Note : la neutralité carbone implique de pouvoir compter de manière fiable les émissions et de définir une unité de mesure (la tonne équivalent CO2), nous vous conseillons donc de lire, avant ou en complément de cette fiche, la fiche Compter les émissions de gaz à effet de serre fichecarbone, qui explique en détails ces deux points
Qu’est-ce que la neutralité carbone ?
1.1. Définition de la neutralité carbone
Avec l’Accord de Paris en 2015, la communauté internationale a adopté l’objectif de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et de poursuivre l'action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5°C. Quel lien y a-t-il entre cet objectif et celui de neutralité carbone ?
L’augmentation de la température moyenne mondiale est en grande partie déterminée par l’accumulation d’émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, due aux émissions humaines en croissance depuis le début de la révolution industrielle note3.
La stabilisation de la température moyenne planétaire note4 implique donc que les émissions mondiales de GES, mesurées en tonne équivalent CO2 noteco2eq, diminuent pour atteindre un niveau où elles sont égales (ou inférieures) au volume de CO2 retiré de l’atmosphère et séquestré dans des puits de carbone (voir plus bas,les puits de carbone dans la partie 3.2).
Le concept de neutralité carbone (ou Net Zéro Émission) traduit cette équivalence entre émissions et retrait de l’atmosphère, au niveau mondial.
L’image ci-après qui représente un scénario de neutralité carbone pour la France permet de bien mettre en évidence le concept :
Illustration de la trajectoire de neutralité carbone pour la France
Lecture : En 2050, la France devrait émettre 80 Méga-tonnes de CO2 équivalent (MtCO2eq) note6 et en absorber le même volume dans des puits de carbone.
Neutralité carbone ou neutralité GES – De quoi parle-t-on ?
Le terme neutralité carbone est parfois utilisé en incluant tous les gaz à effet de serre (auquel cas, il serait plus correct de parler de neutralité GES), et parfois en se limitant au seul CO2. C’est bien la neutralité GES qu’il est nécessaire d’atteindre : la séquestration du CO2 noteco2eq retiré de l’atmosphère doit compenser les émissions tous GES confondus.
C’est d’ailleurs bien ce qui est indiqué dans l’article 4 de l’Accord de Paris qui fixe l’objectif de parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle.
1.2 Le concept de budget carbone est complémentaire de celui de neutralité carbone
L’atteinte de la neutralité carbone est nécessaire mais ne suffit pas à garantir le respect des objectifs de l’Accord de Paris. En effet, le réchauffement planétaire dépendra des émissions cumulées qui auront lieu jusqu’au moment où la neutralité carbone mondiale sera effective. Plus vite la neutralité sera atteinte, moins le niveau de réchauffement sera élevé.
C’est cette dimension que le budget carbone permet de retranscrire : il désigne la quantité cumulée de CO2 que nous pouvons encore émettre pour rester en-deçà d’un certain niveau de réchauffement par rapport à la période pré-industrielle (généralement celui correspondant aux objectifs internationaux, à savoir +2°C ou +1,5°C). Si le concept de budget carbone est le plus développé au niveau scientifique, il est évidemment nécessaire de le compléter par des estimations sur les émissions des autres GES (budget méthane, N2O).
Quel est le budget carbone de l'humanité fin 2024 ?
Selon le rapport 2024 du Global Carbon Budget note7, respecter l’objectif des 2°C avec une probabilité de 50% implique par exemple un budget carbone restant de 1110 milliards de tonnes de CO2, à partir de janvier 2025. Cela équivaut à 28 années d’émissions actuelles (autour de 40 GtCO2 annuelles sur la dernière décennie).
Lecture : les activités humaines historiques s'élèvent à environ 2650 Gt de CO2 à fin 2024. À partir de janvier 2025, le budget carbone permettant de limiter le réchauffement climatique à 2°C (avec une probabilité de 50%) s’élève à 1110 Gt CO2.
La neutralité carbone n’a véritablement de sens qu’au niveau global
Dans son avis sur la neutralité carbone (2021), l’Ademe affirme que la neutralité carbone est une notion qui n’a de sens qu’à l’échelle de la planète ou, dans une moindre mesure, à celle d’un État. Deux raisons expliquent cette prise de position.
2.1 La question de l’attribution des émissions est complexe
La première raison est d’ordre méthodologique : il est difficile d’attribuer les émissions à un acteur particulier de manière indiscutable.
En effet, tous les acteurs ont une responsabilité partagée sur les émissions indirectes liées à leur activité (celles liées à la fabrication de biens et de services consommés ou à l’utilisation des biens et services vendus).
Par exemple, un constructeur automobile a une responsabilité partagée avec ses clients : en fabricant des voitures plus ou moins lourdes, avec des technologies plus ou moins émettrices, il conditionne en partie les émissions liées à l’usage des véhicules. Ces émissions dépendent évidemment également du nombre de kilomètres et du mode de conduite des clients. Par ailleurs, la présence et la qualité des infrastructures, ainsi que l’existence de régulations, qui dépendent des pouvoirs publics, influent aussi sur les émissions liées au transport automobile.
Il devient alors impossible de cumuler les démarches des différents acteurs sans compter certaines émissions plusieurs fois. C’est ce qu’on appelle le risque de double-compte. De même, si un acteur (le constructeur automobile par exemple) finance une action de réduction d’émissions en dehors de sa chaîne de valeur (la reforestation d’un espace par exemple), sa responsabilité est là aussi partagée.
La seconde raison est autant méthodologique qu’éthique. Tous les acteurs n’ont pas les mêmes capacités à être neutre en carbone. La neutralité collective peut s’atteindre de bien des manières. Cela peut être plus efficace et parfois plus équitable que certains acteurs soient plus que neutres, tandis que d’autres seraient moins que neutres en fonction des possibilités d’équilibre des émissions et de séquestration de chacun.
Par exemple, si l’objectif de neutralité carbone n’est pas mené au niveau national, un territoire qui serait recouvert d’un espace forestier important pourrait profiter de ce puit de séquestration sans avoir à mener de politique écologique ambitieuse, tandis qu’un territoire sans espace forestier serait contraint à beaucoup plus d’efforts de réduction.
Une juste contribution à la neutralité collective implique donc que certains territoires visent des ambitions plus fortes - comme devenir net négatifs dans le cas de territoires ruraux et fortement pourvus en puits de carbone ; et d’autres, des ambitions moins fortes dans le cas, par exemple, de territoires urbains ou fortement industrialisés, qui n’auront d’autre choix que de toujours émettre davantage qu’ils ne séquestrent.
