Qu’est-ce que le Traité sur la Charte de l’Énergie ?
Le Traité sur la Charte de l’Énergie (TCE) a pour objectif affiché de promouvoir la coopération et la sécurité dans le domaine de l’énergie. Il couvre toutes les activités économiques du secteur sauf celles relatives à la réduction de la demande en énergie notetce2 : l'exploitation, l'extraction, le raffinage, la production, le stockage, le transport, la transmission, la distribution, l'échange, la commercialisation et la vente de matières ou de produits énergétiques. Le TCE ne distingue pas entre les activités polluantes et les énergies décarbonées.
Entré en vigueur en 1998, ce traité juridiquement contraignant comptait mi 2022 53 parties contractantes parmi lesquelles l’Union européenne, les États membres de l’UE (sauf l’Italie qui s’en est retirée en 2016 notetce3), d’autres pays européens (Royaume-Uni, Suisse, Norvège notetce4), des pays d’Asie centrale, la Turquie et le Japon.
A. Les objectifs du traité : quatre grands domaines d’action
Les objectifs affichés sur le site du traité portent sur quatre grands domaines :
- la protection des investissements étrangers et la protection contre les principaux risques non commerciaux ;
- des conditions non discriminatoires pour le commerce des matières, produits et équipements énergétiques, ainsi que des dispositions visant à garantir la fiabilité du transport de l'énergie par les pipelines, les réseaux et autres moyens ;
- le règlement des différends entre les États participants, et entre les investisseurs et les États ;
- la promotion de l'efficacité énergétique et les efforts visant à minimiser l'impact environnemental de la production et de l'utilisation de l'énergie. Ces dispositions ne sont cependant pas contraignantes et les investissements étrangers visant la réduction de la demande en énergie ne sont pas protégés par le TCE.
B. Le recours à l’arbitrage privé pour protéger les investissements étrangers
L’aspect le plus connu et le plus problématique de ce traité concerne l’utilisation de l’arbitrage privé pour protéger les investisseurs résidant sur le territoire d’une des États parties et ayant investi dans le système énergétique d’une autre partie contractante. En effet, le TCE donne la possibilité à ces investisseurs d’exiger une compensation financière auprès des États, au cas où un changement dans leur législation énergétique aurait un impact négatif sur les investissements réalisés et sur les bénéfices qu’ils en attendaient.
Les montants demandés peuvent se compter en centaines de millions voire en milliards d’euros (et ce d’autant plus que, comme nous allons le voir, la simple menace du TCE peut amener les États à payer). Pour régler les différends entre État et investisseurs, ces derniers peuvent avoir recours aux tribunaux d’arbitrage privés ou aux tribunaux nationaux, les deux options étant prévues par le TCE. notetce5
Qu’est-ce qu’un tribunal d’arbitrage privé ?
L’arbitrage désigne une justice privée et payante, chargée de trancher les litiges qui lui sont soumis par les parties dans le respect des principes du droit. notetce6 Schématiquement, les parties à un litige se mettent d’accord pour avoir recours à un arbitre (ou à un tribunal d’arbitrage) plutôt qu’à la justice étatique afin de régler leur différend.
L’intégration du recours à des tribunaux d’arbitrage privés dans les traités commerciaux a vu le jour après la décolonisation, à la demande des multinationales basées en Europe. Ces dernières ont justifié le besoin d’arbitres neutres en raison de leur méfiance vis-à-vis des tribunaux locaux dans le règlement des différends les opposant à des gouvernements nationalistes, qui n’hésitaient pas à exproprier les investisseurs étrangers pour mettre en place des politiques de développement. Ce dispositif s’est fortement développé depuis et il est devenu le mode le plus courant de résolution des conflits internationaux entre États et investisseurs dans de nombreux secteurs industriels, tels celui de l’énergie.
En avril 2024, le secrétariat du TCE affichait avoir connaissance de 150 cas d’arbitrages lancés au titre du TCE. notetce7
C. Les conditions de retrait d’une partie contractante et la clause de survie
Les modalités du retrait du TCE, détaillées dans son article 47, sont relativement simples.
Le retrait d’une partie contractante prend effet un an après la date de réception par la Conférence de la charte de l’énergie de la notification écrite dans laquelle cette partie a exprimé sa volonté de sortir du traité.
