La valeur-utilité, concept central de l'économie néoclassique
La question de la source de la valeur d’un bien ou d’un service a longtemps été centrale en économie. Pour les économistes classiquesnoteficheutilite2 et marxistes ce qui fait la valeur d’un bien ou d’un service, c’est la quantité de travail qu’il a nécessité pour sa production. Les économistes marginalistes (qu’on appellera ici néoclassiques) considèrent cette valeur (dont ils déduisent le prix) comme étant la mesure du désir qu'un agent économique éprouve pour ce bien ou ce service. C'est une appréciation subjective, individuelle, liée aux préférences de la personne compte tenu de sa situation actuelle.
Plus précisément, ce qui fait la valeur pour ces économistes c’est la notion d’utilité marginale. Pour prendre l'exemple bien connu du verre d'eau, un homme assoiffé dans le désert est prêt à payer une fortune pour un verre d'eau, un peu moins pour le deuxième quand il s'est déjà abreuvé, encore moins pour le troisième, etc., et ce indépendamment de sa valeur de production. La théorie néoclassique adopte cette conception de la valeur comme liée à l'utilité dégagée par la dernière unité échangée. La formation des prix ne dépend alors plus pour eux que de cette utilité marginale.
Cette théorie de la valeurnoteficheutilite3 irrigue toute l’économie néoclassique. Les agents économiques sont supposés rationnels, c’est-à-dire maximisant leur fonction d’utilité (l’utilité pouvant se représenter par une fonction mathématique), sous contrainte budgétaire. Cette fonction ne s’observe pas, ne se mesure pas, mais reste omniprésente dans les raisonnements.
1.1 La représentation mathématique de la fonction d’utilité
La théorie micro-économique noteficheutilite4 représente mathématiquement, par une fonction d’utilité, les préférences des agents économiques (préférences individuelles qui sont la source de leurs décisions noteficheutilite5) et fait des hypothèses sur les propriétés (mathématiques) de cette fonction. noteficheutilite6 A noter que cette fonction d’utilité peut être intertemporelle et supposée représenter les préférences des agents économiques entre plusieurs options (paniers de biens ou arbitrage consommation loisir) sur une durée potentiellement infinie.
La théorie micro-économique en dérive ensuite une série de résultats (dont ceux du Prix Nobel noteficheutilitenobel Gérard Debreu noteficheutilite3), comme, par exemple, la démonstration de l'existence d'un équilibre concurrentiel qui est toujours aujourd'hui le fondement de nombreuses études d'économie théorique et appliquée). Mais ces résultats dépendent fondamentalement de cette conception et bien sûr aussi de toutes les hypothèses supplémentaires faites. Ils sont donc aussi discutables que cette conception de la valeur et de l’utilité !
Nous renvoyons à une autre fiche la discussion sur la supposée rationalité des agents économiques. ficherationalite
La théorie de la valeur-utilité ignore la Nature
À partir de la conception microéconomique de la valeur que nous venons de rappeler, les économistes néoclassiques ont justifié une théorie du bien-être social, agrégation de l’utilité des agents économiques (supposée représenter leur degré de satisfaction). Cette vision individualiste de la société et de ce qui pourrait caractériser son optimum social a fait couler beaucoup d’encre sur le terrain de la justice sociale.noteficheutilite7
Nous nous limiterons ici à remarquer qu’elle ignore la Nature et la pression que l’humanité exerce sur elle. Si le bien-être social repose uniquement sur la satisfaction des individus, symétriquement les coûts économiques (voir fiche Qu’est-ce qu’un coût ? fichecout), ne sont par définition que des pertes d’utilité : les prélèvements sur la Nature, voire sa destruction, ne sont donc des coûts économiques que s’ils créent une perte d’utilité. Or, ceci n’est pas nécessairement le cas à un instant donné : détruire un espace vierge qui n’est pas utilisé ne coûte rien ! Plus important encore, une destruction de nature qui apporterait plus d’utilité qu’elle n’en réduirait, est considéré, dans cette conception de la valeur, comme accroissant le bien-être social. C’est ainsi que sont rationalisées les décisions publiques dans l’analyse coûts-bénéfices.noteficheutilite8
Pour un économiste néoclassique, la meilleure approximation du coût pour la collectivité c’est la perte de PIB noteficheutilite9 (le PIB étant souvent considéré comme une mesure approximative du bien-être social). Dès lors il est rationnel de détruire la Nature pour améliorer ce bien-être et anti-économique de la conserver si cela se fait au détriment du PIB.