Cette discussion concerne aussi les entreprises, dont certaines sont beaucoup plus carbonées que d’autres, alors que les biens et services qu’elles produisent sont essentiels (c’est le cas de l’agriculture par exemple). Plus généralement, si toutes les activités doivent tendre vers la neutralité, certaines ne peuvent pas ou très difficilement l’atteindre.
Le concept de neutralité carbone ne peut donc pas s’appliquer en toute rigueur uniquement à une organisation, ou à un territoire, lesquels contribuent à la trajectoire vers la neutralité carbone mondiale.
2.2 La neutralité carbone peut néanmoins être déclinée au niveau des États
Si, en théorie, les deux arguments ci-avant sont également valables pour les États, la convention des Nations unies sur les changements climatiques (1992) a, dès l’origine, levé l’obstacle méthodologique en établissant une responsabilité de chaque État sur ses émissions et absorptions liées à son territoire note8.
C’est ainsi qu’à la suite de la signature de l’Accord de Paris, de nombreux États ont pris des engagements d’atteinte de la neutralité carbone à une date donnée, que ce soit dans des textes de loi, des plans stratégiques ou de simples déclarations. L’Observatoire Net zéro tracker permet de suivre l’évolution de ces engagements.
2.2.1 À l’échelle européenne : le Green Deal
En 2019, avec le Pacte vert pour l’Europe (Green Deal), l’Union européenne a lancé une feuille de route pour rendre l’Europe neutre sur le plan climatique d’ici 2050.
Cet objectif est devenu juridiquement contraignant en 2021 avec l’adoption par le Conseil de l’UE du Règlement européen sur la neutralité climatique.
Celui-ci consacre également l’objectif intermédiaire Fit for 55 de réduire d’ici 2030 les émissions nettes de GES de l’Union européenne d’au moins 55% par rapport aux niveaux de 1990.
2.2.2 En France : la Stratégie Nationale Bas Carbone
La Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) note9 est la feuille de route de la France en matière de lutte contre le changement climatique. Elle décrit le chemin à parcourir pour atteindre les objectifs nationaux de long terme de réduction d’émissions de GES serre et d’augmentation des puits de carbone. Elle définit, par période de 5 ans, des budgets carbone spécifiant des plafonds d’émissions de gaz à effet de serre à ne pas dépasser, exprimés en moyenne annuelle. Ceux-ci comprennent tous les GES (et donc pas seulement le CO2, contrairement au budget carbone mondial évoqué dans lapartie 1.2) et sont déclinés par secteur : transports, agriculture, industrie, bâtiments, production et transformation d’énergie, déchets, puits de carbone (c'est-à-dire forêt et changement d’utilisation des sols).
La SNCB a été adoptée pour la première fois en 2015 avec un objectif de division par 4 des émissions de GES de la France d’ici 2050 par rapport à 1990.
En 2020, la SNBC 2 a traduit la hausse de l’ambition climatique française : il s’agit désormais d’atteindre la neutralité carbone en 2050.
Fin 2024, la SNBC 3 était en cours de consultation. Le calendrier de révision a pris du retard en raison d’un problème de bouclage, c’est-à-dire de cohérence globale. D’une part, il a été nécessaire de revoir l’ambition à 2030 à la hausse pour être cohérent avec l’objectif intermédiaire européen. D’autre part, les puits de carbone avaient été surestimés dans la SNBC 2 par rapport à leur capacité constatée d’absorption. Il a donc été nécessaire, dans la SNBC 3, de les revoir à la baisse, ce qui implique des efforts supplémentaires pour les autres secteurs. C’est ce qu’on peut constater sur le graphique suivant.
Comparaison des budgets carbone de la SNBC 2 et de la SNBC 3
Lecture : L’objectif annuel d’émissions de GES du 3e budget carbone (2024-2028) est de 359 MteqCO2 noteco2eq dans la SNBC 2 et de 333 MteqCO2 dans la SNBC 3. Les puits de carbone passent quant à eux d’une absorption de 42 MteqCO2 dans la SNBC 2 à 9 dans la SNBC 3.
Remarque : à la différence du budget carbone mondial évoqué dans la partie 1.1 qui ne concerne que le CO2, les budgets carbone utilisés dans la SNBC comprennent tous les GES.
Le premier budget carbone prévu par la SNBC (2015-2018) a été dépassé de 61 Mt CO2eq noteco2eq soit de 3%. Un dépassement sanctionné, en février 2021 dans L’Affaire du Siècle, par la justice, qui a reconnu l’existence d’un préjudice écologique et l’obligation de l’État de rattraper son retard note10.
Dans son rapport annuel 2024, le Haut Conseil pour le Climat écrivait : Le 2e budget carbone de la SNBC 2 pour les émissions nettes (incluant le secteur UTCATF note11) est en voie d’être dépassé, du fait du faible niveau des puits de carbone deuxième budget carbone (2019 - 2023).
Quels sont les leviers de la neutralité carbone ?
La neutralité carbone repose sur une équation assez intuitive : il s’agit de n’émettre, en tonnes CO2eq note12 que ce qu’on est capable d’enlever de l’atmosphère, de manière à ce que le niveau d’accumulation de GES dans l’atmosphère n’augmente plus.
On le voit, il faut donc agir sur deux leviers :
- d’une part, réduire les émissions de gaz à effet de serre ;
- d’autre part, retirer du CO2 de l’atmosphère pour le séquestrer dans les puits de carbone anthropiques.
3.1 Premier levier : réduire les émissions de gaz à effet de serre
Comme souligné dans la partie 1.1, bien qu’on parle de neutralité carbone, celle-ci concerne en réalité l’ensemble des gaz à effet de serre : le méthane (CH4), le dioxyde de carbone (CO2), le protoxyde d’azote (N2O), et les halocarbures… Si les GES sont issus de processus chimiques et physiques naturels (à l’exception des halocarbures), ils résultent également (et surtout) des activités humaines et concernent tous les secteurs économiques.
Emissions directes et indirectes de gaz à effet de serre mondiales par secteur final d'utilisation en 2019
En 2019, les émissions anthropiques de gaz à effet de serre se sont élevées à 59 GtCo2eq réparties de la façon suivantes.
Source Sixième Rapport d’évaluation du GIEC (2022) - Groupe de travail 3 – Chapitre 2 (figure 2.12).
Dans ce graphique, les émissions indirectes (c'est-à-dire celles liées à la production d'électricité et de chaleur) sont affectées aux secteurs finaux de consommation (par exemple le bâtiment).
