Nous ne rentrerons pas dans le détail du contexte historique dans lequel cette théorie a été produite, ni sur ses développements ultérieurs. Rappelons simplement que les avantages comparatifs de Ricardo visent à réfuter la théorie des avantages absolus développée par Adam Smith. Celle-ci est à l’époque l’argument le plus courant contre le libre-échange ; selon elle, ce dernier éliminerait au plan économique tout pays ne pouvant produire aucun bien à meilleur marché que ses concurrents.
Nous ne reprendrons pas non plus l’ensemble des – vastes – débats sur le commerce international (auxquels nous consacrerons prochainement un module). Nous nous limiterons ici à mettre en lumière la faiblesse du modèle de Ricardo. Sa présence dans l’enseignement et les cours d’économie est pourtant incontournable, pour une raison bien formulée sur le site Partageons l’Éco : Malgré le fait que la théorie des avantages comparatifs essuie un certain nombre de critiques, elle reste un des cadres d’analyse utile pour comprendre le commerce international.
Nous allons voir ici que cette théorie est tout simplement inconsistante.
L’argument initial de Ricardo
David Ricardo veut défendre le libre-échange, qui permettait de faire baisser le prix du blé en Angleterre, grâce à l'importation de blé étranger, moins cher. En effet, la production du blé était protégée de la concurrence internationale par les Corn laws, dont Ricardo était un adversaire convaincu, pensant qu’elles nuisaient à la performance économique de l’industrie.
À l’époque, la théorie du commerce international qui avait pignon sur rue était celle des avantages absolus d’Adam Smith, selon laquelle un pays dont une production était moins coûteuse en absolu que celle d’un autre, était nécessairement gagnante au libre-échange. Dès lors, la libéralisation des échanges pouvait être entièrement défavorable à un pays aux coûts plus élevés pour tous ses produits.
Ricardo se base sur la concurrence entre le Portugal et l’Angleterre, produisant chacun des draps et du vin. Il suppose que les coûts de production sont plus élevés dans les deux cas en Angleterre. Il montre que, dans ce cas, le libre commerce permet quand même un gain pour les deux pays, chacun ayant intérêt à se spécialiser dans le secteur où il est relativement le meilleur. Un petit calcul le montre facilement. Supposons par exemple que les productivités (en unité d’œuvre divisée par heures de travail) soient les suivantesricardo3:
|
Portugal |
Angleterre |
1m de drap | 1/90 | 1/100 |
1L de vin | 1/80 | 1/120 |
Dans cet exemple, le Portugal est supérieur à l’Angleterre pour le vin et le drap mais son avantage comparatif dans le vin est supérieur à celui qu’il a dans les draps. L’ouverture du commerce entre les deux pays conduira le Portugal à se spécialiser dans le vin (puisque c’est là qu’il fera le meilleur gain dans l’échange) et laisser l’Angleterre se spécialiser dans le drap. Avant l’ouverture des échanges entre les pays, pour produire 2m de drap il fallait 190h de travail (100+90), et 200h de travail pour 2L de vin (120+80), soit au total 390 heures. Après ouverture des échanges, le temps cumulé sera de 360 heures, l’Angleterre économisant 20h et le Portugal 10h par rapport à la situation antérieure.
Ricardo en conclut que le libre-échange ne condamne donc pas les moins productifs à être perdants. Même si un pays était le meilleur en tout, il ne capterait pas tous les commerces, car il aurait intérêt à se spécialiser sur les créneaux les plus profitables pour lui. Pour formuler cet argument de manière encore plus accessible, Ricardo l’utilise dans le cas de deux ouvriers :
Supposons deux ouvriers sachant l’un et l’autre faire des souliers et des chapeaux : l’un d'eux peut exceller dans les deux métiers ; mais en faisant des chapeaux il ne l’emporte sur son rival que d’un cinquième, ou de 20 pour cent, tandis qu’en travaillant à des souliers, il a sur lui un avantage d’un tiers, ou de 33 pour cent. Ne serait-il pas de l’intérêt de tous les deux que l’ouvrier le plus habile se livrât exclusivement à l’état de cordonnier, et le moins adroit à celui de chapelier ?ricardo1
Cette comparaison est très efficace, car elle illustre un raisonnement macroéconomique par un exemple de la vie microéconomiquericardo4, facile à comprendre, et d’autant plus convaincant que la spécialisation des entreprises et leur focalisation sur leurs points forts est un mantra de toutes les écoles de gestion – qui n’est pas sans fondement, sur ce plan.