1.2 L’environnement comme composante extérieure au raisonnement économique
S’il s’intéresse à l’environnement, l’économiste néoclassique le fait dans le cadre de son modèle de référence. L’environnement est une externaliténoteficheutilite10, positive ou négative, c’est-à-dire une composante extérieure au raisonnement économique ; pour la réintégrer au raisonnement il faut passer par l’utilité. Les questions qu’il se pose sont les suivantes : quelle est l’utilité (= la valeur) pour le consommateur d’un environnement sain ou équilibré (versus un état où il est pollué ou détruit, partiellement ou totalement) ? Quel est son consentement à payernoteficheutilite11 pour qu’il le reste ou le redevienne éventuellement ? Plus précisément, cette deuxième question sera reformulée ainsi, car notre économiste est marginaliste : quel est le consentement à payer de notre consommateur pour une amélioration incrémentale de l’état de l’environnement ? Cela donnera alors un prix à l’action de restauration incrémentale considérée. Si le marché ne produit pas d’action à ce prix, l’État aura à cœur de pallier cette défaillance de marché (voir module marché) par une taxe (qui augmente le coût pour le pollueur) ou une subvention (qui réduit le coût pour le dépollueur).
Ce courant de pensée (tentant de réintégrer l’environnement dans l’analyse économique néoclassique) a été initié par Arthur Pigou, à qui on doit la notion d’écotaxe. Il a été enrichi par l’apport de Ronald Coase noteficheutilite12 et d’autres économistes à l’origine des quotas échangeables noteficheutilite13 (Crocker en 1966, qui discute de leur application à la pollution de l'air, et Dales en 1968 qui propose cet instrument pour limiter la pollution de l'eau).
Les discussions relatives aux avantages et inconvénients de ces ceux mécanismes (taxe ou quota) sont nombreuses noteficheutilite12. Nous insistons ici sur le fait que, dans les tous cas, ce courant néoclassique prend comme postulat de départ la théorie de la valeur-utilité. Il en résulte une limitation profonde des conclusions qui sont tirées : elles ne tiennent pas compte des limites planétaires, et du coût pour l’espèce humaine du dépassement de ces limites. Le raisonnement marginaliste nous aveugle sur ce que sont nos vrais coûts : non pas des limites ou des frustrations de nos désirs , supposés rationnellement illimités, mais la destruction des ressources écologiques et des conditions d’habitabilité de notre planète ! Ce raisonnement nous conduit donc à méconnaître la valeur infinie pour notre espèce de ces conditions et à lui préférer l’infini de nos désirs !
Les fonctions d’utilité dans les modèles macroéconomiques : des hypothèses totalement irréalistes noteficheutilite14
À partir des années 1980, l’angle de l’offensive intellectuelle des économistes néoclassiques contre la macroéconomie keynésienne est celle de son absence de microfondations. Pour les économistes néoclassiques, la macroéconomie doit dériver de la microéconomie et du comportement des agents individuels.noteficheutilite15 En conséquence, ils disqualifient les modèles macroéconomiques qui utiliseraient des équations agrégées non microfondées. L’arrière-plan idéologique est toujours le même : seuls existent des individus, il n’y a pas d’autonomie du social et même les institutions doivent s’interpréter comme dérivant de choix individuels. De la même manière, des résultats macroéconomiques (le chômage, l’inflation, les déficits commerciaux, …) ne peuvent résulter que de décisions individuelles.
Pour faire ce lien, les macroéconomistes noteficheutilite16 utilisent alors des fonctions d’utilité, fondant ce qui s’appellera la nouvelle macroéconomie noteficheutilite17. Naissent alors les modèles dits RBC noteficheutilite18, puis d’équilibre général, DSGE noteficheutilite19, qui sont toujours utilisés par les grandes institutions - même si la crise de 2008-2009 leur a porté un coup sévère noteficheutilite20 du fait de leur incapacité à l’avoir vue venir.
Dans un premier temps, les macroéconomistes simplifient la représentation mathématique de l’économie par le biais d’un seul agent représentatif noteficheutilite21 maximisant une fonction d’utilité et supposé représenter l’ensemble des agents économiques. Cette simplification pose évidemment de multiples problèmes : ces modèles ne rendent pas compte des inégalités sociales et plus généralement de la diversité des préférences des consommateurs. Il ne s’agit cependant pas juste d’une difficulté technique ou mathématique. La question de l’agrégation des préférences et de leur représentation sous forme d’une fonction de demande pose en fait des problèmes insolubles, bien exposés par Steve Keen noteficheutilite1 et Bernard Guerrien.
Outre cette première simplification, les modèles doivent faire l’hypothèse des anticipations rationnelles (voir encadré). Non seulement l’incroyable diversité des agents économiques est ramenée à un seul modèle de comportement, mais en plus ce modèle est à l’évidence totalement irréaliste.
