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icone fiches FICHE La rationalité de l'homo economicus : une hypothèse infondée
Fiche

La rationalité de l'homo economicus : une hypothèse infondée

Dogmes
par Alain Grandjean
publié le 8 août 2022
Group 97
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L’économie néoclassique suppose fondamentalement que l’individu est rationnel – dans un sens qui est spécifique à cette doctrine – et qu’il se comporterait comme un « homo economicus ». Nous allons voir que cette hypothèse n’est pas vérifiée empiriquement et contredit l’essentiel des apports des autres sciences humaines et sociales. Elle est cependant utilisée couramment dans les modèles des grandes institutions et plus généralement pour « démontrer » plusieurs résultats dont celui de l’équilibre, de l’efficience et de l’optimum des marchés. Cette rationalité n’étant pas vérifiée, ces conclusions ne tiennent pas.

Sommaire

La rationalité de l’homo economicus : définition et critiques

L'homo economicus est une représentation de l’agent économique dans la théorie néoclassique qui serait capable :

  • de maximiser sa satisfaction – appelée utilité ficheutilite par les économistes – en utilisant au mieux ses ressources .
  • d’analyser et anticiper le mieux possible la situation et les événements du monde qui l'entoure afin de prendre les décisions permettant cette maximisation.

En termes simples, l’homo economicus, ce curieux bipède, ne penserait qu’à son propre intérêt et n’agirait que pour l’optimiser sur toutes les échelles de temps, en intégrant toutes les informations dont il dispose… Lisons Richard Thaler :

Un magasin d’alimentation de taille moyenne propose à la clientèle des millions de combinaisons d’articles et de produits susceptibles d’entrer dans le budget d’une famille. Celle-ci va-t-elle vraiment choisir la meilleure d’entre elles ? Sans oublier que nous devons faire face à des problèmes bien plus ardus que le choix d’un produit : celui d’une carrière, d’un prêt immobilier, d’un conjoint, par exemple. Compte-tenu du taux d’échec que l’on observe dans l’ensemble de ces domaines, il paraît difficile de défendre l’idée que tous ces choix sont réellement optimaux. noteficherationalite1

1.1 Les grands principes de la rationalité en économie

La micro-économie néoclassique formule mathématiquement le comportement de rationalité via 2 axiomes : transitivité et complétude.

  • Transitivité : si un consommateur préfère X à Y, et préfère Y à Z, alors il préfèrera X à Z.
  • Complétude : les consommateurs connaissent leurs préférences individuelles. Ils peuvent choisir entre consommer X et consommer Y. Ils savent s’ils préfèrent X à Y, Y à X, ou s'ils sont indifférents à consommer X ou Y, et ce pour tout bien ou service (dans toutes les formes possibles) et pour l’éternité (ces préférences étant intertemporelles). Les fonctions d’utilité ficheutilite choisies pour représenter ces préférences ont des propriétés mathématiques cohérentes avec ces préférences.
  • Par ailleurs un troisième axiome est retenu pour définir homo economicus, celui de non satiété, c'est-à-dire l'idée selon laquelle il n'y a jamais de saturation de la consommation d'un bien. Que les économistes considèrent qu’il est rationnel d’être insatiable pose problème et soulève un voile sur cette hypothèse de rationalité : en quoi est-il rationnel de désirer toujours plus ? Poser la question c’est y répondre. Cet homo là n’est clairement pas rationnel au sens de raisonnable, tempérant, ou sage…

Insistons sur le fait que cette définition de la rationalité est très spécifique. Il y a bien d’autres définitions. Trois remarques s’imposent.

On peut dire d’un être rationnel qu’il est celui qui ne fait rien sans raison ou qu’il prend des décisions argumentées. Mais cette définition n’implique en rien des capacités d’analyse et d’optimisation telles que celle de l’homo economicus.

On peut dire aussi (c’est la conception de rationalité limitée de Herbert Simon noteficherationalite2) que la capacité de décision d'un individu est altérée par un ensemble de contraintes comme le manque d'information, des biais cognitifs ou encore le manque de temps. Dans cette optique, les décideurs ont tendance à choisir des solutions satisfaisantes plutôt qu'optimales.

Ne pas accepter l’hypothèse selon laquelle nous serions des homo economicus ne signifie cependant pas que nous soyons soumis uniquement à nos passions inconscientes, incapables de défendre nos intérêts ou incapables de discernement. Cette remarque est évidente mais doit être rappelée car l’économie politique du libre marché est généralement présentée comme s’adressant à des êtres humains responsables et rationnels et opposée à une économie politique interventionniste qui voudrait faire le bonheur des citoyens contre leur gré, ce qui n’est pas le cas. Ces caricatures par les économistes de la rationalité doivent être rappelées pour préciser que notre critique porte ici sur la conception très spécifique de la rationalité retenue par les économistes néoclassiques.