Le secteur Energie ne comprend donc que les autres émissions liées à la production d'énergie (ex : émissions fugitives des industries fossiles, le raffinage du pétrole etc.)
UTCAF = Utilisation des terres, changement d'affectation des terres et foresterie.
Par exemple, les émissions de méthane (CH4) sont liées à l’élevage de ruminants (bovins et ovins principalement), certaines cultures agricoles (notamment le riz), les décharges de déchets, ou encore les fuites lors d’extractions de charbon, de pétrole ou de gaz.
De même, les activités humaines accentuent les émissions de protoxyde d’azote (N2O), notamment via l’utilisation d’engrais azotés dans l’agriculture ainsi que le traitement des eaux usées, la combustion des ressources fossiles et certains procédés chimiques.
Le dioxyde de carbone (CO2), principal GES émis par l’homme, est notamment lié à la combustion des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), aux réactions chimiques à la base de certaines industries (production de ciment) ainsi qu’à la déforestation.
Le premier levier consiste donc à agir dans tous les secteurs pour réduire au maximum les émissions de GES provoquées par les activités humaines. Chaque secteur d’activité et chaque acteur doit donc (en prenant en compte l’ensemble de sa chaîne de production - consommation - fin de vie) établir des actions spécifiques pour se décarboner.
En 2021, Carbone 4 notecarbonequatre a identifié onze paramètres structurants pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans trois secteurs clés (transport de passagers, logement, agriculture). Parmi les mesures identifiées, on trouve par exemple, pour le bâtiment, la rénovation énergétique, la réduction du chauffage au fioul et au gaz.
Lecture : L’analyse des mesures mises en place par l’État français montre que celles-ci étaient insuffisantes en 2021 pour atteindre les objectifs de réduction fixés par la SNBC.
3.2 Second levier : retirer du carbone de l’atmosphère pour le séquestrer dans les puits de carbone anthropiques
Un puits de carbone est un réservoir (autre que l’atmosphère) dans lequel du carbone est stocké pour une longue durée. On distingue les puits de carbone naturels et les puits anthropiques.
Dans l’état actuel des connaissances et technologies, le CO2 est le seul gaz à effet de serre qui peut être retiré de l’atmosphère par l’action humaine. Le carbone qui compose ce gaz est ensuite stocké dans les puits de carbone anthropiques, soit sous forme organique (dans la biomasse en particulier) ou alors en restant sous sa forme gazeuse (pour les puits technologiques).
3.2.1 Les deux types de puits de carbone naturels
Les océans constituent le réservoir le plus important : le carbone y est stocké sous forme inorganique (dissous dans l’eau ou sous forme particulaire, notamment dans les coquilles des organismes marins), et organique dans les êtres vivants.
Les terres émergées non gérées par les humains (forêts boréales et tropicales, les eaux intérieures et les estuaires) : le carbone y est stocké dans la matière organique et les sols.
Des échanges de carbone entre l’océan, les terres non gérées et l’atmosphère ont lieu en permanence note14. Ils ont augmenté en raison des émissions de CO2 humaines, dont environ la moitié est absorbée et stockée chaque année dans les puits de carbone naturels note15. Le reste s’accumule dans l’atmosphère : sans ces puits naturels, le réchauffement climatique en cours serait donc nettement plus prononcé.
3.2.2 Les puits de carbone anthropiques
Pour diverses raisons, le concept de neutralité carbone ne fait pas référence aux puits de carbone naturels note16 mais aux puits anthropiques, qui sont liés aux actions humaines visant à retirer du carbone de l’atmosphère. On peut les regrouper en deux catégories :
-Les puits anthropiques biologiques désignent le réservoir de biomasse gérée par les humains (forêts, prairies, terres agricoles, réserves naturelles etc.).
Dans les inventaires d’émissions de GES, c’est le secteur de l'utilisation des terres, du changement d'affectation des terres et de la foresterie (UTCATF) qui traduit l’évolution annuelle de ce puit. Malheureusement, aujourd’hui il constitue, à l’échelle globale, une source d’émissions, en raison de la déforestation, de l’artificialisation et des pratiques d’agriculture intensive note17.
Inverser la tendance nécessiterait de mettre fin à ces pratiques et de développer des politiques de reforestation, d’afforestation note18, de restauration des zones humides, ainsi que des pratiques culturales accroissant le stockage du carbone dans les sols, tel l’utilisation du biochar.
- Les puits anthropiques technologiques désignent les pratiques faisant appel à la technologie.
Les deux techniques les plus connues consistent à capter le CO2 de l’atmosphère (soit directement via des machines, soit indirectement en brûlant de la biomasse et en captant les émissions émises à la combustion note19) pour ensuite l’injecter dans des réservoirs géologiques.
Bien qu’elles mobilisent beaucoup d’attention dans le débat public (ainsi qu’en volume de recherche et de financements), ces technologies sont encore émergentes et loin du passage à l’échelle nécessaire.
Le potentiel de la capture directe dans l’air (DACCS) a été analysée dans par une équipe du MIT en 2024 note20. À ce stade, il est très faible pour des raisons énergétiques et de coûts. Dans les faits, ce type de projets capturent très peu de carbone.
Compte tenu de l'importance des enjeux liés au changement climatique, il est imprudent de compter sur le DAC pour être le héros qui viendra à notre secours.
Classification des techniques d’élimination du carbone de l’atmosphère
Source Changement climatique 2022 : Impacts, Adaptation et Vulnérabilité. Contribution du GT II au 6ème rapport du GIEC -
Cross-Chapter Box 8, Figure 1
Il est important de noter que le potentiel de séquestration de carbone dans les puits anthropiques est limité et largement insuffisant pour atteindre la neutralité carbone. Comme le montre le graphique ci-dessous, au début des années 2020, il était évalué, dans une projection optimiste, à 22 giga tonnes CO2 équivalent par an sur la période 2020-2050. Ce potentiel est donc largement insuffisant pour compenser les émissions globales de GES qui se sont élevées à 56 GtCO2eq noteco2eq sur la période 2010-2019 note21. Le levier de la réduction des émissions est donc à mobiliser en priorité.
Émissions nettes annuelles moyennes de gaz à effet de serre sur la période 2010-2019, et potentiel annuel de séquestrations additionnelles sur la période 2020-2050, en GtCO2eq/an.
Les auteurs de l’article soulignent que la mobilisation effective de ce potentiel fait en pratique face à des défis majeurs et est loin d’être acquise : défis techniques et organisationnels liés à des changements de pratiques ; concurrence d’usage des terres dans des contextes de croissance démographique et/ou économique ; accès à des financements adaptés et suffisants ; impact du changement climatique sur les écosystèmes.
