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FICHE La rationalité de l'homo economicus : une hypothèse infondée
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La rationalité de l'homo economicus : une hypothèse infondée
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L’économie néoclassique suppose fondamentalement que l’individu est rationnel – dans un sens qui est spécifique à cette doctrine – et qu’il se comporterait comme un « homo economicus ». Nous allons voir que cette hypothèse n’est pas vérifiée empiriquement et contredit l’essentiel des apports des autres sciences humaines et sociales. Elle est cependant utilisée couramment dans les modèles des grandes institutions et plus généralement pour « démontrer » plusieurs résultats dont celui de l’équilibre, de l’efficience et de l’optimum des marchés. Cette rationalité n’étant pas vérifiée, ces conclusions ne tiennent pas. La rationalité de l’homo economicus : définition et critiques L'homo economicus est une représentation de l’agent économique dans la théorie néoclassique qui serait capable :
En termes simples, l’homo economicus, ce curieux bipède, ne penserait qu’à son propre intérêt et n’agirait que pour l’optimiser sur toutes les échelles de temps, en intégrant toutes les informations dont il dispose…Lisons Richard Thaler : « Un magasin d’alimentation de taille moyenne propose à la clientèle des millions de combinaisons d’articles et de produits susceptibles d’entrer dans le budget d’une famille. Celle-ci va-t-elle vraiment choisir la meilleure d’entre elles ? Sans oublier que nous devons faire face à des problèmes bien plus ardus que le choix d’un produit : celui d’une carrière, d’un prêt immobilier, d’un conjoint, par exemple. Compte-tenu du taux d’échec que l’on observe dans l’ensemble de ces domaines, il paraît difficile de défendre l’idée que tous ces choix sont réellement optimaux. » 1.1 Les grands principes de la rationalité en économie La micro-économie néoclassique formule mathématiquement le comportement de rationalité via 2 axiomes : transitivité et complétude.
Insistons sur le fait que cette définition de la rationalité est très spécifique. Il y a bien d’autres définitions. Trois remarques s’imposent. On peut dire d’un être rationnel qu’il est celui qui ne « fait rien sans raison » ou qu’il prend des décisions argumentées. Mais cette définition n’implique en rien des capacités d’analyse et d’optimisation telles que celle de l’homo economicus. On peut dire aussi (c’est la conception de rationalité limitée de Herbert Simon Ne pas accepter l’hypothèse selon laquelle nous serions des homo economicus ne signifie cependant pas que nous soyons soumis uniquement à nos passions inconscientes, incapables de défendre nos intérêts ou incapables de discernement. Cette remarque est évidente mais doit être rappelée car l’économie politique du libre marché est généralement présentée comme s’adressant à des êtres humains responsables et rationnels et opposée à une économie politique « interventionniste » qui voudrait faire le bonheur des citoyens contre leur gré, ce qui n’est pas le cas. Ces caricatures par les économistes de la rationalité doivent être rappelées pour préciser que notre critique porte ici sur la conception très spécifique de la rationalité retenue par les économistes « néoclassiques ». Il y a donc deux niveaux de critiques face à ce postulat de rationalité :
Avant d’évoquer les tentatives de tests empiriques de cette hypothèse, mentionnons le fait qu’identifier l’homme à un homo economicus c’est abandonner l’idée que l’être humain est au contraire capable d’amour désintéressé, de générosité et de don de soi. C’est ce que montre, entre autres, le livre de Jacques Lecomte, spécialise de psychologie sociale.