Il y a donc deux niveaux de critiques face à ce postulat de rationalité :

  • sa définition de la rationalité, comme nous venons de le voir en donnant deux exemples de définition alternative.
  • sa généralisation : quelle que soit la définition retenue de la rationalité, peut-on la considérer comme une propriété universelle ?

Avant d’évoquer les tentatives de tests empiriques de cette hypothèse, mentionnons le fait qu’identifier l’homme à un homo economicus c’est abandonner l’idée que l’être humain est au contraire capable d’amour désintéressé, de générosité et de don de soi. C’est ce que montre, entre autres, le livre de Jacques Lecomte, spécialiste de psychologie sociale, La Bonté humaine. noteficherationalite3

Les décisions des agents économiques ne sont pas indépendantes du contexte social et de la biologie humaine

L’hypothèse de rationalité au sens d’optimisation de ses intérêts sous contrainte budgétaire n’est pas validée par les études des psychologues sociaux. Elle ne prend pas compte le fait que les décisions des agents économiques ne sont pas indépendantes des sphères juridiques, institutionnelles, politiques et culturelles noteficherationalite4, et qu’elles sont déterminées par les différents milieux sociaux qui ont été fréquentés (famille, école, groupes de pairs, institutions culturelles, médias, etc.).

L’économie comportementale, branche de l’économie dont deux des chefs de file, Daniel Kahneman noteficherationalite4bis et Robert Thaler, ont reçu le prix Nobel d’économie respectivement en 2002 et en 2017, cherche à décrire le comportement économique humain sur la base d’expérimentations en laboratoire. Certes ces expériences sont bien incapables de reproduire la complexité de nos choix dans la vraie vie, et la portée des enseignements de l’économie expérimentale reste limitée. Cependant, si même dans des situations simples, les comportements n’obéissent pas à ce postulat de rationalité, on peut raisonnablement en déduire (si besoin était) qu’ils n’y obéissent pas en règle générale.

Et en effet ces expériences ne confirment pas ce que prédirait la théorie de l’homo economicus. Les exemples sont nombreux. Nous nous limiterons à un seul, le jeu de l’ultimatum, qui se joue de la manière suivante : une première personne (joueur A) se voit attribuer une certaine somme d'argent, et doit décider quelle part elle garde pour elle et quelle part elle attribue à une seconde personne (joueur B). La seconde personne doit alors décider si elle accepte ou refuse l'offre. Si elle la refuse, aucun des deux individus ne reçoit d'argent. Si les joueurs agissaient comme des homo economicus, le joueur B devrait accepter toute offre supérieure à zéro de la part du joueur A, et le joueur A, anticipant la réponse du joueur B, devrait faire la plus petite offre positive possible. Ces deux prédictions ne sont pas vérifiées par les expériences.

2.1 L’homo economicus propose une image déformée de l’être humain

Retenons que non seulement l’hypothèse de l’homo economicus est simpliste mais qu’elle est fausse et ne peut prétendre à représenter même de manière simplifiée les comportements des agents économiques. En résumé, l’homo economicus propose une image déformée de l’être humain.

Que nous disent les autres sciences humaines et sociales ? Citons Gilles Rotillon, qui parle du monde si simple de Jean Tirole dans un article paru en 2015 (un an après que Jean Tirole a reçu le prix Nobel d’économie) :

La science économique ne peut devenir une science comportementale qu’en réduisant l’homme à peu de chose et le "comportement" à presque rien. Or l’anthropologie, la psychologie ou la linguistique nous apprennent que l’être humain n’existe pas indépendamment de la société où il vit ; et ce avant même de naître, car "la première condition pour qu’un bébé devienne une personne est que ses parents le considèrent comme telle". noteficherationalite5

Le philosophe Gilbert Simondon montre que la formation de l’individu ne relève pas du simple déploiement d’une personnalité potentielle innée, mais suppose l’existence préalable de toute la société. noteficherationalite6 Loin d’être façonnés par nos préférences, nous dépendons de notre environnement technique et social. Du silex taillé au téléphone portable, toute l’évolution de l’humanité démontre le caractère constituant des objets techniques qui nous entourent. Le langage articulé lui-même, si caractéristique de l’espèce humaine, comme toutes les fonctions psychiques supérieures (sens esthétique, pensée conceptuelle, esprit critique) se développent, ainsi que l’a montré Lev Vygotski noteficherationalite7 dès les années 1920, à partir du contexte social existant, par l’appropriation des réalisations aussi bien techniques que culturelles ou symboliques déjà présentes dans le monde humain.

Quant aux sciences cognitives, elles nous invitent à considérer que la biologie de l’être humain le rend plutôt soumis à ses appétits et à vouloir toujours plus. noteficherationalite8 Des mécanismes cérébraux archaïques, le striatum notamment, et les circuits neuronaux de récompense, par le biais de la dopamine, incitent l'homme à assouvir continuellement et exponentiellement cinq besoins fondamentaux : manger, se reproduire, asseoir du pouvoir, acquérir de l'information, et fournir le moindre effort.