Cependant, il ne suffit pas de sortir du TCE pour échapper aux contentieux. En effet, l’article 47 comprend une disposition, appelée clause de survie (sunset clause en anglais), selon laquelle les dispositions du traité continuent à s’appliquer aux investissements réalisés dans la zone d’une partie contractante par des investisseurs d’autres parties contractantes ou dans la zone d’autres parties contractantes par des investisseurs de cette partie contractante pendant une période de 20 ans après la date de sortie.
En clair, les mécanismes de protection des investissement réalisés avant le retrait continuent à s’appliquer pendant les 20 ans qui suivent la sortie du traité. C’est, par exemple, ce qui s’est passé en 2022 pour l’Italie dont le retrait du TCE a pourtant pris effet le 1er janvier 2016.
Le cas Rockhopper vs République d’Italie
En décembre 2015, le parlement italien valide un moratoire interdisant tout projet pétrolier et gazier à moins de douze milles marins des côtes italiennes. La société Rockhopper, qui avait obtenu, à l’été 2014, la licence du projet de plateforme pétrolière Ombrina Mare (dans la mer Adriatique au large de la région des Abruzzes), décide alors de porter plainte au titre du TCE. Après plusieurs années de procédure, l’entreprise obtient gain de cause en août 2022 : six ans après son retrait du TCE, l’État italien doit payer une amende de 190 millions (plus les intérêts) à l’entreprise Rockhopper.
En savoir plus :
- le communiqué de presse de Rockhopper
- plusieurs articles sur les sites billateral.org et isdstories
La sécurisation de l’approvisionnement énergétique de l’Europe, raison d’être du traité devenue obsolète
A. Un traité pour sécuriser les approvisionnements de l’Europe de l’Ouest
Un des objectifs majeurs du TCE était de sécuriser l’approvisionnement de l’Europe de l’Ouest en énergies fossiles à partir des républiques issues du bloc soviétique, en protégeant les opérations des compagnies étrangères dans ces pays.
Sur le graphique suivant sont indiqués tous les pays (non membres de l’UE en 2000) représentant plus de 5% de l’approvisionnement de l’UE dans une des trois grandes catégories d’énergies fossiles à la fin des années 1990 (donc quand le TCE est entré en vigueur).
Comme on peut le constater, dans une perspective de sécurisation des approvisionnements énergétiques, le TCE pouvait avoir du sens dans les années 2000 puisque les pays signataires représentaient quasiment 60% des approvisionnements de l’UE en gaz, 40% pour les combustibles fossiles solides (charbon) et 30% pour le pétrole et les produits pétroliers.
C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
B. Le traité sur la charte de l’énergie ne comprend plus de fournisseurs majeurs de l’UE en énergie
Parmi les principales sources d’approvisionnement en énergies fossiles de l’UE (hors pays membres), seule la Norvège reste signataire du TCE. La Russie a dénoncé le traité à partir de 2009 et de façon définitive en 2018, et l’Australie en 2021. Le seul autre pays signataire du TCE approvisionnant l’UE de façon assez conséquente est le Kazakhstan (non représenté ici) qui a fourni environ 4,5% des importations de pétrole et produits pétroliers de l’UE en 2019. Or ces deux pays sont également signataires d’autres traités avec l’UE incluant le secteur énergétique : la Norvège est membre de l’EFTA (European Free Trade Association) et le Kazakhstan du Central-Asian Partnership (traité non contraignant).
La crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine en 2022 est encore venue confirmer l’inutilité du TCE. Comme on le voit très clairement sur le schéma, la Russie est de loin le premier fournisseur d’énergies fossiles de l’UE. Or avec le retrait de la Russie du TCE, sa raison d’être est devenue obsolète.
C. La tentative d’extension du traité sur la charte de l’énergie à l’Afrique
Pour faire face à cette situation, une stratégie d’extension du TCE à des pays abritant d’importantes réserves en énergies fossiles a alors été développée à partir des années 2010. Les pays africains sont visés en priorité par cette extension qui est financée principalement par les fonds de développement de l’UE (voir encadré).
Malgré les efforts déployés et le détournement de financements destinés au développement au profit de la préparation de l’adhésion de pays africains au TCE, ces derniers n’ont pas réussi à ajuster les législations nationales pour permettre la mise en œuvre des dispositions du traité, en particulier le recours aux tribunaux d’arbitrage privés, qui intéresse en priorité les compagnies européennes.