La théorie des anticipations rationnelles
C’est l’économiste Robert Lucas qui a popularisé en 1972 noteficheutilite22 le concept d’anticipations rationnelles, introduit par l’économiste John Muth en 1961, puis développé par Thomas Sargent et Neil Wallace. L'idée est que les agents seraient capables de tirer parti de toute l'information disponible pour anticiper, de sorte qu'en moyenne, ils ne se tromperaient pas. Autrement dit, ils seraient capables d’estimer (en moyenne) les grandeurs économiques futures comme si elles étaient déterminées par les informations connues, qu’ils seraient supposés connaître. Cette théorie est évidemment totalement irréaliste, comme l’explique l’économiste Gaël Giraud :
Certes les économistes néoclassiques ne croient pas que tout le monde connaît à l’avance le degré d’enneigement à Chamonix durant la première quinzaine de février 2020. Ils sont plus subtils que cela. Ils croient que le prix de la remontée mécanique sur les pistes à cette période peut être déduit, si l’on est suffisamment malin, par exemple des obligations météo qui protègent contre le risque d’une insuffisance de neige dans les Alpes, en 2020… Folie plus soft en apparence, mais qui n’en reste pas moins de la folie. Car, dans ce monde où les prix de marché sont supposés transmettre à tout instant toute l’information pertinente, il suffit bel et bien d’observer les prix d’aujourd’hui pour en déduire l’avenir.noteficheutilite23
Notons ici que le très célèbre modèle DICE, utilisé par le prix Nobelnoteficheutilitenobel William Nordhaus noteficheutilite24 pour évaluer les impacts économiques du changement climatique, utilise aussi une fonction d’utilité intertemporelle, en s’appuyant sur le modèle de l’économiste Ramsey noteficheutilite25, lui aussi très célèbre. Dès lors, on peut considérer que le cœur du modèle DICE est complètement irréaliste et qu’il ne peut donc prétendre à représenter même de très loin l’évolution de la réalité économique. D’autres critiques fondamentales sont évoquées dans le post cité ci-dessus. Mais celle relative à la fonction d’utilité est fondamentale.
L’impasse méthodologique de la fonction d’utilité
La fonction d’utilité pose au moins quatre problèmes fondamentaux :
- Que ce soit au niveau microéconomique ou macroéconomique, une fonction d’utilité n’est pas observable. Il est donc impossible d’en déterminer la forme empiriquement. Pratiquement, les économistes utilisent des fonctions qui ont certaines propriétés mathématiques noteficheutilite26, dont l’apparent bon sens ne doit pas cacher qu’elles ne sont en rien fondées sur des expériences. C’est même l’inverse : les tests d’économie expérimentale montrent plutôt que ces propriétés ne sont pas respectées.
- Plus généralement, l’hypothèse de rationalité ficherationalite est fortement remise en cause par tous les travaux d’économie expérimentale et de psychologie appliquée.
- L’agrégation des préférences individuelles posent de redoutables problèmes. Ils ont été identifiés par Kenneth Arrow dans son théorème d’impossibiliténoteficheutilite27 et ressortent aussi des travaux menés au sein même de la tradition néoclassique. En 1975, dans une célèbre série d’articles, Hugo Sonnenschein, Rolf Mantel et Gérard Debreu noteficheutilite28 prouvent que la demande nette globale (sommation des demandes nettes individuelles) peut avoir une forme mathématique quelconque. Il est alors impossible de déduire, à partir des comportements maximisateurs des entreprises et des ménages, des conditions sur la forme (mathématique) de leur fonction de demande nette globale. L’économiste Andreu Mas-Colell obtiendra plus tard le même type de résultat pour la fonction de production. noteficheutilite29 Au total cela signifie qu’il n’est pas possible de donner un sens concret à une fonction d’utilité agrégée ; elle sera toujours une abstraction éventuellement utile techniquement mais pas plus…
- Comme on l’a vu plus haut, utiliser la fonction d’utilité dans des choix inter temporels, via la théorie des anticipations rationnelles, relève clairement du déni de réalité. En aucun cas un être humain ne raisonne ainsi ni n’est capable de le faire.
L’usage de fonctions d’utilité dans les modèles et représentations macroéconomiques repose sur la volonté idéologique de ramener la macroéconomie à l’agrégat de décisions individuelles. Or, la macroéconomie ne peut se ramener à la microéconomie ne serait-ce que parce qu’il n’est pas possible de déduire des fonctions agrégées d’utilité, de demande et de production à partir des fonctions individuelles correspondantes.
Même si l’impasse méthodologique est évidente, elle n’est pas encore suffisamment reconnue. Certes, certains économistes réputés comme l’ancien chef économiste de la Banque Mondiale, Paul Romer noteficheutilite30 , Nicolas Stern noteficheutilite31, Steve Keen noteficheutilite32, Gaël Giraud noteficheutilite33 et, avant eux, Bernard Guerrien noteficheutilite34, ont tiré la sonnette d’alarme avec vigueur et arguments solides. Mais cela ne suffit pas encore, comme le montre malheureusement les travaux sur les effets économiques du changement climatique qui sont gravement sous-estimés.ficheclimatcroissance
Il est temps de cesser de croire aux conclusions de modèles qui reposent sur des représentations aussi éloignées du réel que ces fonctions d’utilité, individuelles ou agrégées.
Il est temps de refonder nos concepts de coût et de valeur, qui justifient implicitement la destruction de la Nature et en sous-estiment fondamentalement les conséquences pour les générations actuelles et futures.