Les enjeux et l’histoire de la classification des biens
L’enjeu de ces distinctions n’est pas théorique : il est clef pour la sauvegarde de ces biens et leur gestion la plus adaptée. Et les différentes options imaginées font l’objet de vives et légitimes polémiques, souvent sur fond idéologique : les tenants de la marchandisation poussent à la privatisation des biens naturels, d’autres poussent à leur nationalisation , certains enfin font comme si ces biens étaient infinis.
Commençons par un rapide rappel de l’histoire de ces notions. À la naissance de l’économie politique et de sa formalisation au 18è siècle, l’attention des économistes s’est d’abord portée sur les marchés sur lesquels s’échangent des biens privés (appartenant à une personne physique ou morale). Le droit de la propriété et des contrats est d’ailleurs une condition essentielle du développement de l’économie de marché.
À mesure que l’État s’est affirmé comme acteur économique, les économistes se sont intéressés aux biens publics (gérés par une administration publique). Paul Samuelson est le premier économiste à formaliser la distinction entre biens privés et biens publicsbiens1, en 1954. L’époque est aux choix entre nationalisation et privatisation, et les travaux des économistes concernent surtout les infrastructures et secteurs publics (comme les réseaux ferroviaires par exemple). En 1965, James Buchanan introduit et explore la notion de biens de club.biens2
1.1 Garret Hardin et la tragédie des communs
En 1968, l’économiste Garret Hardin produit un essai très remarqué, The Tragedy of the Commons, publié dans Science. Il souhaite démontrer qu’une gestion laissée à des acteurs rationnels ne peut conduire qu’à sa destruction. Il imagine une prairie commune où plusieurs éleveurs font paître leurs troupeaux. Chaque éleveur, en bon homo economicus ficherationalite, cherchant à maximiser son profit, ajoute de plus en plus de bétail. Bien que cela soit rationnel pour chaque individu, l'accumulation collective conduit à la surexploitation de la prairie. La ressource finit par être détruite, au détriment de tous. Hardin utilise cette métaphore pour montrer que, sans régulation, les biens communs (comme les océans, les forêts ou l'atmosphère) risquent d'être dégradés. Il conclut que des solutions comme la privatisation ou la régulation collective sont nécessaires pour éviter cette tragédie.
1.2 Elinor Ostrom et la gestion collective des biens communs
Elinor Ostrom, socioéconomiste qui a eu le Prix Nobel d’économie en 2009biens3, a joué un rôle majeur dans l'analyse des biens communs. Elle a montré que des communautés pouvaient gérer ces ressources de manière durable, sans intervention étatique ni privatisation. Elle a inventorié une série de règles que les communautés respectent pour cela (voir encadré ci-dessous).
Elinor Ostrom et les huit principes de gestion des communs
1. Les limites des communs et les conditions d'accès aux ressources doivent être clairement définies. La communauté bénéficiaire doit être limitée, autrement la ressource risque d’être exploitée par tout le monde.
En tant que commoner, je sais reconnaître les ressources dont je dois prendre soin et les personnes avec qui je partage cette responsabilité. Les ressources des communs sont celles que nous créons ensemble, que nous protégeons comme des dons de la nature, ou celles que tout le monde peut utiliser.
2. Il n’y a pas d’approche type pour gérer les communs. Les règles doivent être établies et adoptées par la communauté locale, en prenant en compte les besoins écologiques de la région.
Nous utilisons les ressources communes que nous créons et celles dont nous prenons soin. Nous utilisons les moyens (temps, espace, technologie, quantité d’une ressource) disponibles dans un contexte donné. En tant que commoner, je suis convaincu de la proportionnalité du rapport entre mes contributions et les avantages que je reçois.
3. La prise de décision doit être participative. Les gens ont plus tendance à suivre les règles qu’ils ont contribué à mettre en place. Il est donc crucial d'impliquer le plus grand nombre dans le processus décisionnel.
Nous établissons ou modifions nos propres règles et décidons nous-mêmes de nos engagements ; et chaque commoner peut participer à ce processus. Nos engagements visent à créer, à maintenir et à préserver les communs dans le but de répondre à nos besoins.