L’hypothèse de rationalité au sens « d’optimisation de ses intérêts sous contrainte budgétaire » n’est pas validée par les études des psychologues sociaux. Elle ne prend pas compte le fait que les décisions des agents économiques ne sont pas indépendantes des sphères juridiques, institutionnelles, politiques et culturelles L’économie comportementale, branche de l’économie dont deux des chefs de file, Daniel Kahneman Et en effet ces expériences ne confirment pas ce que prédirait la théorie de l’homo economicus. Les exemples sont nombreux. Nous nous limiterons à un seul, le jeu de l’ultimatum, qui se joue de la manière suivante : une première personne (joueur A) se voit attribuer une certaine somme d'argent, et doit décider quelle part elle garde pour elle et quelle part elle attribue à une seconde personne (joueur B). La seconde personne doit alors décider si elle accepte ou refuse l'offre. Si elle la refuse, aucun des deux individus ne reçoit d'argent. Si les joueurs agissaient comme des homo economicus, le joueur B devrait accepter toute offre supérieure à zéro de la part du joueur A, et le joueur A, anticipant la réponse du joueur B, devrait faire la plus petite offre positive possible. Ces deux prédictions ne sont pas vérifiées par les expériences. 2.1 L’homo economicus propose une image déformée de l’être humain Retenons que non seulement l’hypothèse de l’homo economicus est simpliste mais qu’elle est fausse et ne peut prétendre à représenter même de manière simplifiée les comportements des agents économiques. En résumé, l’homo economicus propose une image déformée de l’être humain. Que nous disent les autres sciences humaines et sociales ? Citons Gilles Rotillon, qui parle du « monde si simple de Jean Tirole » dans un article paru en 2015 (un an après que Jean Tirole a reçu le prix Nobel d’économie) : « La science économique ne peut devenir une science comportementale qu’en réduisant l’homme à peu de chose et le « comportement » à presque rien. Or l’anthropologie, la psychologie ou la linguistique nous apprennent que l’être humain n’existe pas indépendamment de la société où il vit ; et ce avant même de naître, car « la première condition pour qu’un bébé devienne une personne est que ses parents le considèrent comme telle ». Le philosophe Gilbert Simondon montre que la formation de l’individu ne relève pas du simple déploiement d’une personnalité potentielle innée, mais suppose l’existence préalable de toute la société. Quant aux sciences cognitives, elles nous invitent à considérer que la biologie de l’être humain le rend plutôt soumis à ses appétits et à vouloir toujours plus. Nous voilà bien loin du portrait d’un calculateur omniscient … Rationalité et efficience des marchés : des modèles mathématiques sans fondement solide L’hypothèse de rationalité permet aux économistes néoclassiques de faire des modèles mathématiques. En effet les comportements ainsi « idéalisés » s’expriment mathématiquement et permettent des calculs. On pourrait penser que ces travaux théoriques ne portent pas à conséquence et ne concernent que quelques spécialistes. Mais la réalité est plus dérangeante et ce pour deux ensembles de raisons : 1. Cette formalisation est en effet employée dans des modèles mathématiques, dont ceux qui sont utilisés par les grandes institutions internationales (la BCE, le FMI, l’OCDE, la Banque mondiale, les ministères des finances des pays de l’ OCDE etc.) pour faire des prévisions et simuler des politiques publiques (comme par exemple pour la BCE sa politique monétaire). Ces modèles comportent bien d’autres hypothèses et postulats que celle de l’homo economicus. Mais ne serait-ce que par ce qu’ils reposent sur une telle déformation, leurs résultats ne peuvent être considérés comme probants. Il est souvent rétorqué qu’il est préférable d’avoir des modèles simplifiés (et faux) que pas de modèle du tout. Mais d’une part il est dangereux de prendre des décisions sur des « éclairages » qui ne donnent pas la bonne direction ; chacun connaît l’histoire de l’ivrogne qui cherche ses clés sous un lampadaire, non parce qu’il les y a perdues mais parce que c’est là qu’il y a de la lumière… D’autre part, les économistes qui s’appuient sur ces modèles n’explicitent pas leurs limites ; or, ils sont si complexes qu’il est difficile à un citoyen ordinaire de les comprendre. Il y a donc là une forme d’abus de pouvoir (de la part de ces économistes), qui consiste de fait à faire autorité sur des bases « scientiformes » car mathématisées mais sans fondement empirique solide. 2. Les économistes néoclassiques prétendent avoir démontré l’efficacité du marché de concurrence libre et parfaite et qu’il conduit à un « optimum de Pareto ».
Ces démonstrations reposent sur de nombreuses hypothèses héroïques (voir module marché). Mais pour se limiter à notre propos, ces démonstrations supposent des agents économiques se comportant comme des homo economicus. Cela suffit pour invalider les conclusions. Malheureusement les étudiants à qui les outils d’analyse critique ne sont pas nécessairement donnés lors de ces présentations ni dans les livres de microéconomie peuvent rester impressionnés par ces soi-disant démonstrations au formalisme d’apparence rigoureux. |