Pour en savoir plus
Sur l’élimination du carbone de l’atmosphère
3.3 Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à la neutralité carbone ?
Si les États ont un rôle majeur à jouer (investissements, régulation, incitation), les entreprises sont des acteurs clés pour espérer atteindre la neutralité GES.
Afin d’encadrer les pratiques en la matière et d’éviter le greenwashing, des référentiels ont été développés, que ce soit pour compter les émissions de GES d’une organisation , ou mettre en œuvre des stratégies de décarbonation.
Des référentiels aux objectifs différents
Le GHG Protocol propose un standard, publié pour la première fois en 2001, largement utilisé au niveau mondial pour mesurer les émissions de gaz à effet de serre des acteurs publics et privés. En France, l’outil utilisé est plutôt le Bilan GES (ou bilan carbone), développé par l’Ademe.
La Net Zero Initiative (NZI) est un référentiel complémentaire du GHG protocol ou du Bilan Carbone. Elle dresse une typologie des grands types d’actions que peut mener une organisation pour contribuer à la neutralité carbone, en plus de la réduction de ses propres émissions de GES. Un des objectifs de cette initiative est de poser des limites à l’usage, par les entreprises, de la terminologie relative à la neutralité carbone.
La Science-based Target Initiative (SBTi) est un cadre mondial de référence pour aider les entreprises à déterminer des trajectoires de décarbonation compatibles avec l’accord de Paris. Ce référentiel, dont la première édition est parue en 2015, est décliné par grands secteurs économiques.
Initiée en 2018 par le cabinet Carbone 4 notecarbonequatre l’ADEME, le Ministère de la Transition écologique, et une vingtaine d’entreprises, les travaux de la NZI ont permis de mettre en évidence trois grands types d’actions, simultanées mais bien distinctes, qu’une entreprise peut mener pour contribuer à la neutralité carbone planétaire :
- Réduire le plus possible ses propres émissions.
- Aider d’autres acteurs à réduire leurs émissions.
- Contribuer à la création nette de puits de carbone, à la fois au sein et hors de sa chaîne de valeur.
Les trois piliers du référentiel Net Zero Initiative
3.3.1 La réduction des émissions de l’entreprise est la priorité absolue
Pour réduire ses émissions, l’entreprise doit d’abord les mesurer. Pour cela, elle doit réaliser son bilan carbone fichecarbone, c’est-à-dire un inventaire chiffré des GES émis sur une année. Il s’agit d’un outil de diagnostic qui permet de mesurer la dépendance d’une entreprise (ou d’une collectivité) aux énergies fossiles et plus globalement aux émissions de GES qu’elle génère.
Il permet également d’identifier où sont les marges de manœuvre et les axes d’action prioritaires pour l’entreprise.
3.3.2 Les émissions évitées
Une entreprise peut contribuer au pilier B de la NZI de deux manières principales : via les biens et services qu’elle vend, et/ou en finançant des projets de réduction d’émissions hors de sa chaîne de valeur.
On parle d’émission évitées grâce à une entreprise, quand le produit ou service qu’elle vend permet à son client de réduire les émissions qu’il aurait engendrées sans le recours à ce produit ou à service. Par exemple, la vente d’un isolant thermique pour un logement ou un équipement (comme un ballon d’eau chaude) évite des émissions de l’acheteur, en réduisant (toutes choses égales par ailleurs) la consommation d’énergie de cet équipement ou de ce logement.
Une entreprise peut également contribuer au pilier B en finançant des projets de réduction d’émissions hors de sa chaîne de valeur, par exemple en achetant des crédits carbone issus de projets de rénovation thermique des bâtiments (voir la partie 4 sur les marchés du carbone).
Le niveau des émissions évitées est alors égal à la différence entre le niveau d’émission de GES observé à la suite de la mise en place d’un projet/produit/service (par exemple, le recours à l’isolant), et le niveau d’émissions de GES qui aurait été observé en l’absence de ce projet/produit/service (si l’isolant n’avait pas été posé). Une émission évitée dépend donc d’un scénario dit de référence (ou scénario contrefactuel), qui traduit la situation la plus probable qui aurait eu lieu en l’absence du projet.
Il est important de noter que les émissions évitées, bien qu’exprimées en tonnes de CO2 équivalent noteco2eq, ne sont pas de même nature que les réductions absolues de GES du pilier A. En effet, leur calcul fait appel à une différence entre une situation virtuelle (le scénario de référence) et une situation réelle (les émissions effectives) ; alors que la réduction des émissions est une différence entre deux situations réelles.
3.3.3 Retirer du carbone de l’atmosphère pour le séquestrer dans les puits de carbone anthropiques
Le pilier C de la NZI se décompose en trois catégories :
- puits de carbone directs, possédés en propre par l’entreprise (par exemple boisement d’un terrain possédé par l’entreprise) ;
- puits de carbone indirects, présents en amont ou en aval de sa chaîne de valeur (par exemple, collaboration de l’entreprise avec les agriculteurs qui l’approvisionnent pour que ceux-ci développent des pratiques culturales stockant du carbone) ;
- puits de carbone hors de sa chaîne de valeur, via le financement de projets de reforestation, de boisement etc.
Dans le rapport Foundations for net-zero target-setting in the corporate sector, publié en 2020, la Science-based Target Initiative (SBTi) estime que le bon niveau de puits à atteindre en 2050 devrait être l’équivalent des émissions résiduelles de l’entreprise en 2050, après avoir réduit ses émissions suivant une trajectoire compatible avec un réchauffement de 1,5°C note1virgule5.
La méthode développée par NZI propose quant à elle aux entreprises de s’assurer que, chaque année, leur ratio pilier C (actions visant à développer les puits de carbone) sur pilier A (réduction d’émissions) soit égal au ratio absorptions / émissions associé à un scénario de référence au niveau mondial note23.
Prenons l’exemple d’un scénario compatible 1,5°C note1virgule5 à l’échelle planétaire. Il est possible de calculer chaque année un ratio absorptions / émissions compatible avec cet objectif. Ce ratio vaut par exemple 0,2 à la fin de la décennie 2020 note24. Cela signifie qu’une entreprise s’engage alors à ce que son propre ratio pilier C / pilier A suive la même tendance. Concrètement, cela implique que l’entreprise vise à développer des puits équivalents à 20% de leurs émissions d’ici 2030.