4. Les communs doivent être supervisés et surveillés. Les communautés doivent pouvoir s'assurer du respect des règles mises en place. Chaque membre de la communauté doit engager sa responsabilité et répondre de ses actions.
Nous nous assurons nous-mêmes du respect de ces engagements, et parfois nous demandons à ceux en qui nous avons confiance de nous aider à atteindre cet objectif. Nous réévaluons constamment la pertinence et l’utilité de nos engagements.
5. Les sanctions doivent être graduelles en cas de non-respect des règles, par exemple par des avertissements, amendes etc. Ostrom a en effet remarqué que bannir les personnes en infraction suscite et nourrit généralement le ressentiment.
Nous élaborons les règles appropriées pour gérer les violations. Nous déterminons la légitimité de la sanction et son type selon le contexte et la gravité de l’infraction.
6. La résolution des conflits doit se faire au sein de la communauté, et chaque membre doit avoir accès facilement aux modes et processus de résolution.
Chaque commoner doit disposer de l’espace et des moyens nécessaires à la résolution du conflit. Nous œuvrons à résoudre les conflits entre nous, d’une manière accessible et directe.
7. Les communs doivent avoir un statut légal, reconnu et respecté par les autorités locales, d’où l’importance du droit d’organisation.
Nous décidons de notre réglementation, et les autorités extérieures le respectent.
8. Chaque commun s'inscrit dans un réseau plus large. Si certains peuvent être gérés à l’échelle locale, d’autres ont besoin d’une plus grande coopération régionale. Par exemple, un réseau d’irrigation peut dépendre d’une rivière, dans laquelle d’autres communautés puisent également.
Nous réalisons que chaque commun fait partie d’un grand tout. Ainsi, une meilleure coordination de la gérance et une coopération plus large requièrent l’engagement de diverses institutions, travaillant à différentes échelles.
Extrait de Derek Wall, Elinor Ostrom's Rules for Radicals - Cooperative Alternatives beyond Markets and States, Pluto Press, 2017.
Exclusivité et accès : une typologie complète des biens sociaux
Deux attributs caractérisent un bien social, quel qu’il soit, et permettent d’établir une typologie complète des biens sociaux :
1) Le caractère exclusif, ou non, de sa consommation. L’usage d’un bien est considéré comme exclusif lorsque le fait qu’une personne le consomme en prive autrui. Manger de cette poire empêche son voisin d’y goûter. En revanche, écouter un concert en plein air n’empêche personne d’apprécier à son tour la musique qui s’y joue. Les économistes emploient aussi l’adjectif rival pour exclusif.
2) Le fait qu’il soit en accès libre, ou non. Il est difficile d’interdire la pêche sur les océans de la planète, de sorte qu’on peut considérer que les poissons qui peuplent nos océans sont en libre accès. En revanche, pour pouvoir participer à un réseau d’échecs, vous devez, le plus souvent, vous acquittez d’un droit d’entrée.
Si l’on croise ces deux critères — exclusivité et accès—, on obtient alors une typologie de quatre familles de biens :
a) Les biens privés sont ceux dont la consommation est exclusive et l’accès peut être limité. Une pomme que j’achète sur l’étal d’un marchand de fruits est donc un bien privé, tout comme une voiture, un téléphone, un vêtement, etc. Bref, la grande majorité des biens de consommation courante.
b) Les biens publics sont ceux dont la consommation n’est pas exclusive et dont l’accès ne peut pas être limité. La lumière du soleil est un bien public (au moins pour quelques milliards d’années encore...).
c) Les biens de club ou biens tribaux sont ceux dont la consommation n’est pas exclusive mais dont l’accès peut être limité. Le fait de jouer aux échecs dans un réseau d’échecs n’empêche pas une autre personne d’y jouer, au contraire : il gagne un partenaire potentiel. En revanche, l’accès au réseau peut être rendu payant. Les biens tribaux numériques sont légion : le téléphone, Internet, les réseaux sociaux. Certains (Wikipédia, les logiciels libres, le copyleft, etc.) tentent de s’organiser comme des communs, réinventant de nouveaux rapports à la propriété par-delà la dichotomie privé/public.biens4
d) Enfin, les biens communs sont ceux dont la consommation est exclusive mais dont l’accès ne peut pas être limité. La pêche industrielle en eau profonde brise une série de chaînes trophiquesbiens5, ce qui provoque le déclin rapide de la faune halieutique dans toutes les mers et océans de la planète. On voit que cette notion s’applique aussi aux services écosystémiques communs : la régulation climatique profite à tout le monde, mais chacun, en émettant des gaz à effet de serre, dégrade cette régulation. Le climat ne peut pas être géré comme un bien public ni comme un bien privé.
