La fable des abeilles : l’origine de l’homo economicus

  • Par Marion Cohen et Alain Grandjean
  • Mis à jour le 30 septembre 2020

La Fable des abeilles 1, est une fable politique de Bernard Mandeville (1670-1733), parue en 1714. La morale de la Fable des abeilles a été résumée en une phrase célèbre : les vices privés font le bien public,2 profondément transgressive lors de la publication du livre. Pour Mandeville, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, libère les appétits et apporte ainsi une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Il est donc l’un des précurseurs de la théorie du ruissellement, et du concept d’homo economicus rationnel.

Résumé et analyse de la Fable des abeilles

Comme le résume Dany-Robert Dufour 3, cette fable « raconte l’histoire d’une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices, la cause de sa prospérité tenant précisément à ce que tous ses habitants sont peu ou prou voleurs. Hantés par la culpabilité, ils décident de devenir honnêtes. Dès lors, les (très nombreuses) activités qui vivent du malheur d’autrui disparaissent, et la ruche dépérit. Le message est clair : pour faire le bonheur de vos concitoyens, soyez malhonnête et débarrassez-vous de tout scrupule… »

(Vous pouvez consulter le texte complet de la fable des abeilles et la télécharger en pdf sur Wikisource.)

Aux yeux de Dany-Robert Dufour 4, cette fable explicite un tournant dans l’histoire occidentale. Bien loin d’être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l’emprise d’une nouvelle religion conquérante, le Marché, fonctionnant sur le principe mis au jour par Bernard Mandeville.

Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les drogues, la cupidité, etc. contribuent finalement « à l’avantage de la société civile » . « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ».

Il fait du vol une source possible de vie économique : « Si l’on vole 500 ou 1 000 guinées à un vieil avare qui, riche de près de 100 000 livres sterling, n’en dépense que 50 par an, (…) il est certain qu’aussitôt cet argent volé, il vient à circuler dans le commerce et que la nation gagne à ce vol. Elle en retire le même avantage que si une même somme venait d’un pieux archevêque l’ayant léguée au public ».3

Selon Mandeville, les actions des hommes ne peuvent pas être séparées en actions nobles et en actions viles : les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire. Un libertin agit par vice, mais « sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc. ». Donc la rapacité et la violence du libertin profitent à la société en général.

Portée de la fable des abeilles : théorie du ruissellement et économie libérale

L’idée selon laquelle les « vices privés font le bien public » a inspiré nombre d’auteurs dont Adam Smith (1723-1790) qui réaffirme le principe de base de Mandeville en le débarrassant de sa dimension sulfureuse et provocatrice. Dans La Richesse des nations 4, il remplace le mot « vice » par l’« amour de soi » (self-love). C’est sa célèbre phrase bien connue : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu’il faut espérer notre dîner, mais de leur propre intérêt ».

De même, on peut voir l’héritage de Mandeville dans la Vertu d’égoïsme (1964) d’Aynd Rand, philosophe dont les écrits ont eu et continuent d’avoir une grande influence sur les conservateurs et les tenants du libéralisme et de l’ultralibéralisme aux Etats-Unis. Friedrich Hayek (1899-1992) 5 voit d’ailleurs en Mandeville un précurseur du libéralisme économique.

Plus généralement, on peut dire que l’ensemble de la littérature économique qui adopte une représentation de l’être humain comme un « homo economicus » calculateur « rationnel », se comportant de sorte à maximiser son intérêt (appelée « utilité ») ), est l’héritière de Mandeville.

L’« homo economicus » (aussi parfois écrit « homo oeconomicus ») est à la base des théories néo-classique en économie. Ce concept permet notamment aux économistes qui l’adoptent de traduire les comportements humains en équations simples et ainsi de faciliter la modélisation mathématique de l’économie.