Multiplicateur de dépenses publiques

  • Par The Other Economy
  • Mis à jour le 29 septembre 2020

Au cœur du débat politique sur les dépenses publiques, la question de leur impact sur l’activité économique, et sur les niveaux de déficit et dette est cruciale. Le mécanisme du multiplicateur budgétaire, théorisé par John Maynard Keynes (1883-1946) dans les années 1930, a été formulé pour répondre à cette question de l’impact des politiques budgétaires sur l’économie. De quoi s’agit-il ? Quels sont les critiques ? Que peut-on en dire aujourd’hui ?

Comprendre le multiplicateur budgétaire

Le multiplicateur budgétaire désigne le rapport entre la variation du revenu national et la variation des dépenses publiques.

Il s’agit de déterminer si un euro de dépense publique supplémentaire va générer une augmentation de l’activité économique égale, supérieure ou inférieure au montant de la dépense publique réalisée, et à quel horizon. Dès lors, il est possible d’évaluer l’impact d’une hausse de dépenses publiques sur la trajectoire de déficit et de dette publics (plus d’activité amenant plus de recettes via les prélèvements obligatoires et moins de dépenses sociales pour le chômage par exemple).

Le mécanisme du multiplicateur est relativement intuitif. Imaginons que l’Etat investisse 10 milliards dans la rénovation énergétique des bâtiments. Cette dépense publique constitue autant de revenus pour les entreprises de rénovation qui vont les utiliser pour payer leurs salariés et leurs fournisseurs. Ceux-ci dépenseront à leur tour ces revenus supplémentaires (en biens de consommation par exemple), créant ainsi une nouvelle demande pour d’autres entreprises. Et ainsi de suite, par vagues successives.

Ce mécanisme n’est cependant pas infini car plusieurs effets limitent à chaque vague le montant du revenu distribué.

  • Une partie des revenus peut être dépensée à l’étranger (importation) créant donc une hausse de l’activité mais en dehors du pays 1.
  • Une partie des revenus peut être épargnée et donc bloquer la circulation de l’argent, tant qu’il n’est pas réinvesti.

Il n’en reste pas moins que l’investissement public de 10 milliards a, par vagues successives, potentiellement provoqué une distribution de revenu supérieure au montant initial.

A noter que le multiplicateur budgétaire est sensé fonctionner dans les deux sens : une hausse de la dépense publique provoquant une hausse de l’activité économique et inversement, une baisse de l’investissement publique induisant au contraire un effet récessif.

Les principales critiques

Eviction de l’investissement privé par l’investissement public

Une première critique a été formulée dans le cadre des débats opposants Keynes et certains économistes tenant de la rigueur budgétaire dans les années 1920 et 1930 en Angleterre. C’est la théorie de l’éviction de l’investissement privé par l’investissement public que Winston Churchill, alors chancelier de l’Échiquier, a formulé ainsi « quand le gouvernement emprunte sur le marché de l’argent, il entre en compétition avec l’industrie, attire à lui des ressources qui autrement auraient été utilisées par le secteur privé et, ce faisant, il fait grimper le loyer de l’argent pour tous ceux qui en ont besoin » 2. Cette critique a été reprise dans la suite de Milton Friedman (1912-2006) dans les années 1960.

Keynes répond à cette assertion par deux arguments majeurs :

  • l’investissement ne dépend pas seulement du loyer de l’argent mais aussi et surtout de l’anticipation des entrepreneurs quant à l’évolution de leurs carnets de commande ;
  • en situation de dépression économique, l’épargne et la main d’œuvre étant abondantes, l’investissement public n’évince pas les investissements privés mais mobilise des ressources inutilisées, oisives.

Or, Keynes recommande de mener une politique budgétaire expansive précisément en période de ralentissement économique voire de dépression économique. L’efficacité du mécanisme multiplicateur dépend clairement du niveau d’utilisation des ressources productives (taux d’utilisation des équipements productifs et taux d’emploi).

Equivalence ricardienne entre dette publique et impôt

Une autre remise en cause du principe du multiplicateur budgétaire a été émise par l’économiste Robert J. Barro via la notion « d’équivalence ricardienne ». Il développe 3 l’idée selon laquelle il y aurait équivalence entre dette publique et impôt. Schématiquement, financer une dépense publique aujourd’hui par emprunt aurait le même effet pour les ménages qu’un impôt supplémentaire, car anticipant l’impôt futur, ils épargneraient aujourd’hui les sommes nécessaires pour payer l’impôt demain. L’emprunt exercerait donc, comme l’impôt, un effet d’éviction sur l’investissement privé.