On peut représenter ainsi cette classification des différents types de biens :
Biens publics, communs, privés, de club... Comment bien les différencier ?
Source The Other Economy
2.1 L’accès au bien est (le plus souvent) un choix
Avant d’aller plus loin, il est important de noter que les frontières entre ces quatre catégories ne s’imposent pas par nécessité naturelle. Pour de nombreux biens, l’accès ne les caractérise pas en tant que tels, mais résulte de l’organisation sociale et des rapports sociaux en œuvre. L’histoire des enclosures (voir encadré ci-dessous) a montré que des biens considérés comme communs par des groupes sociaux (en l’occurrence des paysans) pouvaient être privatisés (par d’autres groupes sociaux) par la force.
De la même manière, il est possible de gérer des biens communs en biens de club. Citons les coopératives d’énergie verte, les groupements partagés, les jardins collectifs, les clubs de pêche…
Petite histoire des enclosures
Les enclosures (ou clôtures en français) désignent le processus, par lequel, en Angleterre, des terres agricoles collectives ou communales furent clôturées et transformées en propriétés privées délimitées.
Au Moyen Âge, les terres agricoles étaient en grande partie cultivées de manière collective selon le système des open fields. Les paysans avaient accès à des parcelles dispersées et pouvaient également faire paître leurs animaux sur les terres communes (commons).
Dès le 16ᵉ siècle, avec la montée de l’industrie lainière, la demande de laine augmenta considérablement. Les propriétaires fonciers commencent à clôturer les terres communales pour y installer des pâturages pour les moutons, considérés comme plus rentables que les cultures céréalières. Sous les Tudor (notamment Henri VIII), des lois tentèrent de limiter ces pratiques, car elles provoquaient des tensions sociales et des déplacements de populations paysannes.
Aux 18ᵉ et 19ᵉ siècles, des centaines d’Enclosure Acts, ont été votées par le Parlement anglais, permettant la privatisation de vastes terres. Il s’agit en termes crus, d’une spoliation massive des paysans par les élites foncières, qui en tirèrent profit : des innovations comme la rotation des cultures nécessitaient une gestion centralisée des terres, ce que favorisaient les enclosures. L'agriculture devint plus productive et orientée vers l’export. La révolution industrielle en fut favorisée. Beaucoup de petits paysans furent expulsés de leurs terres, perdant leur accès aux commons. Ils durent soit devenir ouvriers agricoles, soit migrer vers les villes, alimentant ainsi la main-d'œuvre des usines naissantes.
2.2 Rivalité, congestion, et épuisement des biens
Le caractère exclusif ou non de la consommation d’un bien semble plus générique, mais ce n’est pas toujours si clair. Par exemple certains biens faiblement rivaux peuvent devenir rivaux à partir d'un certain niveau de consommation ; c'est le phénomène de congestion : une route est faiblement rivale tant que la circulation reste faible mais devient rivale lorsqu'elle devient trop fréquentée. Concernant les ressources naturelles, le caractère exclusif est lié à leur possible épuisement.
Les services numériques et les économies des plateformes montrent aussi la difficulté à dessiner des frontières précises entre le marchand et le non-marchand ; la gratuité du web conduit néanmoins à la création d’empires colossaux. Il y a donc bien des transactions de marchés, alors que les plateformes numériques ont les aspects d’un bien public (libre accès et non rivalité).biens6 Mais leur apparente gratuité cache d'une part, qu'internet est en l'état un bien de club (accès payant) et que les plateformes se font payer autrement (à travers l'exploitation des données des utilisateurs notamment).
La distinction en 4 types de biens montrent qu’il est possible (et souhaitable) d’imaginer des alternatives à l’habituelle confrontation privé/public.
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