Le petit modèle de Ricardo a par ailleurs une capacité pédagogique indéniable. Il fait bien comprendre que si le travail était réparti comme suggéré par les avantages comparatifsricardo5, la production réalisée au total serait bien supérieure à une répartition faite selon les avantages absolus.
Les faiblesses évidentes de la démonstration de Ricardo
On doit à Ricardo d’avoir mis en lumière cette notion d’avantages comparatifs. Mais ce modèle (car il s’agit bien d’un petit modèle mathématique, aussi rudimentaire soit-il) repose sur des hypothèses et des simplifications discutables, et il est évidemment bien loin de représenter la réalité. Commençons par les deux critiques les plus évidentes.
D’une part, ce n’est pas parce qu’en théorie des pays auraient avantage à se spécialiser ainsi qu’ils le feront, étant supposé que toutes les barrières douanières soient abaissées. Sous-entendre que la spécialisation considérée comme optimale par Ricardo se ferait mécaniquement parce que ce serait l’intérêt des nations, c’est évidemment bien rapide. Dans les faits, l’ouverture commerciale fait se concurrencer des entreprises et non des dirigeants publics qui seraient capables d’allouer des forces de travail. Donc rien ne dit que le résultat de l’ouverture commerciale soit conforme aux calculs du petit modèle.
D'autre part, dans le raisonnement de Ricardo, les ouvriers et les capitaux (même si ces derniers ne sont pas explicités dans le calculricardo6, ils n’en sont pas moins indispensables) sont supposés ne pas se déplacer. Or, si les capitalistes anglais investissent au Portugal dans le drap – car, pour eux, ce sera un meilleur placement –, la production anglaise s’effondrera. Ricardo a d’ailleurs conscience de cet argument et tente d’y répondrericardo7:
Bien des causes s'opposent à la sortie des capitaux anglais, comme la crainte de voir s'anéantir au dehors un capital dont le propriétaire n'est pas le maître absolu, la répugnance naturelle qu'éprouve tout homme à quitter sa patrie et ses amis pour aller se confier à un gouvernement étranger, et assujettir des habitudes anciennes à des mœurs et des lois nouvelles ! Ces sentiments, que je serais fâché de voir affaiblis, décident la plupart des capitalistes à se contenter d'un taux de profit moins élevé dans leur propre pays, plutôt que d'aller chercher dans des pays étrangers une utilisation plus lucrative de leurs fonds.
Les faits lui donnent clairement tort : l’ouverture de la circulation internationale des capitaux les rend mobiles et ils ne se privent pas d’opportunités de gains.
Des postulats discutables et des simplifications extrêmes
Ces deux premières critiques peuvent être complétées par la mise en évidence d’une série de postulats non explicités mais pour le moins discutables :
- Les gains de productivité profiteraient à la société dans son ensemble.
Cela n’a rien d’évident. Si, pour produire les mêmes quantités de drap et de vin, il faut moins de main-d’œuvre, aucune loi économique ne garantit qui sera bénéficiaire de ces gains. Il pourrait être imaginé, par exemple, que la production totale reste constante et que des travailleurs soient licenciés.
- L’amélioration de l’intérêt des deux pays est évaluée en gains de productivité de la main-d'œuvre.
À l’époque, pour Ricardo et ses pairs, la lutte contre la pénurie qui hantait tout le monde – tout comme les famines qui pouvaient en découler – ne pouvait se gagner qu’en réduisant la part du temps humain dans la production, qui était l’une des variables limitantes. On peut comprendre qu’un économiste considère alors que le gain de productivité lié à l’échange puisse représenter le bénéfice indiscutable de l’échange. Cela n’a plus rien d’évident aujourd’hui ; le bien-être social n’est pas le résultat automatique de ces gains et les questions d’énergie, de ressources naturelles et de pollutions (dont les émissions de gaz à effet de serre) sont – enfin – prises en compte.
- Les pays (et leurs dirigeants) raisonnent de manière étroitement économique, sans tenir compte des enjeux géopolitiques et de dépendances stratégiques.
- Les prix des produits sont le reflet de leur contenu en travail ; c’est la théorie de la valeur-travail, partagée par Adam Smith et David Ricardo.
Cette théorie est manifestement fausse. Un prix de vente s’établit en fonction de multiples paramètres : la situation concurrentielle et le rapport entre l’offre et la demande, dont dépendent en partie les marges des entreprises, les prix de revient qui incluent les achats, les impôts, taxes, charges sociales et subventions, les parités monétaires, etc.