Adhésion au TCE : l’aide au développement est-elle vraiment bien utilisée ?
L’assistance technique financée par l’UE dans le cadre de la mise en œuvre des objectifs d’accès à une énergie propre pour tous en 2030 a notamment été partiellement utilisée pour former les experts africains au TCE. Plus récemment, dans le cadre d’un projet d’aide à la mise en place d’une gouvernance moderne de l’énergie dans les pays de l’Afrique de l’Ouest, l’UE finance depuis 2019, à travers le 11ème fonds européen de développement, l’accueil par le secrétariat du TCE d’experts nationaux en vue de préparer l’adhésion de leurs pays au Traité sur la Charte de l'Énergie. On peut légitimement se demander si l’aide au développement européenne ne serait pas mieux employée pour financer des projets d’accès à l’énergie...
Comment les investisseurs se servent-ils du traité sur la charte de l’énergie pour faire plier les États ?
A. Brandir la menace d’une demande de compensation devant les tribunaux d’arbitrage privés
Les investisseurs étrangers n’ont pas besoin d’attendre qu’une nouvelle loi soit votée pour faire pression sur les États et obtenir des dédommagements. Il leur suffit d’invoquer le Traité sur la Charte de l’Énergie et de brandir la menace d’une demande de compensation devant les tribunaux d’arbitrage privés pour que les gouvernements abdiquent. Ce fut, notamment le cas en 2017, avec la loi Hulot sur la fin de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures, qui fut vidée de sa substance par la simple menace notetce8 de la société canadienne Vermillion qui considérait que la loi violait les engagements internationaux de la France en tant que membre du traité sur la charte de l’énergie de 1994 notetce9. Cette menace fut possible, bien que le Canada ne soit pas signataire du TCE (voir encadré).
Qui sont les investisseurs étrangers concernés par le TCE ?
Il s’agit des entreprises financières ou industrielles domiciliées sur le territoire d’un des pays contractants (ou signataires) et ayant investi dans un autre pays contractant. Par exemple, les investisseurs d’un pays européen sont considérés comme étrangers dans les autres pays de l’UE. notetce10 Il est important de noter qu’il n’est pas nécessaire que la maison mère de l’entreprise concernée soit domiciliée dans un pays contractant. Par exemple, pour que l’entreprise canadienne Vermillion puisse se prévaloir du TCE, il lui suffit de domicilier une de ses filiales dans un pays signataire du traité.
De l’autre côté du Rhin, le gouvernement allemand a offert, dans le cadre de l’accord sur la sortie du charbon prévue pour 2038 notetce11, une compensation de plus de 2,6 milliards d’euros au conglomérat RWE et 1,75 milliards d’euros à la société LEAG à condition de ne pas utiliser le Traité sur la Charte de l’Énergie pour des recours aux tribunaux d’arbitrage privés. La décision du gouvernement allemand a été motivée par les litiges expérimentés par le pays avec l’entreprise suédoise Vattenfall, qui lui réclame des compensations de plus de 6 milliards d’euros en raison de la mise à l’arrêt prématurée d’une centrale nucléaire et de la demande de mise en conformité d’une centrale à charbon avec les normes environnementales européennes.
B. Le traité le plus invoqué dans les litiges entre investisseurs étrangers et États
Le TCE est un traité peu connu des décideurs politiques, des médias, des ONGs et du grand public, mais c’est le traité le plus invoqué dans les litiges entre investisseurs étrangers et États. Le secrétariat de la charte de l’énergie faisait état, au 1er juin 2022, de 150 litiges connus notetce12 qui l’invoquent. Plus des deux-tiers sont des litiges intra-européens liés à la baisse des subventions pour la production d’électricité à partir des sources d’énergie renouvelables. L’Espagne caracole en tête de ces litiges avec une cinquantaine en cours pour un total de demandes de compensations de plus de 8 milliards d’euros. L’Italie et la République tchèque sont les deux autres pays les plus durement impactés par le TCE. En septembre 2022, la France a été poursuivie pour la première fois : le producteur d’énergie renouvelable allemand Encavis AG conteste la décision du gouvernement de modifier ses tarifs de rachats sur le solaire photovoltaïque, décision qui se justifie par la baisse considérable des prix dans le secteur.