Pour en savoir plus
La compensation carbone s’inscrit dans le cadre plus large des marchés du carbone
Comme mentionné dans la partie 3.3, une entreprise -et plus généralement tout acteur économique- peut contribuer à la neutralité carbone en finançant un projet de réduction des émissions de GES ou de séquestration du carbone, en dehors de sa chaîne de valeur. Cet investissement dans des projets menés par d’autres est le plus souvent appelée compensation carbone . Nous présentons dans cette partie les mécanismes de marchés sur lesquels se fondent cette compensation carbone.
Notons d’ores et déjà que cette appellation est problématique, car elle laisse croire qu’il suffirait à un acteur de compenser les émissions qu’il n’a pas réussi (ou pas cherché) à réduire pour devenir neutres en carbone. Et pire, qu’il suffirait, dans cette optique, que toutes les entreprises soient neutres en carbone de cette manière pour atteindre la neutralité au niveau planétaire. Ce n’est strictement pas possible au vu du potentiel de séquestration atteignable dans les prochaines décennies, qui est très loin de la quantité d’émissions réalisées.
4.1 Les marchés du carbone : comprendre la différence entre marché de quotas d’émissions de GES et marché de crédits carbone
Si l’idée d’utiliser les mécanismes de marché pour réduire les pollutions apparaît dès les années 1960 note25, c’est avec le Protocole de Kyoto (1997), premier accord international contraignant sur le climat, qu’elle prend véritablement de l’ampleur. Dans cet accord, les pays développés (dits pays de l’Annexe B note26) s’étaient engagés à réduire collectivement leurs émissions de 5% sur la période 2008-2012 par rapport à celles de 1990. Cet objectif général était ensuite décliné selon les pays. Afin de faciliter l’atteinte des objectifs par les États concernés, deux types de mécanismes de marché étaient prévus dans le protocole de Kyoto. Ces deux grandes catégories ont perduré jusqu’à aujourd’hui.
Les marchés d’échanges de quotas d’émissions sont des marchés réglementaires ayant pour objectifs de réduire les émissions de GES des acteurs économiques d’un secteur (ou d’un territoire). L’autorité organisatrice du marché fixe un plafond d’émissions de GES global pour tous les acteurs concernés par le marché pour une certaine période. Cet objectif global est ensuite décliné par acteur : chaque participant reçoit (gratuitement ou via un système d’enchères) les quotas correspondant aux émissions qu’il a le droit d’émettre. Si, sur la période concernée, ses émissions dépassent ses quotas, il doit en acheter sur le marché à d’autres acteurs, ou payer une amende. Le plafond global (et sa déclinaison par acteurs) est censé diminuer régulièrement afin d’atteindre les objectifs de réduction d’émissions fixés pour le secteur ou le territoire concerné.
Le protocole de Kyoto prévoyait la mise en place d’un marché de quota au niveau mondial mais celui-ci n’a jamais vu le jour. De nombreux marchés du carbone régionaux existent cependant aujourd’hui : l’Union européenne a créé en 2005 le Système d’échange de quotas européen (EU ETS) qui concerne les entreprises des secteurs intensifs en énergie ; le Regional Greenhouse Gas Initiative existe dans le Nord-Est des États-Unis depuis 2009 ; le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission depuis 2013 au Québec.
Les marchés de crédits carbone ont pour objectif de valoriser les actions mises en œuvre par des développeurs de projets visant à réduire les émissions d’autres acteurs économiques (ou à séquestrer du carbone).
Une autorité certificatrice attribue des crédits au porteur de projets en fonction de l’impact estimé de leur action ; ces derniers peuvent les vendre sur les marchés de crédit carbone et ainsi lever des financements pour les projets climatiques qu’ils développent. Un fois sur le marché, les crédits peuvent être échangés à de multiples reprises jusqu’à ce qu’un acheteur final décide de les utiliser, dans le cadre d’obligations légales ou d’objectifs de communication (affichage de la neutralité carbone par une entreprise par exemple). Le crédit est alors retiré du marché et ne peut plus être échangé.
Les marchés de crédits carbone sont le plus souvent établis sur une base volontaire mais certains ont une base réglementaire (voir partie 4.2). C’est le cas du premier d’entre eux : le Mécanisme de Développement Propre (MDP) issu du Protocole de Kyoto. Il permettait aux entreprises issues de pays de l’annexe B de réaliser et/ou de co-financer des projets de réduction des émissions de GES dans des pays en développement. En contrepartie, elles recevaient des crédits carbone note27 dont le montant correspondait aux émissions de GES évitées grâce à la mise en œuvre du projet par rapport à un scénario de référence sans projet. Les entreprises pouvaient vendre ces crédits carbone et les États pouvaient les comptabiliser dans l’atteinte de leurs objectifs de réduction du Protocole de Kyoto. Après 2020, l’enregistrement des projets de MDP a été suspendu en attendant la mise en œuvre de l’article 6.4 de l’Accord de Paris note28.
L’article 6 de l’Accord de Paris crée deux nouveaux marchés du carbone internationaux
Le système d’échange de crédits carbone entre États (article 6.2)
Les pays ayant réalisé des réductions d’émissions supérieures à celles qu’ils se sont fixées dans leur contributions déterminées au niveau national (CDN) note29 génèrent des crédits carbone appelés ITMO (Internationally Transferred Mitigation Outcomes). Ils peuvent ensuite les vendre aux pays n’ayant pas réussi à atteindre leurs objectifs. C’est ainsi par exemple que la Suisse a remis en mai 2023 le premier rapport initial sur l’art.6.2 dans lequel elle mentionne l’achat d’ITMO au Ghana, à la Thaïlande et au Vanuatu.
Ce marché est une sorte de marché de quota avec une différence majeure : les plafonds d’émissions ne sont pas fixés par une autorité indépendante mais par les États eux-mêmes. Cela pose la question de l’efficacité, le plafond global étant nettement trop élevé : fin 2024, l’addition de tous les objectifs de réductions des émissions de GES fixés par les États dans les CDN conduisait à un réchauffement supérieur à +3°C note30.
Le Mécanisme de Crédit de l’Accord de Paris (Art 6.4)
Après 10 ans de négociations note31, les modalités de mise en œuvre de l’article 6.4 ont abouti à la COP climat de Bakou (2024), où les nouvelles règles ont été adoptées. Une fois le marché opérationnel, les développeurs d’un projet de réduction d’émissions de GES ou de séquestration du carbone devront demander son enregistrement auprès de l’organe de surveillance de l'article 6.4, créé par l’ONU. Le projet devra ensuite être approuvé à la fois par le pays dans lequel il est mis en œuvre et par l'organe de surveillance avant de pouvoir commencer à émettre des crédits carbone reconnus par les Nations unies. Ces crédits pourront ensuite être achetés par des pays, des entreprises ou même des particuliers. À noter que les projets enregistrés dans le cadre du MDP de Kyoto pourront être transférés au mécanisme de l'article 6.4 note32 .