Venons-en aux simplifications. Certes, en économie, aucun modèle mathématiquefichemaths ne peut représenter l’extraordinaire complexité de la réalité : il nécessite donc un certain nombre de simplifications. Mais le simplisme du modèle de Ricardo est extrême. Voici quelques-unes des hypothèses faites implicitement :
- Il n’y a qu’un seul facteur de production : le travail, qui est homogènericardo8, mobile au sein du pays mais, comme on l’a dit, immobile internationalement.
- Le modèle ne met en jeu que deux pays, le pays domestique et le pays étranger.
- Ils ne produisent que deux types de biens : du vin et du drap, supposés en outre identiques qu’ils soient fabriqués dans un pays ou dans l’autre
- Les coûts de transport sont nuls.
- Les rendements sont constants.
- Les valeurs respectives des monnaies d’échange sont supposées stables et les monnaies évaluées de sorte que des gains de productivité se traduisent par des gains monétaires.
Même si des modèles plus complexes ont été élaborésricardo9 depuis pour lever certaines de ces hypothèses trop restrictives, la théorie des avantages comparatifs reste une référence.
Le modèle d’Heckscher-Ohlin
Les économistes suédois Eli Heckscher (en 1919) et Bertil Ohlinricardo10 (en 1933) ont élaboré un modèle dit HO, complété dans les années 1940 par Paul A. Samuelson et Wolfgang S. Stolper. Ils améliorent celui de Ricardo, en introduisant deux facteurs de production (le capital et le travail) et des différences de dotations en facteurs de production de chaque pays, dont ils montrent qu’ils sont à l’origine des avantages spécifiques de chaque pays.
Pour le reste, ce modèle est aussi simpliste que celui de Ricardo. Voici quelques-unes des hypothèses sur lesquelles il repose :
- La production se fait à rendements d’échelle constants ;
- La concurrence est pure et parfaite ;
- Les facteurs de production ne sont pas disponibles en même quantité dans chaque pays ;
- Les biens produits requièrent respectivement plus ou moins de capital ou de travail ;
- La technologie est identique dans les deux pays : si un bien nécessite plus de capital que de travail dans un pays, c’est aussi le cas dans l’autre pays.
Heckscher et Ohlin concluent du modèle que chaque pays produit et exporte le bien pour lequel son facteur de production est relativement le plus abondant. Prenons un exemple illustratif :
Deux pays (l’Allemagne et le Bangladesh) produisent deux biens (des voitures et des t-shirts) avec deux facteurs de production (le capital et le travail). Les voitures requièrent une forte intensité de capital, les t-shirts une forte intensité de main-d’œuvre. L’Allemagne a beaucoup de capital, le Bangladesh beaucoup de main-d’œuvre. Si les pays commencent à s’échanger des produits, chacun se spécialise dans le bien pour lequel il a un facteur de production plus abondant : l’Allemagne dans les voitures car elle a plus de capital que de main-d’œuvre, le Bangladesh dans les t-shirts car il a plus de main-d’œuvre que de capital. Grâce à l’échange chacun a pu exporter le bien qu’il produisait mieux et importer l’autre produit. Chaque pays a obtenu plus de marchandises que dans une situation d’autarcie.
Conclusion
Ce petit modèle est à l’origine de l’idée que les pays du Nord ont intérêt à se spécialiser dans les secteurs à haute valeur ajoutée et ceux du Sud à fort contenu en main d’œuvre ; il est pourtant tout aussi contestable que celui de Ricardo.
Source Cet encadré s’inspire fortement de la présentation faite sur le site du
Projet BaSES.
La théorie des avantages comparatifs a certainement joué un rôle-clé dans l’abandonricardo11 relatif par l’Angleterre de son agriculture (pourtant puissante) au profit d’une spécialisation industrielle au XIXe. Autosuffisant au début du XIXe, le pays dépendra pour plus des deux tiers de l’étranger pour son alimentation au début du siècle suivant. Et plus généralement, comme dit en introduction, cette théorie reste la référence incontournable du raisonnement économique pour la question du commerce international. Il est pourtant clair que cette théorie ne peut être testée empiriquement, aucune des hypothèses sur lesquelles elle repose n’étant réaliste. Il est aussi clair qu’on ne peut donc rationnellement en déduire une quelconque valeur prescriptive. Et pourtant…