Le traité sur la charte de l’énergie constitue un obstacle à la transition écologique
A. Un traité qui protège les investissements fossiles
En protégeant les investissements étrangers dans les énergies fossiles, le TCE défend les investissements étrangers dans des actifs fortement émetteurs de gaz à effet de serre (tels des centrales à charbon, des raffineries etc.).
Le respect de l’objectif de limiter le réchauffement climatique bien en dessous de 2°C adopté par la communauté internationale dans l’accord de Paris sur le climat implique de cesser d’utiliser certains de ces actifs avant qu’ils soient arrivés à leur fin de vie économique.
On appelle actifs échoués (ou stranded assets en anglais) les actifs qui devront être dépréciés du fait de l’évolution nécessaire de la législation pour se mettre en conformité avec l’accord de Paris.
Le sixième rapport d’évaluation sur le climat du GIEC (2022) notetce13 cite explicitement le TCE comme un outil de blocage de l’action climatique utilisé par les propriétaires de ces actifs. En effet, le TCE protège ces actifs fossiles en empêchant leur échouage.
Malgré les améliorations apportées à la gouvernance internationale de l'énergie, il semble qu'une grande partie d'entre elles visent toujours à promouvoir la poursuite du développement des énergies fossiles. L'un des aspects de cette situation est le développement de normes juridiques internationales. Un grand nombre d'accords bilatéraux et multilatéraux, dont le traité sur la charte de l'énergie de 1994, comportent des dispositions relatives à l'utilisation d'un système de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) conçu pour protéger les intérêts des investisseurs dans des projets énergétiques contre les politiques nationales qui pourraient conduire à l’échouage de leurs actifs. De nombreux spécialistes ont indiqué que l'ISDS pouvait être utilisé par les entreprises de combustibles fossiles pour bloquer les législations nationales visant à éliminer progressivement l'utilisation de leurs actifs. notetce14
Le think tank OpenExp a estimé les actifs fossiles ainsi protégés à 870 milliards d’euros fin 2019notetce15. Ces montants pourraient atteindre 2 150 milliards d’euros d’ici 2050 si la protection des investissements étrangers dans les énergies fossiles était maintenue.
Le TCE devant la Cour européenne des droits de l'Homme
Le 21 juin 2022, 5 jeunes Européens ont attaqué devant la CEDH douze pays signataires du TCE, arguant qu'en protégeant les énergies fossiles, le traité est incompatible avec les engagements climatiques des États.
Le 9 février 2023, la Cour ajournait l'examen de l'affaire dans l'attente de l'examen par la Grande Chambre de trois autres dossiers relatives au climat : Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse ; Carême c. France ; et Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres.
Le 9 avril 2024, la Grande Chambre de la CEDH a rendu ses décisions dans les trois affaires, jugeant irrecevables les requérants français et portugais, mais rendant une décision intéressante dans l'affaire suisse :
La CEDH affirme que pour protéger le droit à la vie de leurs citoyens, les États ont l'obligation d'agir contre le réchauffement climatique.
Si cette jurisprudence est historique, elle ne garantit en rien l'issue de la procédure intentée contre les États membres du TCE, qui pourrait par ailleurs durer encore des années.
B. Un traité qui augmente le coût de la transition énergétique
Les promoteurs du TCE, avec à leur tête le secrétariat qui gère ce traité, défendent l’idée que c’est un outil indispensable pour accélérer la transition énergétique, en s’appuyant sur le nombre élevé de litiges liés à la baisse des subventions relatives à la production d’électricité à partir de sources d’énergies renouvelables.
La bonne gouvernance de la transition énergétique nécessite d’ajuster régulièrement les subventions aux investissements dans les énergies renouvelables à la réalité du marché. C’est ce qui s’est passé dans plusieurs pays de l’UE avec la baisse spectaculaire des coûts des installations photovoltaïques (-85%) et éoliennes (-55%) entre 2010 et 2019notetce16.
Ces ajustements peuvent toutefois coûter aux contribuables des milliards d’euros en procédures judiciaires et compensations dans les pays signataires du TCE. La baisse des subventions aux énergies renouvelables a été appliquée sans distinction aux investisseurs nationaux et étrangers, sauf au Portugal où les tarifs de rachat de l’électricité éolienne, qui implique principalement des investisseurs étrangers, ont été prolongés jusqu'en 2036 alors que les subventions aux installations solaires, qui impliquent principalement les investisseurs nationaux, ont été ajustées à la réalité du marché.