La différence entre marchés de quotas et marchés de crédits réside dans les acteurs à l’origine des émissions et dans l’objectif du marché.
Dans les deux cas, les acteurs participants échangent des titres financiers représentant des émissions de gaz à effet de serre (généralement exprimés en tonnes équivalent CO2).
Les quotas carbone représentent les émissions maximales que les acteurs du secteur concerné par le marché ont le droit d’émettre. L’objectif est de les réduire globalement en diminuant progressivement les plafonds.
Dans le cas des marchés de crédits carbone, l’objectif est essentiellement d’apporter des financements à des porteurs de projets de réduction d’émissions (ou de séquestration du carbone) de particuliers, de collectivités ou d’entreprises - et pour les acheteurs, de pouvoir communiquer sur leur contribution climatique.
Comme déjà noté, le problème intervient quand les crédits carbone sont utilisés pour compenser les émissions d’un acteur en lieu et place d’actions de réduction qui lui seraient propres. La question de l’interface et de la communication entre les deux types de marchés est donc importante.
4.2 Zoom sur les marchés volontaires de crédits carbone
Comme noté précédemment il existe différentes typologies de marchés du carbone. Nous allons ici nous concentrer sur les marchés de crédits volontaires.
4.2.1 Qu’est-ce qu’un marché volontaire de crédits carbone ?
Les marchés volontaires se sont développés parallèlement aux mécanismes issus du Protocole de Kyoto, parfois appelés marchés de conformité, parce qu’ils s’inscrivaient dans le cadre de l’atteinte d’objectifs réglementaires.
Sur les marchés volontaires, les acteurs achetant des crédits carbone ne le font pas pour répondre à une exigence légale. Ils concernent donc les acteurs qui ne sont pas soumis à une contrainte pesant sur leurs émissions de GES (particuliers, collectivités locales…) ou ceux qui souhaitent aller au-delà de leurs obligations et témoigner d’un engagement écologique.
Toutefois, selon l’ONG Carbon Market Watch, la frontière entre marché volontaire et de conformité est de plus en plus floue, à mesure que les marchés de crédits carbone se développent. Prenant l’exemple du secteur de l’aviation, l’ONG souligne que, pour un crédit carbone donné, le crédit sera considéré comme relevant du marché de conformité s’il est acheté pour satisfaire à l’obligation fixée dans le cadre du système de compensation et de réduction des émissions de carbone pour l'aviation internationale (CORSIA) établi par l’ONU. Ce même crédit sera considéré comme volontaire s'il est acheté à d'autres fins (par exemple dans le cadre d’une campagne de relations publiques). Il s’agirait pourtant du même crédit, issu du même projet, acheté par la même compagnie aérienne. Cet exemple montre que la distinction est assez artificielle et qu’elle n'est pas particulièrement utile ou informative.
4.2.2 Un marché en croissance dominé par quelques acteurs
Les marchés volontaires du carbone ont connu une croissance importante ces dernières années : plus de 286 millions de crédits (exprimés en tonnes de CO2eq noteco2eq) ont été générés en 2023, contre environ 5 millions en 2017 note33. D’après l’ONG Climate Crisis Advisory Group note34 , les marchés volontaires permettent de générer environ 2 milliards de financement pour les projets climatiques.
Afin de vendre des crédits carbone, un développeur de projet doit suivre le standard du marché sur lequel il souhaite enregistrer son projet. Si les procédures peuvent varier d’un standard à un autre, elles suivent, dans l’ensemble, toutes les même huit étapes pour aller du design du projet à l’émission et à la commercialisation de crédit carbone note35 . Les organismes qui développent les standards de marché carbone ont pour rôle de valider que le projet proposé correspond aux normes du standard, de l’enregistrer, et d’émettre le crédit carbone, après vérification par un auditeur indépendant que le projet a bien atteint les objectifs attendus. Les crédits ainsi émis sont inscrits dans le compte du développeur, sur le registre du standard concerné.
Comme on peut le voir sur le graphique suivant, le marché est concentré autour de quelques acteurs. Le premier d’entre eux, Verra, avait généré en mai 2023 environ 64% des crédits carbone émis depuis le début des marchés volontaires.
Crédits carbone émis par organisme développant des standards depuis l’origine jusqu’à mai 2023
Le mécanisme REDD+ au cœur des marchés volontaires du carbone
Mis en place dans le cadre de la Convention-cadre des Nations Unies sur le Climat, REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation) était au départ un programme destiné à financer les projets de lutte contre la déforestation sur la base des résultats. L’objectif était de permettre aux pays en développement de recevoir des fonds pour protéger leurs forêts primaires. Il ne permettait pas la création de crédits carbone.
Le programme a cependant été détourné de son esprit initial par certains standards privés. C’est par exemple le cas du Voluntary Carbon Standard (VCS), géré par Verra qui a développé des méthodologies pour émettre des crédits carbone pour des projets REDD+. Mi-mai 2023, Verra avait certifié 97 projets REDD+, générant 445 millions de crédits.
Cette évolution a fait l’objet de nombreuses critiques en raison des quantités exagérées de crédits que les projets génèrent et surtout de leur impact climatique très discutable : les projets REDD+ approuvés par les Nations Unies font simplement l'objet d'un examen par des experts nommés par la Convention-cadre ; rien n'empêche un pays d'exagérer massivement l'impact de ses programmes et rien ne garantit la permanence des mesures réalisées. En savoir plus dans la partie 5.1).
Pour en savoir plus
Les mécanismes de compensation carbone contribuent-ils réellement à la neutralité carbone ?
Si la compensation carbone apparaît comme un mécanisme utile pour financer des projets climatiques, elle est profondément problématique pour deux raisons principales.
La première tient à la difficulté de garantir la valeur ajoutée et l’impact effectif sur le climat des projets sous-jacents à la compensation. Ainsi, comme nous allons le voir, de nombreux travaux questionnent l’impact réel de la compensation sur le climat. Certains critères essentiels tels que l’additionnalité et la permanence des gains climat ne sont, dans les faits, pas souvent respectés.
La seconde critique concerne la vision de la décarbonation induite par le champ sémantique de la compensation. C’est une vision où réduire les émissions chez soi et chez les autres est équivalent. Cela incite, voire permet à, de gros émetteurs de se défausser de leurs responsabilités (c’est-à-dire de ne pas décarboner leur activité, et de continuer business as usual), tout en affichant un engagement de façade.