L’intuition de cette théorie est attribuée à l’économiste anglais du 19ème siècle David Ricardo (1772-1823), d’où sa désignation par l’expression « équivalence ricardienne ». Si cette équivalence était en pratique vérifiée, il n’y aurait aucun effet à attendre d’une augmentation du déficit public sur l’activité économique. Mais elle repose sur des hypothèses complètement irréalistes 4 – dont l’idée selon laquelle les citoyens seraient des agents économiques « rationnels » , doués de capacité de calculs et d’anticipations que l’on peu qualifier de « surnaturelles » – et n’est pas validée de manière convaincante par les études empiriques.

Qu’en penser ?

Le multiplicateur budgétaire n’est pas, comme souvent en économie, une donnée directement observable

On peut tenter de l’approcher par des calculs théoriques comme le font par exemple les économistes d’obédience keynésienne qui ont cherché à représenter le « circuit » au plan mathématique pour essayer de quantifier l’effet multiplicateur 5. Il est également possible de développer des analyses empiriques pour voir les résultats de plans d’investissement public sur la croissance économique, étant bien entendu que d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte.

Le débat autour du multiplicateur budgétaire est central car il sert de soubassement à des décisions de politiques économiques majeures

C’est suite à la crise de 1929 et dans les années d’après guerre que l’outil budgétaire a été largement mobilisé par les gouvernements pour relancer l’économie. Jusque là, la pensée économique dominante suggérait qu’il fallait « laisser-faire, laisser-passer », en application de la loi de Say . A partir des années 1970, la tendance a plutôt été à la critique des dépenses publiques. Puis, suite à la crise de 2007-2008, de nombreux gouvernements lancèrent des plans massifs de sauvetage du secteur financier et de relance de l’économie. Cependant, ce renouveau des politiques de relance après plusieurs décennies d’oubli, fut de courte durée en Europe. Dès 2010, face à la montée des dettes publiques, les pays européens s’engagèrent dans des politiques de resserrage budgétaire (dites « d’austérité »), alors qu’au même moment les Etats-Unis laissaient filer leur déficit 6.

Les discours virulents contre ce qui est qualifié de « laxisme budgétaire » sont sous tendus par deux arguments économétriques

  • De hauts niveaux de dette publique se traduiraient par un effet récessif.

La « preuve » de cette affirmation a été apportée par un article de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) 7. Utilisé de façon récurrente dans les discours sur la nécessaire rigueur budgétaire, cet article concluait qu’une dette publique supérieure à 90% du PIB, se traduisait par une division par 2 de la croissance.

Or, dès 2013 d’autres économistes se penchant sur les travaux de Reinhart et Rogoff ont montré que leurs conclusions provenaient d’erreurs dans le traitement des statistiques !

Les politiques d’austérité : à cause d’une erreur excel !(Chaine Sciences étonnantes)

  • Le multiplicateur budgétaire serait largement inférieur à 1 : la baisse des dépenses publiques n’aurait donc pas d’effet récessif.

Une étude du FMI portant sur une quarantaine de pays entre 1970 et 2007 concluait, par exemple, que l’impact de mesures de relance budgétaire sur la croissance de la production serait en moyenne proche de zéro 8.

L’apparition d’effets récessifs après les décisions de resserrage budgétaire de 2010 dans les pays européens amena le FMI à se livrer à une sorte de mea culpa.

Le principal constat, basé sur des données concernant 28 pays, est que les multiplicateurs utilisés pour établir les prévisions de croissance sont systématiquement trop faibles depuis le début de la Grande Récession, l’erreur allant de 0,4 à 1,2, selon la source des prévisions et les spécificités de la technique d’estimation. Des indications informelles laissent penser que les multiplicateurs employés implicitement pour générer ces prévisions sont de l’ordre de 0,5. Les multiplicateurs réels pourraient donc être supérieurs et s’échelonner de 0,9 à 1,7

FMI – World Economic Outlook, 2012, box 1.1 p41-43

De nombreux travaux de recherche ont montré depuis que l’effet multiplicateur dépend à l’évidence de la situation économique d’ensemble : il est nettement plus fort en période de récession (voir référence dans l’encadré).

C’est une des conclusions d’une étude de l’OFCE sur les liens entre investissement publics et croissance : « En période de crise et, en particulier lorsque la politique monétaire atteint la borne zéro des taux d’intérêt, alors le multiplicateur augmente et atteint des valeurs plus élevées comprises entre 1,3 et 2,5. » 10