Certes, la décision portugaise a évité le recours, comme le prévoit le TCE, aux tribunaux d’arbitrage privés pour le règlement des différends entre investisseurs et États, mais cette décision, qui est le résultat de négociations secrètes notetce17 avec des investisseurs étrangers, y compris chinois, qui ont racheté certaines installations éoliennes au moment de la crise financière, a augmenté le coût de la transition énergétique pour les contribuables portugais. En effet, le Portugal est le pays de l’UE où le montant des subventions pour la production de l’électricité éolienne est le plus élevé. Malgré cela, les partisans du Traité sur la Charte de l’Énergie considèrent la stratégie mise en place par le Portugal pour éviter les litiges comme une bonne pratique.
Le traité sur la charte de l’énergie affaiblit les États et est une menace pour les démocraties
A. Un obstacle à la souveraineté énergétique des États
Le TCE ne comprend pas de dispositions explicites pour protéger le droit des États à légiférer. Ainsi, les parties contractantes perdent la souveraineté sur leurs politiques énergétiques et climatiques au profit d’investisseurs étrangers.
C’est ce que montrent les litiges connus tel celui opposant Nord Stream à l’Union européenne dans le cadre de la mise en œuvre de la directive européenne relative aux règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel. Basée en Suisse et détenue par le géant russe Gazprom, la société Nord Stream AG a été créée pour mener à bien la construction du gazoduc NordStream2 reliant la Russie à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique. Cette société conteste, au nom de dispositions du TCE, l’extension aux pays tiers des règles de dégroupage dans le secteur du gaz et demande réparation à l’UE (pour un montant non rendu public).
Le Haut conseil pour le climat (HCC), organisme indépendant créé en 2018 pour apporter un éclairage sur la politique du gouvernement français en matière climatique, a exprimé très clairement, dans son avis sur la modernisation du TCE, la perte de souveraineté des États signataires en matière de politiques énergétique et climatiques.
Le TCE comprend un mécanisme de règlement des différends permettant aux investisseurs de recourir à l’arbitrage international contre les États signataires notamment en cas de modification unilatérale de leurs cadres législatifs ou réglementaires dans le secteur de l’énergie. Ce mécanisme a généré un risque accru de perte de souveraineté pour les États signataires dans l’élaboration ou la mise en œuvre de leurs politiques énergétiques et climatiques, et entraîné une multiplication des contentieux et des sentences arbitrales en conflit avec les décisions des juridictions nationales et européennes.
B. Un obstacle à la justice climatique et un coût pour le contribuable
Le TCE est également une menace pour les démocraties car il empêche les gouvernements d’exécuter des décisions de justice émanant de tribunaux nationaux et résultant de l’action citoyenne dans le cadre des contentieux climatiques, comme c’est le cas en Italie et aux Pays-Bas. Dans les deux cas, la bataille judiciaire gagnée par les citoyens, pour l’arrêt de l’exploration des énergies fossiles en Méditerranée dans le cas italien (voir encadré dans la partie 1.C) et pour l’arrêt de centrales à charbon avant la fin de leur durée de vie aux Pays Basnotetce18, risque de coûter aux contribuables des sommes exorbitantes pour indemniser les investisseurs étrangers.
Ces deux cas sont très probablement les premiers d’une longue série à venir si les États comptent réellement mettre en œuvre les accords de Paris.
Sur la période 2013-2019, le nombre annuel moyen de transactions (contrats dans le secteur de l'énergie avec des investisseurs étrangers) protégées par le TCE est estimé à 407 transactions, dont 54% sont liées aux combustibles fossiles. notetce19 Mettre fin à tous les accords relatifs aux combustibles fossiles protégés par le TCE, depuis son entrée en vigueur, coûterait potentiellement aux contribuables 523,5 milliards d'euros supplémentaires en moyenne, dont 503 milliards d'euros de sentences arbitrales, si les investisseurs gagnaient, et 20,5 milliards d'euros de frais d’avocats et d'arbitrage. La poursuite du mécanisme d’arbitrage privé sous le régime du TCE jusqu'en 2050 portera ce coût à 1 300 milliards d'euros, dont 42% seront payés par les contribuables européens. (Source : OpenExp, 2020)
C. Un instrument privilégié au détriment du droit européen
Plus de deux tiers des investissements étrangers dans le secteur de l’énergie au sein de l’UE sont des investissements intra-européens. Ils sont donc protégés par les règles du marché commun comme le prévoit le traité de Lisbonne. Cependant, le recours aux tribunaux d’arbitrage privés pour le règlement des différends entre investisseurs et États tel que prévu par TCE est plus avantageux que le droit européen pour les investisseurs européens. Cela explique le grand nombre de litiges intra-européens parmi les litiges engagés au titre du TCE.