Nous voilà bien loin du portrait d’un calculateur omniscient…

Rationalité et efficience des marchés : des modèles mathématiques sans fondement solide

L’hypothèse de rationalité permet aux économistes néoclassiques de faire des modèles mathématiques. En effet les comportements ainsi idéalisés s’expriment mathématiquement et permettent des calculs. On pourrait penser que ces travaux théoriques ne portent pas à conséquence et ne concernent que quelques spécialistes. Mais la réalité est plus dérangeante et ce pour deux ensembles de raisons :

1. Cette formalisation est en effet employée dans des modèles mathématiques, dont ceux qui sont utilisés par les grandes institutions internationales (la BCE, le FMI, l’OCDE, la Banque mondiale, les ministères des finances des pays de l’ OCDE etc.) pour faire des prévisions et simuler des politiques publiques (comme par exemple pour la BCE sa politique monétaire). Ces modèles comportent bien d’autres hypothèses et postulats que celle de l’homo economicus. Mais ne serait-ce que par ce qu’ils reposent sur une telle déformation, leurs résultats ne peuvent être considérés comme probants.

Il est souvent rétorqué qu’il est préférable d’avoir des modèles simplifiés (et faux) que pas de modèle du tout. Mais, d’une part, il est dangereux de prendre des décisions sur des éclairages qui ne donnent pas la bonne direction ; chacun connaît l’histoire de l’ivrogne qui cherche ses clés sous un lampadaire, non parce qu’il les y a perdues mais parce que c’est là qu’il y a de la lumière… D’autre part, les économistes qui s’appuient sur ces modèles n’explicitent pas leurs limites ; or, ils sont si complexes qu’il est difficile à un citoyen ordinaire de les comprendre. Il y a donc là une forme d’abus de pouvoir (de la part de ces économistes), qui consiste de fait à faire autorité sur des bases scientiformes car mathématisées mais sans fondement empirique solide. (À ce sujet, lire notre fiche Du bon usage des mathématiques en économie fichemaths).

2. Les économistes néoclassiques prétendent avoir démontré l’efficacité du marché de concurrence libre et parfaite et qu’il conduit à un optimum de Pareto.noteficherationalite9 Il s’agit des deux théorèmes du bien-être noteficherationalite10 enseignés dans tous les cours de micro-économie du monde.

  • Selon le premier, tout équilibre général en concurrence pure et parfaite est un optimum de Pareto.
  • Selon le deuxième, tout optimum de Pareto peut être obtenu comme équilibre walrasien (c’est-à-dire en concurrence pure et parfaite) après réallocation des dotations initiales.

Ces démonstrations reposent sur de nombreuses hypothèses héroïques. Mais pour se limiter à notre propos, ces démonstrations supposent des agents économiques se comportant comme des homo economicus. Cela suffit pour invalider les conclusions.

Malheureusement les étudiants à qui les outils d’analyse critique ne sont pas nécessairement donnés lors de ces présentations ni dans les livres de microéconomie peuvent rester impressionnés par ces soi-disant démonstrations au formalisme d’apparence rigoureux.

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Notes

noteficherationalite1

Richard Thaler, Misbehaving. Les découvertes de l’économie comportementale, Seuil, 2018.

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noteficherationalite2

Herbert A. Simon, Models of man : social and rational ; mathematical essays on rational human behavior in a social setting, Wiley, 1957.

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noteficherationalite3

Jacques Lecomte, La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, Odile Jacob, 2012.

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noteficherationalite4

Citons par exemple John Maynard Keynes, Karl Polanyi, Louis Dumont, Robert Boyer.

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noteficherationalite4bis

Daniel Kahneman a mené ses recherches avec Amos Tversky, mort en 1996, avant le prix Nobel pour leurs travaux.

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noteficherationalite5

François Flahault, Le Paradoxe de Robinson. Capitalisme et société, Mille et une nuits, 2005.

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noteficherationalite6

Gilbert Simondon, L’Individuation psychique et collective, Aubier, 1989.

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noteficherationalite7

Lev S. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, La Dispute, 2014.

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noteficherationalite8

Voir Sébastien Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l'en empêcher, Robert Laffont, 2019. Ce livre expose certes une thèse discutée dans son champ (les sciences cognitives) mais il ouvre les yeux sur les limites de la représentation de la rationalité dont nous discutons ici.

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noteficherationalite9

Un optimum de Pareto est une situation où l'augmentation du bien-être de certains individus impliquerait la réduction du bien-être d'au moins un autre individu.

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noteficherationalite10

Voir la fiche Wikipédia sur les théorèmes du bien-être.

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