5.1 Des projets bon pour le climat ? Les enjeux d’additionnalité et de permanence
Plusieurs études (voir encadré ci-dessous) ont mis en lumière une surestimation des gains climat obtenus grâce aux projets de compensation carbone, qui découle de différents facteurs.
La construction du scénario de référence dans la détermination des gains issus de la compensation carbone est évidemment centrale : si les concepteurs du projet surestiment les émissions du scénario de référence, cela conduit nécessairement à l’émission trop importante de crédits carbone. Cette question est clef, en particulier dans les projets de lutte contre la déforestation ou la dégradation de la forêt (REDD+), où l’établissement d’un scénario de référence est particulièrement complexe. Des chercheurs ont ainsi mis en évidence dans un article de 2020 note36, le fait que 11 des 12 projets REDD+ en Amazonie brésilienne avaient considérablement surestimé le niveau de déforestation dans le scénario de référence, gonflant ainsi artificiellement le niveau des émissions évitées par les projets et donc les crédits carbone associés.
Le critère d’additionnalité des projets de compensation carbone est également un élément majeur de leur efficacité. Un projet est qualifié d’additionnel à deux conditions : d’une part, les émissions évitées ou séquestrées n’auraient pu se faire sans le projet (scénario de référence) ; et d’autre part, le projet n’aurait pu voir le jour sans l’apport financier permis par la finance carbone.
L’impact climatique réel d’un projet dépend aussi de sa permanence.
Les projets doivent non seulement démontrer que les émissions ont été réduites, évitées (ou que du carbone a été retiré de l’atmosphère) dans l’immédiat, mais aussi que les réductions obtenues sont permanentes une fois le projet terminé. La définition de la permanence est bien évidemment sujette à interprétation. En toute logique, elle devrait être comprise comme le temps nécessaire pour maintenir le carbone hors de l'atmosphère jusqu'à ce que l'humanité ait réussi à stopper le dérèglement climatique et à faire face à ses impacts associés. Le Règlement établissant un cadre de certification de l’Union relatif aux absorptions de carbone, en cours d’adoption fin 2024, considère ainsi que la permanence s'étend sur une période d'au moins plusieurs siècles.
Or ce critère n’est pas toujours respecté, en particulier, dans les projets impliquant les écosystèmes, qu’il s’agisse d’éviter des émissions en luttant contre la déforestation ou de retirer du carbone de l’atmosphère en reforestant (voir partie 3.2). Ainsi, alors que Nespresso disait compenser 95% de sa production de capsules par la plantation d’arbres générant des crédits carbone certifiés Verra, une enquête de Cash Investigation note37 a révélé une surestimation des gains climat annoncés, liée à une absence de suivi des projets, certains arbres ayant été coupés quelques années seulement après avoir été plantés au Pérou.
Quelques études questionnant la valeur ajoutée climat des projets de compensation
- Selon une étude de l’Institut Öko parue en 2016 note38, seuls 2% des projets couverts par le Mécanisme de développement propre (voir partie 4.1) ont une forte probabilité de garantir les critères d’intégrité environnementale, c’est-à-dire d’assurer que les réductions d’émissions sont additionnelles et non surestimées.
- En 2024, dans une revue de littérature note39 portant sur 14 études couvrant 2346 projets de réduction de carbone, représentant environ la moitié des émissions de crédit carbone à date, les auteurs estiment que seuls 16% des crédits émis constituent des réductions réelles.
- À la demande de Carbon Market Watch, l’université de Berkeley en Californie a étudié les quatre principales méthodologies utilisées par Verra note40, leader du marché, pour certifier les projets REDD+, qui représentent environ un quart des crédits carbone émis à date. Les enseignements sont édifiants : les 5 facteurs analysés note41 conduisent tous à une émission trop importante de crédits.
- Selon un rapport de Greenpeace Canada publié en février 2024 note42, Shell a vendu 5,7 millions de crédits fantôme à des producteurs de sables bitumineux sur la période 2015-2021 pour un montant de 200 millions de dollars canadiens (136 millions d’euros). Le pétrolier exploite l’usine Quest de captage stockage de CO2 située en Alberta au Canada. L’usine capte le CO2 au moment d'une opération de transformation de bitume des gisements canadiens, puis le liquéfie et l’injecte sous terre. En 2008, Shell a obtenu du gouvernement de l’Alberta le droit de vendre des crédits carbone représentant 2 tCO2 pour chaque tonne effectivement stockée.
Les différents scandales relatifs à l’efficacité climatique des projets de compensation carbone, en mettant en lumière le manque de suivi de la qualité et de la fiabilité des crédits carbone, ont encouragé une dynamique de contrôle plus exigeante.
Ainsi, au cours de l’été 2024, pour la première fois, Verra vient de supprimer une quarantaine de projets de son registre note43. Ces projets, qui concernent des rizicultures en Chine censées réduire leurs émissions de méthane grâce à une meilleure gestion de l’eau, ont été rejetés pour deux raisons : des gains climat plus faibles que prévu et le manque d'additionnalité, puisque ces projets auraient vraisemblablement existé sans le marché carbone, le gouvernement chinois incitant déjà les agriculteurs à se tourner vers ces pratiques de gestion de l’eau.
Le développement de méthodologie de certification des projets au niveau international avec la mise en œuvre du Mécanisme de crédit de l’ONU (voir encadré de la partie 4.2) pourra également avoir une influence en termes d’uniformisation et de fiabilité des méthodologies de certification des projets.
Cependant, l’amélioration des méthodologies et de la rigueur ne peut pas tout.
Les trois critères passés en revue ci-avant montrent bien à quel point la quantification de l'impact climatique d'un projet comporte d'incertitudes. La prise en compte de cette incertitude dans les méthodologies conduirait à l'émission d'un nombre de crédits bien inférieur à ce qu'il est actuellement, ce qui entraînerait une hausse significative du prix des crédits carbone. Les acheteurs seraient-ils prêts à payer pour cela ? Surtout dans la mesure où la communication sur la compensation va être de plus en plus encadrée.
Plus fondamentalement, la question de la permanence met bien en évidence le problème de la logique globale de la compensation. Près de la moitié des crédits carbone émis à date repose sur la gestion des écosystèmes (que ce soit via la déforestation évitée, la reforestation, le boisement, ou les pratiques agricoles stockant du carbone) : quelle que soit la qualité des projets concernés, aucun développeur ne peut garantir que le carbone restera bien stocké pendant des siècles. Or ces projets servent à compenser des émissions de GES dont nous avons l’assurance qu’ils resteront pendant des siècles dans l’atmosphère.