Dans l’arrêt Komstroy du 2 septembre 2021 notetce20, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a conclu que la clause d’arbitrage du TCE (art.26) n’était pas applicable aux différends opposant un État membre à un investisseur d’un autre État membre au sujet d’un investissement réalisé par ce dernier dans le premier État membre.
Cependant, bien que cet arrêt soit une bonne nouvelle, sa prise en compte pour les litiges existants et à venir est soumise à une incertitude juridique forte. En effet, comme le souligne la Commission européenne dans une communication d’octobre 2022 , dans leur pratique décisionnelle constante et quasi unanime, les tribunaux d’arbitrage continuent de considérer que la clause d’arbitrage du TCE s’applique intra-UE.notetce21
Quelles voies pour sortir d’un traité anti-climatique et antidémocratique ?
A. Le retrait de l'UE et de ses États membres du traité
Le peu de progrès réalisés durant le processus de modernisation (voir plus bas) a encouragé plusieurs pays de l’UE à considérer sérieusement cette option, et, pour certains, à commencer à la mettre en œuvre par un retrait unilatéral.
La multiplication des retraits unilatéraux
Dans un courrier de décembre 2020, Bruno Le Maire et trois autres ministres ont demandé, au nom du gouvernement français, à la Commission européenne d’analyser les implications légales d’une sortie collective des pays de l’UE du TCE. Ce courrier était une réponse de la France à la forte mobilisation en faveur d’une sortie collective du TCE. notetce23
La demande de la France fut suivie en 2021 par celles de l’Espagne, qui a menacé de se retirer de façon unilatérale du TCE si l’option du retrait collectif n’était pas considérée par la Commission européenne, puis de la Pologne, et de la Grèce.
En octobre 2022, la Pologne adopte une loi sur la résiliation du Traité sur la Charte de l'Énergie. Dans les semaines qui suivent, l'Espagne, les Pays-Bas, la France, la Slovénie, l'Allemagne et le Luxembourg annoncent leur sortie du TCE. En 2023, c'est au tour du Danemark puis de l'Irlande et du Portugal.
Avec l'Italie, qui a quitté le TCE en 2016, l'ensemble de ces pays représentent 75% de la population de l'Union européenne.
En dehors de l'UE, l'Australie en novembre 2021, et le Royaume-Uni en février 2024 ont également annoncé leur retrait du Traité sur la Charte de l'Énergie.
La sortie coordonnée de l'UE
Face à cette pression des États membres, l'Union européenne s'est saisie de la question. En juin 2022, le Parlement invite la Commission et les États membres à commencer à préparer leur sortie coordonnée du TCE notetce24. Le 7 juillet 2023, la Commission a présenté une proposition de sortie coordonnée de l'Union européenne du TCE.
Le Traité sur la Charte de l'Énergie, dépassé, n'est pas aligné sur notre droit européen en matière de climat et sur nos engagements dans le cadre de l'Accord de Paris. Il est temps pour l'Europe de se retirer de ce traité.
Le texte a fait l'objet de discussions, certains pays, comme la Slovaquie ou la Hongrie souhaitant rester parties d'un TCE modernisé. C'est finalement un compromis qui est adopté par le Conseil en mars 2024 : d'une part, le retrait de l'UE et des pays membres qui le souhaitent notetce25, et d'autre part, des modifications à faire adopter par la Conférence de la Charte de l'Énergie, dans le cadre du processus de modernisation du traité, pour les États en restant parties. En particulier, le texte notetce26, qui devrait être adopté par le Parlement le 22 avril 2024, cherche à limiter les protections du TCE sur les investissements fossiles et à exclure du traité les sociétés boîtes aux lettres, filiales installées dans un pays membre du TCE uniquement pour pouvoir bénéficier des clauses du traité.
