ailleurs conscience, comme le montre un article de Marco P.V. Franco et al. note14
On peut donc en déduire qu’indépendamment des questions empiriques et techniques la règle de Hotelling ne peut être présentée comme naturelle ou légitime parce que neutre ; elle évacue en fait des questions essentielles qu’on retrouve dans la question du choix du taux d’actualisation. ficheactualisation
Les travaux d’Harold Hotelling ont fait l’objet de nombreux approfondissements pour mieux les faire coller au monde réel. Ces travaux ne peuvent que nuancer la généralisation de Hotelling et lui enlever toute portée. Pour autant, cette règle a la vie dure, comme on l’a vu, puisqu'elle sert encore de repère pour fixer la valeur du carbone à employer dans le calcul économique.
L’analyse montre pourtant que cette modélisation est sans lien avec le monde réel et suppose en outre des choix éthiques et politiques non explicités et qui ne s’imposent pas naturellement. Il est donc souhaitable de l’abandonner au musée des curiosités intellectuelles.
Les enjeux sociaux économiques et écologiques de la transition en cours sont trop lourds pour se contenter d’exercices intellectuels éthérés et de leur accorder, par habitude ou paresse intellectuelle, un statut d’autorité.