Comme le recommande Carbon Market Watch,
Il faut s'éloigner fondamentalement de la logique de compensation. Les entreprises et autres utilisateurs de crédits carbone doivent clairement séparer les rapports sur leurs contributions aux efforts de conservation des forêts de leurs propres efforts de réduction des émissions, plutôt que de les combiner en un seul chiffre « net » qui masque l'étendue réelle de leur décarbonisation.
La société de conseil Carbone 4 notecarbonequatre, à l’origine du référentiel NZI, recommande quant à elle d’abandonner le terme compensation et d’utiliser celui de contribution, qui ne sous-entend en aucun cas que les tonnes de GES que l’entreprise à contribué à réduire, éviter ou stocker viennent se retrancher de celles qu’elle a émises, directement ou indirectement. Il reste cependant important de publier ces efforts de réduction, qui sont nécessaires au niveau collectif, comme on l’a vu en introduction.
5.2 Biais sémantique, déresponsabilisation et immobilisme
Les mots crédits carbone , neutralité, neutralisation, annulation et compensation opèrent un biais sémantique qui conduit à déresponsabiliser les acteurs qui y ont recours.
Le terme compensation laisse entendre qu’en achetant un crédit carbone, et donc en contribuant au financement d’un projet hors de sa chaîne de valeur, une entreprise a le même impact sur le climat que lorsqu’elle réduit ses propres émissions. Cette équivalence est cependant inexacte : l’achat d’un crédit carbone n’annule aucunement les émissions de l’entreprise, qui se retrouvent bien dans l’atmosphère et contribuent au réchauffement planétaire.
Cette volonté de contribuer à l’action climatique en commençant chez les autres s’explique par des raisons économiques très concrètes : acheter des crédits carbones coûte fichecout aujourd’hui nettement moins à l’entreprise que les projets de réduction de ses propres émissions, qui nécessitent bien souvent des investissement structurels massifs, voire la remise en question du modèle d’affaires. Par contre, tant que l’entreprise peut annoncer qu’elle a compensé et qu’elle est devenue neutre en carbone, le bénéfice, en termes d’image et, le cas échéant, de conformité réglementaire, est équivalent.
La compensation carbone entretient ainsi l’illusion selon laquelle le changement climatique est un défi que l’on peut relever à moindre effort, moyennant quelques transactions financières, et isolément des autres acteurs de l’économie. Elle n’encourage pas les entreprises à repenser leur modèle d’affaires pour réduire leur dépendance aux GES. Et les pousse au contraire à un immobilisme néfaste pour le climat : si l’entreprise considère qu’elle a fait le job en achetant des crédits carbone, qui s’occupera de réduire les émissions sur son périmètre à elle ?
Greenwashing, compensation carbone et neutralité carbone
Au début des années 2020, plusieurs affaires ont mis en évidence à quel point la compensation pouvait mener à du greenwashing, en permettant à nombre d’entreprises de se proclamer (ou de proclamer leurs produits) neutres en carbone.
En voici quelques exemples :
-En 2019, GUCCI, marque de luxe italienne, a déclaré avoir atteint la neutralité carbone après avoir compensé ses émissions avec des projets REDD+ certifié par Verra note44.
-En 2022, Air France proposait à ses clients une option permettant de compenser les émissions de CO2 liées à leur trajet note45.
- Green Choice, énergéticien néerlandais, commercialisait jusqu’au 1er juillet 2024 du gaz compensé par la forêt auprès de ses consommateurs note46.
- L’énergéticien Shell propose sur son site des lubrifiants neutres en carbone grâce à la compensation note47.
Voir également le rapport Compensation carbone : tout sauf neutre ! (2021) du CCFD-Terre Solidaire qui analyse les projets de compensation carbone de 3 multinationales françaises et suisse : Total, Air France et Nespresso.
Dans la plupart des cas, les entreprises concernées ont été obligées, à la suite de scandales ou de procès pour greenwashing, de modifier voire supprimer leur communication en la matière. Les autorités publiques se saisissent elles aussi de plus en plus du sujet. L'UE a ainsi mis à jour sa législation sur la protection des consommateurs, par l’adoption d’une directive en février 2024 note48 qui interdit certaines allégations trompeuses telles que celles affirmant qu’un produit a un impact neutre, réduit ou positif sur l’environnement en termes d’émissions de gaz à effet de serre sur la base de la compensation carbone.
Pour toutes ces raisons, les acteurs promouvant des référentiels relatifs à la neutralité carbone sont particulièrement attentifs à l’usage et à la communication sur la compensation par les entreprises.
Dans le référentiel Net Zero Initiative, l’achat de crédits carbone apparaît comme une action complémentaire, à distinguer impérativement des efforts que l’entreprise doit faire pour transformer son business model et le rendre compatible avec l’Accord de Paris. Du côté de la Science-based Target Initiative, le refus de prendre en compte les crédits carbone dans la construction des trajectoires de réduction des organisations était la règle. Cependant, en avril 2024, son Bureau a suscité une polémique en annonçant, en amont d’une révision de leur méthodologie phare, que les crédits carbone pourraient désormais se substituer aux efforts de réduction des émissions des entreprises. La controverse s’est finalement refermée avec la publication, à l’été, de deux rapports critiques sur la compensation note49 . Cet épisode témoigne sans doute des pressions que peuvent exercer certains acteurs de la finance carbone, voire certaines entreprises, afin de faire apparaître la compensation comme une solution de décarbonation à part entière.
Atteindre le plus rapidement possible la neutralité carbone au niveau mondial est un gigantesque défi, qui suppose des réductions fortes et régulières d’émissions de GES et le développement du stockage d’origine anthropique. Les montants financiers en jeu sont considérables et il est patent que les États ne pourront pas en assurer la totalité. Il est donc souhaitable que le secteur privé soit mis à contribution.
Les crédits carbone permettent cette mobilisation de financements privés. Mais ils ne doivent pas être vus comme annulant les émissions de GES des entreprises qui, en achetant ces crédits carbone, contribuent à ces réductions, évitements ou stockages. Cette contribution peut en revanche être mise en avant dans leur reporting.
Les référentiels de calcul d’émissions ou de trajectoires d’émissions doivent interdire la compensation (c’est le cas aujourd’hui des deux principaux référentiels, le GHG Protocol et le SBTi). Et les marchés volontaires doivent être abandonnés au profit des seuls marchés réglementés, qui doivent l’être avec sérieux et professionnalisme.