L‘importance de neutraliser la clause de survie
Le HCC souligne dans son avis sur la modernisation du TCE que pour être compatible avec les calendriers de décarbonation induits par l’accord de Paris et restaurer la souveraineté des politiques énergétiques et climatiques des parties signataires concernées, un retrait coordonné doit être couplé à une neutralisation de protection des investissements couverts par le TCE, dite 'clause de survie'.
En effet, comme expliqué dans la partie 1.C, la clause de survie permet aux investissements réalisés avant le retrait d’une partie contractante d’être protégés au titre du TCE pendant les 20 années suivant le retrait effectif. La neutralisation de cette clause est donc indispensable pour garantir l’absence de recours à l’arbitrage privé par les investisseurs s’estimant lésés par les politiques climatiques et énergétiques des États.
C'est pourquoi la Commission prévoit, en lien avec les positions sur le retrait du TCE et sa modernisation évoquées ci-dessus, l'adoption d'un accord d'interprétation du traité :
Cet accord devrait notamment confirmer qu’une clause telle que l’article 26 du TCE ne pouvait pas par le passé, ne peut pas à présent et ne pourra pas à l’avenir servir de fondement juridique à une procédure d’arbitrage engagée par un investisseur d’un État membre concernant des investissements dans un autre État membre.
La majorité des procédures étant intra-européennes, l’adoption d’un tel accord sonnerait le glas du traité.
B. La modernisation du traité : une voie insuffisante pour répondre aux défis énergétiques et climatiques
Certains États (la Suisse , quelques pays membres de l'UE) soutiennent une modernisation du TCE plutôt que son abandon, en dépit du fait que l'entrée en vigueur du TCE modernisé - dont les modifications doivent être adoptées à l'unanimité, puis ratifiées par au moins les trois quarts des parties signataires - pourrait prendre des années.
Ouvert en 2017, le processus dit de modernisation du TCE a fait l'objet de quinze cycles de négociations. Le dernier s’est conclu par l’adoption le 24 juin 2022 d’un accord de principe présentant les grands principes des modifications du traité.
La version révisée du TCE et de ses annexes a ensuite été transmise par le Secrétariat de la Charte de l’Énergie aux parties contractantes, mais sans être rendue publique. La Commission européenne avait rendu publiques ses propositions d’amendement le 6 octobre 2022 notetce22. La modernisation du traité aurait dû être entérinée lors de la 33ème réunion de la Conférence sur la Charte de l'Énergie qui s'est tenue le 22 novembre 2022. Le blocage de plusieurs pays européens a provoqué le report du vote - d'abord prévu en avril 2023, puis de nouveau été repoussé à courant 2024.
Les principales avancées sur les énergies fossiles qui ressortent de l’accord de principe et des amendements proposés par l'Union européenne sont les suivants :
- L’introduction d’un mécanisme de flexibilité permettant aux parties contractantes qui le souhaitent de mettre fin à la protection des investissements dans les énergies fossiles sur leur territoire. Quant aux investissements existants, ils seraient protégés pendant les dix années qui suivent l’entrée en vigueur de la version révisée du TCE (et jusqu'au 31 décembre 2040 au plus tard).
- De nouvelles dispositions qui réaffirment le droit de réglementer des États, c'est-à-dire de prendre des mesures pour atteindre des objectifs politiques légitimes, notamment en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique.
- L’introduction d’un nouvel article selon lequel les dispositions relatives aux règlements des différends (entre parties contractantes ; et entre un investisseur et une partie contractante) ne s’appliquent pas à des parties membres de la même organisation d’intégration économique régionale. Étant donné que l’Union européenne est la seule organisation de ce type, ce nouvel article permettrait de confirmer la position de la Cours de justice de l’UE selon laquelle il n’est pas possible de recourir à l'arbitrage dans le cadre d'investissements intra-européens (voir partie 5.C).
Si ces avancées sont intéressantes, elles restent largement insuffisantes pour répondre aux ambitions énergétiques et climatiques de la France et plus généralement de l’Union européenne. Ainsi, dans son avis sur la modernisation du TCE, le Haut conseil pour le climat
parvient à la conclusion que le TCE, y compris dans une forme modernisée, n'est pas compatible avec le rythme de décarbonation du secteur de l'énergie et l'intensité des efforts de réduction d'émissions nécessaires pour le secteur à l'horizon 2030, comme rappelé par l’AIE et évalué par le GIEC.
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